• Millers’ crossing, Joel & Ethan Coen, 1990

    Millers’ crossing, Joel & Ethan Coen, 1990

    Après le succcès de Blood simple, les deux frères Coen se perdirent un peu en 1987 dans un film d’assez peu d’intérêt, Raising Arizona. Ce film qu’on a oublié depuis. Quoique ce film vaille, il a, en tous les cas, rapporté pas mal d’argent ce qui allait assurer pour la suite des budgets relativement confortables pour continuer à tourner. En 1990 ils vont donc tourner Miller’s crossing qui est sans doute le plus hammettien des films des frères Coen. En effet il s’agit d’une adaptation de The class key, un des meilleurs romans de Dashiel Hammett avec The red Harvest. Evidemment ils n’ont pas avoué tout de suite leur source d’inspiration, c’est un peu comme Lawrence Kasan avec Double indemnity qui avait inspiré Body Heat. Mais ce n’est pas du tout un remake des films qui ont été tirés de ce roman – il y en a eu deux, l’une en 1935 par Frank Tuttle avec George Raft, et l’autre en 1942 par Stuart Heisler, avec un excellent Alan Ladd. En quelque sorte c’est la meilleure adaptation de cet ouvrage qui ait jamais été faite. Et en plus cela se passe approximativement à l’époque décrite dans le roman, l’époque de la prohibition. On voit donc une fois de plus que cette filiation volontaire est un retour aux sources. Le sujet tourne autour de la corruption et des rapports entre la politique et le monde du crime organisé, sur toile de fond d’une amitié trahie, donc d’une déception amoureuse. 

    Millers’ crossing, Joel & Ethan Coen, 1990 

    Johnny Caspar demande à Léo la permission de tuer Bernie 

    Leo, le caïd de la ville, reçoit Johnny Caspar, un chef de gang d’origine italienne. Celui-ci lui demande la permission de tuer Bernie Bernbaum qui l’a arnaqué à propos de paris sur un combat truqué. Mais Leo refuse, la raison essentielle est que Bernie est le frère de Verna qui est sa maîtresse. Johnny s’enflamme et dit que si c’est ainsi il se passera de son avis. Cette affaire emmerde Leo qui se fait critiquer par Tom, son homme de barre, qui lui dit qu’il va au devant de graves ennuis. Mais les ennuis ne sont pas que pour Leo. En effet, Tom couche aussi avec Verna, et en outre il doit beaucoup d’argent aux bookmakers. Joueur invétéré, il perd tout ce qu’il veut et tente malgré tout de conserver son indépendance en refusant que Leo paie ses dettes à sa place. De convaincre Tom de lui livrer Bernie, mais Tom refuse et se fait battre, il n’est sauvé que par l’arrivée de la police qui mange dans la main de Leo. Tom pour prouver que Verna est mauvaise, avoue à Leo qu’elle couche avec lui. Leo le vire avec pertes et fracas. Tom va se rapprocher de Johnny, au grand dam du Danois son homme de barre. Mais tandis que les tractations entre Tom et Johnny avancent, ce dernier monte en puissance. Il a tenté d’ailleurs de faire assassiner Leo, et va devenir le caïd de la ville en ralliant à lui le maire et le chef de la police. Pour prouver sa bonne foi, Tom doit livrer Bernie à Johnny, c’est ce qu’il fait. On lui demande de tuer cet arnaqueur à Miller’s crossing. Mais au dernier moment, il va reculer et le laisser partir. Alors que la guerre entre les deux gangs se poursuit, et que Tom est harcelé par ses créanciers, voilà Bernie qui revient en ville pour tenter de le faire chanter. Le Danois va contraindre Tom à retourner à Miller’s crossing, car il soupçonne Tom de ne pas avoir jouer franc jeu et de l’avoir laissé filer. Mais arrivé sur le lieu où il devait abattre Bernie, ils trouvent un corps qui parait être celui de Bernie. Tom est tiré d’affaire provisoirement. Il va se débrouiller pour faire porter les soupçons sur le Danois en faisant croire à Johnny que celui-ci le trahi. Enragé, Johnny va tuer le Danois. Tom est harcelé par la sœur de Bernie qui lui demande si son frère est toujours vivant. Il refuse de répondre, il va donner rendez vous chez lui à Bernie et à Johnny en même temps. Bernie va tuer Johnny, et Tom va tuer Bernie, organisant les lieux pour faire croire que les deux hommes se sont entretuer. Lors de l’enterrement de Bernie, Leo va proposer à Tom de revenir à son côté et s’excuser de l’avoir soupçonné. Il lui annonce également qu’il va se marier avec Verna. Mais Tom refuse, il préfère se séparer de son ami. 

