• The Driver, Walter Hill, 1978

    Walter Hill est un réalisateur et un scénariste intéressant. Il a travaillé avec Peckinpah sur l’adaptation de The getaway de Jim Thompson, mais aussi pour Paul Newman sur deux très bons films, The Mackintosh man et The drowning pool. En tant que réalisateur on retiendra Hard times, 48 hours, Geronimo ou encore The long riders. Sa carrière oscilla entre westerns sophistiqués et polars bourrés d’adrénaline. The driver est pourtant un petit peu plus ambitieux. Dans le genre néo-noir, il est en effet atypique et ouvre une nouvelle manière de faire qui va essaimer. Quel que soit l’appréciation qu’on portera sur ce film, il faut partir du fait qu’il est d’abord une innovation formelle dans le genre de films de braquage.

     The Driver, Walter Hill, 1978 

    La police poursuit les braqueurs 

    Un chauffeur très habile participe à des hold-up. Il vole les voitures dont il se servira, fuit rapidement les lieux du crime, et se débarrasse sans coup férir des véhicules qu’il a utilisés. Il gagne très bien sa vie. Mais un policier un peu fêlé va se mettre dans la tête de le coincer. D’abord en interrogeant des gens qui l’ont vu au volant de la voiture. Mais comme personne ne le reconnait, il va lui tendre un piège. Il image donc un gros coup de façon à l’amener à le commettre. Au début le chauffeur se fait tirer l’oreille, mais bientôt il conçoit ça comme un défi et va foncer tête baisser dans le piège. Il a deux ennemis : les bandits avec qui il fait le hold-up été qui vont tout faire pour le priver de ses droits sur le butin, et bien sûr le flic à moitié siphonné qui ne rêve que de l’arrêter. Il va pouvoir cependant compter sur la complicité d’une joueuse de poker, celle-là même qui lui a fourni un alibi et qui se trouve aussi être harcelée par le flic qui pense qu’elle ment. Le hold-up va réussir, mais ses complices seront tués, et il va devoir négocier lui-même le produit de son butin pour retrouver des petites coupures en lieu et place des billets qu’il pense être marqués. Il va devoir surmonter des pièges nombreux, et s’il ne pourra finalement retrouver son butin, il triomphera tout de même d’une certaine façon. 

    The Driver, Walter Hill, 1978 

    Le chauffeur balance la voiture qui a servi au hold-up dans une casse 

    Walter Hill mise essentiellement sur le comportement de ses personnages. Il n’y a pas l’ombre d’une analyse psychologique ou sociale dans leur détermination. Ce sont des caricatures un peu glacées et nocturnes d’une certaine Amérique qui court presque sans raison après le pognon. Impavides et sans sentiment aucun, ils évoluent dans un monde où l’efficacité prime sur tout le reste. Manifestement il a beaucoup vu les films de Jean-Pierre Melville, et son personnage principal dans les affrontements aussi bien avec la police qu’avec le gang, est dérivé du Samouraï. Y compris dans la scène où la joueuse de poker feint de ne pas le reconnaître. Les courses automobiles sont à la fois inspirées de Bullit, film sur lequel Walter Hill avait travaillé, et de French connection. Mais s’il s’est inspiré de Melville, Walter Hill va à son tour inspirer d’autres réalisateurs, notamment Michael Mann – celui de Heat aussi bien que celui de Collateral. Ce sont les mêmes images glacées et nocturnes, la même minutie dans le développement des braquages et la manière d’éviter les pièges. Thief du même Michael Mann est également dans cette lignée. C’est également ce film qui a inspiré quoi qu’on en dise le très faible Drive de Nicholas Winding Refn. C’est donc un film capital dans le redéploiement du film noir du dernier quart du XXème siècle. Ce film est un peu passé inaperçu lors de sa sortie, mais par la suite, il est devenu emblématique de cette modernité mortifère et saturée d’objets.

