• Jim Tully, Ombres d’hommes, Shadows of men [1930], Lux, 2017

    Ombres d’hommes, Shadows of men [1930], Lux, 2017

    Jim Tully a eu une vie extraordinaire, orphelin très tôt, il venait d’un milieu prolétarien, il deviendra un errant, se baladant aux quatre coins de l’Amérique, puis il atteindra Hollywood et y trouvera une position enviable comme scénariste. Il travaillera avec Charlie Chaplin sur The gold rush. Entre temps il aura été boxeur, grand buveur, puis journaliste, racontant ses expériences de hobo et de clochard dans un style cru et violent. Ce dont ce roman nous parle c’est de sa propre expérience de la crise sociale et économique qui suivra la fin de la Première Guerre mondiale. C’est peut-être une fiction, mais c’est nourri avant tout de sa propre expérience. Il nous parle de la question de la survie dans un univers hostile, il cherche d’abord à manger, à trouver un coin pour dormir. Eventuellement il travaillera ou volera. L’ensemble ressemble un peu à l’ouvrage d’Orwell, Down and Out in London and Paris[1]. Ces hommes et ces femmes n’ont rien, et en ce sens ils sont plus libres puisqu’ils n’ont rien à défendre. Ils tentent juste de survivre dans un univers cruel où la société met en œuvre des moyens énormes pour les corriger et les contraindre. Le récit est mené à la première personne, c’est un tout jeune homme qui raconte son expérience de hobo. Il se forme un caractère en quelque sorte en découvrant la violence de la société américaine et les techniques des hobos pour éviter la discipline de l’argent et du travail. C’est un langage brut, qui utilise aussi des formes argotiques et familières, celles du langage de la rue et du trimard. On a comparé les récits de Tully à ceux de Mark Twain ou de Jack London. C’est un peu vrai. De Jack London il en retrouve l’analyse sociale fine et précise, le sens du tragique aussi, et de Mark Twain une certaine forme de truculence et de gaieté. 

    Ombres d’hommes, Shadows of men [1930], Lux, 2017 

    Le héros de cet ouvrage est un individualiste forcené, quoique cet individualisme ne lui empêche pas une forme de solidarité active. Il participera à une rébellion de chômeurs organisée, visant le capitalisme, mais sans y croire vraiment. Du reste cette rébellion échouera. Tout l’ouvrage est traversé de cette réflexion sur la solitude des uns et des autres dans un monde cruel pour ceux qui n’ont pas d’argent. Malgré toute cette misère palpable, la plupart d’entre ces hobos ne perd pas le sens de la dérision. Même à l’article de la mort, même en prison, même en étant nègre. Car l’ensemble se déploie aussi sur un fond raciste. A croire que seuls les pauvres savent rire et chanter ! Le rapport avec la littérature hard-boiled est évidente comme le souligne Thierry Beauchamp dans sa préface à la traduction de Beggars of life qui est son autobiographie[2]. Cette traque incessante que nous voyons de la pauvreté par les milices du capital, c’est celle que décrit Dashiell Hammett dans The red harvest. Shadows of men est un titre particulièrement juste : ce petit peuple misérable rejeté par les exigences de la marche en avant du progrès n’a une ombre d’existence humaine que dans l’ombre de la société telle qu’elle est faite. C’est donc une galerie de portraits de figures massacrées qui peinent à se relever de leur chute. Evidemment ces rejetés de la société ne rentrent pas dans les canons de la morale ordinaire, ils sont voleurs, un peu assassins aussi. En ce sens on peut rapprocher Tully d’Edward Anderson[3] qui viendra un peu plus tard nous parler des dégâts de la Grande Dépression sur l’ensemble du corps social. En tous les cas c’est une pièce de plus à mettre au dossier de la construction sanglante du capitalisme en Amérique. 

    Ombres d’hommes, Shadows of men [1930], Lux, 2017 

    Dippy, le pyromane, était le fantôme, grand et maigre, d’un homme approchant de la cinquantaine. Ses yeux étaient vides, sa bouche toujours ouverte. Il avait pris vingt ans pour incendie volontaire. Ses cheveux gris tombaient sur une cicatrice qui lui barrait le front. Une de ses épaules tombait, une de ses jambes était plus courte que l’autre.

    Il traînait des pieds comme un paralytique.

    Les bouts de ses doigts étaient pleins de cloques à force d’être crispés sur des allumettes en flammes. Son regard suivait la moindre flamme qui venait allumer la cigarette ou la pipe d’autres prisonniers. Il ne fumait pas. Ses doigts se contractaient sur l’allumette qu’il laissait se consumer jusqu’au bout. La flamme s’éteignait sur ses doigts boursouflés. Les prisonniers lui donnaient des allumettes pour le seul plaisir de le regarder s’accroupir dans un coin pour les craquer sur le sol.

    Le visage de Dippy était toujours assombri par les préoccupations, sauf lorsqu’il contemplait la combustion d’une allumette. Alors, il semblait se béatifier et l’on y voyait danser des ombres de joie, tels des jeux de lumière sur une mare laide et ombreuse. Lorsque la braise mourait, son regard redevenait sombre.

    Il piquait la curiosité de frère Jonathan. Les yeux de ce grandiose charlatan savaient voir ce que cache le vernis de la vie. Il conversait souvent avec Dippy. Les mains derrière le dos, il examinait le pyromane avec bienveillance et le taquinait.

    « Oh ? Dippy, mon garçon, vous seriez une énigme pour les sages d’Orient. »

     


    [1] Dans la dèche à Londres et à Paris, Gallimard, 1935.

    [2] Ecrite en 1924, elle sera traduite par Thierry Beauchamp et publiée seulement en 2016 aux éditions du sonneur sous le titre de Vagabonds de la vie.

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