    Millers’ crossing, Joel & Ethan Coen, 1990 

    Tom est préoccupé par les intentions de la vénale Verna 

    Evidemment si on attend de ce film que ce soit un énième film sur le crime organisé et la lutte entre gangs, on pourrait être déçu. Mais c’est un peu plus que ça, sauf que les luttes entre gangs poussent à leur paroxysme des rapports déjà difficiles entre les différents protagonistes. Ce n’est également pas un film sur un trio entre Leo, Tom et Verna. Celle-ci est seulement un enjeu de la rivalité et de la jalousie native entre les deux hommes. Tom est officiellement le meilleur ami de Leo et son rempart contre Verna et les agressions du gang ennemi. Il va tout faire pour qu’on croit à cette fable et sans doute pour y croire lui-même aussi. Tom est en réalité l’homme du ressentiment qui se trouve être un raté. D’ailleurs il perd toujours au jeu. Ce qui l’entraîne à jouer de son orgueil pour se donner l’image d’un homme indépendant et honnête. Il sauve en permanence les apparences d’un homme droit. Mais comme pour Johnny Carper, l’éthique et la droiture ne sont qu’un paravent pour continuer leurs combines. Il vient donc cette question : pourquoi Tom a-t-il besoin de baiser Verna alors qu’il sait celle-ci mauvaise et fourbe, elle ne s’en cache pas d’ailleurs ? La réponse doit être recherchée du côté de Tom. Il est amoureux de Leo, et en couchant avec Verna, il couche aussi un peu avec lui. D’ailleurs la démarche de Tom vise d’abord et principalement à empêcher que Leo se marie avec Verna. Certes celle-ci est un danger mortel, mais est-ce là la seule raison ? La fin de l’histoire, c’est que Tom a perdu sa bataille contre Verna, elle épousera Leo, et Tom s’en ira. La dernière scène est explicitement une scène de rupture amoureuse. Certains l’ont comparée à la scène finale de The third man quand Martins tente de retrouver Anna et que celle-ci lui tourne ostensiblement le dos[1]. Le parallèle est bon, cette sépration définitive intervient juste après un enterrement, et la manière de filmer est un peu la même, avec cette longue ligne droite qui probablement ne mènera nulle part. 

    Millers’ crossing, Joel & Ethan Coen, 1990

    Tom va être contacté par Bernie 

    Dans le duo que Tom forme avec Leo, ce dernier reste passif, donc toujours susceptible de tomber sous la coupe d’une femme. Il a beau savoir manier la mitraillette, il n’en est pas moins dévirilisé, retrouvant de temps à autre un peu de celle-ci pour battre Tom. Mais quand il lui colle une raclée, on remarque qu’il ne le fait pas faire par ses hommes de main, il s’y met lui-même, révélant l’ambiguïté de ses sentiments jusque dans ce moment. Ce duo renvoie à un autre duo, celui que forment Johnny et le Danois, ce dernier étant ouvertement homosexuel, il se fera mater par Johnny à coups de pelle. Cette symétrie renvoie à la guerre des gangs bien réelle qui opposa du côté de Chicago les Irlandais de Dean O’Banion aux Italo-Américains de Capone. Dans le film, Leo O’Bannion est opposé à Johnny Caspar. La ressemblance des patronymes est assez évidente il me semble, et les acteurs qui les incarnent sont choisis en conséquence. De ce point de vue, le reproche que certains ont adressé aux frères Coen sur la vraisemblance de leur histoire n’est pas juste. 