     The Driver, Walter Hill, 1978 

    Il rencontre une joueuse de poker qui est son alibi 

    Walter Hill recycle bon nombre de scènes qu’il a déjà imaginée dans le passé, comme lorsque l’inspecteur cherche la mallette qui contient le butin du hold-up. On a vu déjà cela en effet dans The Getaway. La direction d’acteurs est assez innovante. Le chauffeur est incarné par Ryan O’Neal qui, après le triomphe mondial du très mièvre Love story, cherchait à tout prix à casser son image de jeune premier très propre et très gentil. Il connut quelques succès, mais à vrai dire il ne retrouva jamais sa gloire passée. Ici il est excellent, tout autant que mutique, et arrive à faire passer beaucoup de dureté dans son regard comme dans ses gestes retenus. Peut-être est-ce son meilleur rôle ? En tous cas, c’est parmi ce qu’il aura fait de mieux. Le flic déjanté est incarné par le toujours très bon Bruce Dern qui a des tas de fois interprété des personnages loufoques et pleins de dérisoire ironie. Plus étonnant est sans doute de voir Isabelle Adjani dans le rôle d’une joueuse de poker, elle ne semble guère à sa place et ne comprend sans doute pas très bien ce qu’elle fait dans ce film. Tous les autres rôles sont tenus par des habitués de ce genre de films et vont donc avoir un physique en conséquence :  Felice Orlandi et Matt Clark vont compléter le trio de flics, tandis que Rudy Ramos et Joseph Wales jouent les méchants gangsters sans foi ni loi.

     The Driver, Walter Hill, 1978 

    Le hold-up s’est mal passé et il faut fuir rapidement 

    La manière dont c’est filmé peut cependant déconcerter. On pense à un Robert Bresson qui se serait shooté ! Il reste tout de même des séquences très fortes, outre les course de voitures qui ouvre et ferme le film, il y a la poursuite dans le train qui se termine par la mort cruelle du voleur de magot. Et bien sûr la scène finale quand on comprend que le magot a disparu. Ce que deviendront les protagonistes on n’en sait rien. Et l’idylle qui s’ébauche entre le chauffeur et la joueuse de poker ne semble pas mener très loin. Dès que la violence éclate, Walter Hill est au rendez-vous, avec ironie parfois dès lors que les situations se retournent. Certes on n’en est pas encore – peut-être par faute de moyens – à la sophistication des hold-up comme dans Heat, mais il y a une belle vivacité avec ses vitres qui descendent sous l’impact des balles. Forcément dès qu’on veut donner un peu de crédibilité aux scènes d’action, il faut travailler beaucoup sur le montage. C’est le cas ici. Le travail est remarquable de ce point de vue et utilise très bien la photo qui est excellente, bien dans le ton des années soixante-dix quand on rejetait ce caractère léché et pastellisé qui se retrouve dans presque tous les films d’aujourd’hui.

     The Driver, Walter Hill, 1978 

    Il a été piégé par son partenaire 

    Il est assez étrange aussi que dans ce film tout reste anonyme, comme fondu dans le halo pâle de la nuit. Nous sommes dans une ville sans nom. Ce pourrait être n’importe quelle ville américaine. Si les grands boulevards font penser à Los Angeles, la gare, mais aussi les petites ruelles étroites et sordides s’en éloignent, on pourrait tout aussi bien être à New York. Du reste, les protagonistes n’ont pas de nom, comme si leurs rencontres éphémères ne le permettaient pas. C’est une coquetterie stylistique qu’on trouve dans certaines nouvelles de Dashiell Hammett, ou dans la série de détective développée par Bill Pronzini qui eut son heure de gloire vers la même époque à laquelle a été tourné ce film.

     The Driver, Walter Hill, 1978 

    L’inspecteur pourra-t-il arrêter le chauffeur ? 

    S’il n’est pas complètement abouti, c’est donc un film très intéressant dans ses intentions avec de superbes séquences, mais également par sa place centrale du film noir moderne. 

    Partager via Gmail

    votre commentaire
  • Live by night, Ben Affleck, 2017

    Le premier film de Ben Affleck était déjà une adaptation de Dennis Lehane, Go baby gone, il y a une dizaine d’années. On a considéré à juste titre que cette œuvre était tout à fait prometteuse. Puis, dans le genre néo-noir, il réalisa The town en 2010, un très bon film noir d’après un ouvrage pourtant assez moyen de Chuck Hogan. En 2017 il revient une fois de plus à Dennis LeHane et à Boston, avec une thématique qui mêle des histoires de mafieux à quelques obsessions sur la corruption et la difficile cohabitation des différentes ethnies dans la communauté. Dennis Lehane est un écrivain assez appliqué et parfois un peu démonstratif dans les messages qu’il tente de faire passe, et parfois on perd de vue le fil de l’intrigue et les personnages dans sa volonté de mêler petite et grande histoire. En tous les cas Ben Affleck nous affirme qu’il portait ce projet depuis 2012, et donc qu’il lui tenait à cœur.  