    Millers’ crossing, Joel & Ethan Coen, 1990

    Tom cherche un pari qui lui permettrait de se renflouer 

    Le personnage de Tom est des plus ambigus, et pas seulement dans ses relations avec Leo et Verna. Non seulement il ment comme il respire, non seulement il met en scène des combines scabreuses qui à tout moment risquent de le détruire, mais il se complait à recevoir des raclées. Il se fait tabasser tout le long du film. Quand ce ne sont pas les hommes de Caspar qui le dérouillent, c’est Léo, et si ce n’est pas Léo, ce sont les bookmakers à qui il doit du pognon. Ce qui nous fait dire que c’est bien là le but qu’il recherche, une punition pour ses insuffisances. C’est un loser, et donc un masochiste né. Il est comme l’autre face de Bernie qui masque son comportement suicidaire derrière une franche ironie. Tous les autres personnages sont bien plus traditionnels. Si Caspar est très prévisible, Leo lui est dans la peau d’un homme faible, doté d’une carapace dure, au fond c’est un faible qui voudrait qu’on l’aime. Verna a compris ça, mais le froid Tom se tient à l’écart. C’est donc dans l’ensemble un drame de la jalousie, Tom jalouse Verna, Bernie jalouse Tom, le Danois aussi qui y voit un rival devant son patron. 

    Millers’ crossing, Joel & Ethan Coen, 1990

    Les hommes de Capar veulent donner une rouste à Tom 

    C’est un film bourré de références cinématographiques, outre celle qu’on vient de rappeler à propos de The third main. Le film s’ouvre sur une séquence démarquée de la scène d’ouverture de The godfather, Leo recevant les doléances de Johnny dans la pénombre et lui demandant de temporiser. Ensuite, dans le générique, on verra un chapeau s’envoler au milieu des bois qui sont sans doute Miller’s crossing. Le chapeau sera d’ailleurs tout au long du film un hommage à Melville – référence que j’avais déjà signalé pour Blood simple. La manière dont les truands portent le chapeau, s’abritent derrière est évidemment une référence au Doulos et au Samouraï. Le chapeau est le symbole du mensonge et de la dissimulation, du double jeu en quelque sorte. Les deux scènes de descente de la police contre les speakeasies rappellent farouchement le même genre de scène qu’on trouve dans The racket de Lewis Milestone, non seulement dans sa logique, mais dans sa manière d’être filmée en plongée[2]. De même le traitement très particulier des couleurs qui est toujours un choix des frères Coen, fait encore penser à Melville, la photo excellente est due à Barry Sonnenfeld, futur réalisateur de blockbusters. Bien entendu les deux frères connaissent les codes du film noir, et si ce n’est l’ironie des dialogues, on pourrait le rattacher au cycle classique. Mais cette ironie n’en fait pas pour autant une simple parodie. Par delà cette forme de distanciation d’avec le sujet, et de ses côtés burlesques, il y a une mélancolie profonde qui se dégage de ce film. 

    Millers’ crossing, Joel & Ethan Coen, 1990

    Frankie enlève son manteau pour cogner Tom 

    Joel Coen, puisque semble-t-il c’est lui qui se trouvait aux manettes, aime les plans généraux, sans rechercher la profondeur de champ. Il l’utilise lors que la première visite de Bernie chez Tom, puis lors de la scène où Tom va se faire casser la figure par les deux gardes du corps de Johnny. Si le rythme est bon, il ne change pas beaucoup les angles de prise de vue, et les dialogues sont souvent encore filmés champ/contrechamp. A l’inverse de Melville, et même si les frères Coen mettent en scène des taiseux, ils s’appuient beaucoup sur les dialogues. Les scènes dans les bois utilisent d’excellents travellings. Et si les scènes de rafle sont bien filmées en plongée, les scènes d’action manquent un peu de jus. C’est le cas surtout de celle où le gang de Caspar, avec l’aide de la police va attaquer le local de Leo. La scène est trop statique. C’est bien mieux avec l’éjection de Tom du bureau de Leo puis de son troquet. Le film a été tourné principalement à la Nouvelle-Orleans, bien que la petite ville qui est représentée doit être une ville des alentours de Chicago. Les frères Coen s’en sont expliqués longuement parce que disaient-ils dans cette ville l’architecture a très peu évolué et a laissé debout les vieux immeubles. Ils pouvaient dire ça en 1990, mais c’est évidemment moins vrai aujourd’hui. Cette valorisation des décors du passé c’est un peu le côté conservateur des frères Coen, leur nostalgie d’une Amérique qui n’a sans doute jamais existé. 

    Millers’ crossing, Joel & Ethan Coen, 1990

    La police intervient contre les établissements de Caspar 

    Pour ce film qui venait après les succès de Blood simple et d’Arizona raising, ils disposaient d’un budget confortable. Notez que les frères Coen ne se pressent jamais pour tourner, Blood simple date de 1984, Arizona raising de 1987 et Miller’s crossing de 1990. S’ils ont obtenu des moyens importants, la reconstitution ça coûte cher, ils ont soigné la distribution. En tête on trouve Gabriel Byrne dans le rôle de Tom. C’est certainement un de ses meilleurs rôles, oscillant entre colère et froideur, détermination et abandon. Derrière on a Marcia Gay Harden qui fut très remarquée dans le rôle de la cynique Verna qui défend avant tout son frère et son statut. Elle fut découverte dans ce film, mais la suite de sa carrière ne confirma pas sa prestation. Ce qui semble vouloir dire que Joel Coen est un bon directeur d’acteurs. Ensuite il y a Albert Finney dans le rôle de Leo. Il est lui aussi excellent, à cette époque il tournait très peu pour le cinéma, et il n’avait guère de succès, son interprétation du Consul dans Under Vulcano avait pourtant marqué les esprits, mais le film n’avait pas très bien marché pour autant. Sans doute plus remarquable ecnore il y a Jon Polito dans le rôle du mafieux caractériel Johnny Caspar. Son jeu va bien au-delà de son physique. Il tournera à nouveau ave les frères Coen, mais il ne retrouvera jamais un rôle aussi intéressant. Et puis il y John Turturo, acteur d’origine italienne, il joue le rôle du juif Bernie. Il passe avec une grande facilité du petit pleurnichard qui supplie qu’on l’épargne au dur qui veut en découdre, se venger et mettre tout le monde au pas. Son jeu est complexe et étonnant. Il reviendra chez les frères Coen dans le film suivant, Barton Fink. Rien que pour la distribution ce film est un régal. On retrouvera aussi dans un petit rôle Frances McDormand, l’épouse de Joel Coen, et puis Steve Buscemi dans le rôle de Mink, ce dernier reviendra encore dans d’autres films des frères Coen, notamment Fargo.  

    Millers’ crossing, Joel & Ethan Coen, 1990

    Leo veut donner une leçon à Tom 

    Ce film a connu un destin curieux. Il était sorti dans l’indifférence du public et même de la critique. Sur le plan commercial ce fut un échec puisqu’on dit que si son budget a été de 14 millions $, il n’aurait rapporté que 5 millions de $. Mais depuis on s’est un peu ravisé, et beaucoup maintenant le considèrent comme une œuvre majeure des frères Coen. Je suis d’accord avec ça. Ce film est excellent dans la carrière des frères Coen, mais il est aussi un très bon film noir, car tout en respectant les codes du genre définis dans le cycle classique, il arrive à les renouveler. Sans doute cette réappréciation a fini au fil du temps par rééquilibrer le budget. Je voudrais ajouter que la bande son est très soignée, non seulement par les références musicales, mais aussi par la musicalité des dialogues – Byrne et Finney ont un accent gaélique prononcé, la femme de Caspar parle italien – et encore par le silence dans les bois et les craquements de brindilles sous les pas. Je l’avais vu à sa sortie en salle, et en tous je l’ai vu 5 ou 6 fois avec plaisir. Les nouvelles éditions Blu ray permettent évidemment de l’apprécier encore plus. 

    Millers’ crossing, Joel & Ethan Coen, 1990

    Tom doit abattre Bernie dans les bois 

    Millers’ crossing, Joel & Ethan Coen, 1990

    Tom retrouve Bernie 

    Millers’ crossing, Joel & Ethan Coen, 1990

    Leo, Verna et Tom assistent à l’enterrement de Bernie



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/le-troisieme-homme-the-third-man-carol-reed-1948-a119247254

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/the-racket-lewis-milestone-1928-a204391820

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