      Live by night, Ben Affleck, 2017

    Joseph Coughlin est le fils d’un policier de haut rang. Mais il a choisi le crime comme moyen d’existence. Individu plutôt libre, il refuse de rentrer dans les bagarres entre la mafia italienne et les gangs irlandais qui tentent de s’approprier le marché de l’alcool prohibé. Joe préfère vivre du braquage des banques ou du braquage des parties de poker. Nous sommes en 1926. Mais Joe est un bandit romantique et il s’est amouraché d’Emma qui se trouve être en même temps la maîtresse d’Albert White, un boss de la mafia irlandaise. Pescatore, le chef de la mafia italienne, va se servir de cela pour faire chanter Joe. Celui-ci refusant le marché, Pescatore va faire savoir à White que sa maîtresse le trompe. Le très susceptible White va se venger et se propose de tuer à la fois Joe et Emma. Mais in extremis Joe va être sauvé par son propre père et partir en prison pour plusieurs années pour un braquage qui a mal tourné. Supposant qu’Emma a été tuée par White, Joe va se rapprocher de Pescatore pour se venger. Il va se mettre au service de la mafia italienne un peu à contre cœur. Il va s’occuper de l’approvisionnement en alcool de Boston à partir de la Floride. Il s’installe à Ybor et se met en relation avec des Cubains, un frère et sa sœur, Graciella, dont il va tomber amoureux. Mais si le shérif est dans la main de Joe, celui-ci va se heurter au Ku Klux Klan qui veut lui aussi sa part du gâteau. Mais l’ennemi principal de Joe est R.D. le propre beau-frère du shérif qui se met à le rançonner. Pour s’en débarrasser Joe va faire du chantage sur le shérif en lui montrant des photos de sa fille Loretta qui, soi-disant partie à Los Angeles pour faire du cinéma est tombée dans la turpitude et la drogue dure. Dans le même temps il va tenter de monter un casino, en prévision de la fin de la prohibition. Il va liquider ensuite R.D. mais le shérif Figgis entre temps a récupéré sa fille, et celle-ci s’est mise à prêcher contre le vice et donc contre le futur casino. Joe doit renoncer, mais ce n’est pas du goût de Pescatore qui décide de le remplacer par son propre fils. Joe a pourtant de la défense, il va réagir et il va liquider purement et simplement toute la bande de Pescatore. Entre temps il a appris qu’Emma n’est pas morte en 1927. Il va aller la voir, et se rendre compte que celle qui fut son premier grand amour ne l’a peut-être jamais aimé. Il s’en va retourner vers Graciella avec qui il a un fils, et comme il a décidé de se retirer du banditisme, il sa se consacrer avec elle à construire des logements pour les nécessiteux. Tout pourrait bien se terminer, si Loretta ne s’était suicidée de désespoir en se tranchant la gorge. Cela va déclencher la folie meurtrière de Figgis qui va tenter d’assassiner Joe. Celui-ci va l’abattre, mais dans la fusillade, Graciella est mortellement blessée. Dès lors Joe ne se consacrera plus qu’à son fils.

     Live by night, Ben Affleck, 2017

    Le braquage de Laurence va mal tourner 

    C’est la règle du genre du néo-noir de construire des histoires touffues qui se déroulent sur plusieurs années et qui s’appuient sur une analyse particulière de l’histoire. On reconnait les thèmes souvent traités par Lehanne comme la relation au père, les conflits familiaux, ou encore la difficulté des différentes ethnies à faire des Etats-Unis autre chose que la juxtaposition de communautarismes opposés. Il y a donc un côté militant dans cette histoire : un appel à l’ouverture vers les autres et une critique de la mafia comme image du capitalisme sauvage. C’est bien dans la lignée des films de Ben Affleck. Le fil conducteur est le portrait, l’évolution, d’un jeune bandit qui a choisi cette voie contre les ambitions de son père, et son passage fatal d’une forme de délinquance joyeuse et ludique au grand banditisme et aux activités mafieuses. Joe est un romantique contrarié qui n’exerce la violence que pour se prouver qu’il en est capable, mais au fond il court après d’autres rêves bleus. L’évolution de Joe se fait en passant de Boston à la Floride où les possibilités de se faire une place au soleil sont plus nombreuses que dans le Nord et où les relations sociales paraissent plus simples. La prohibition est le contexte politique dans lequel les caractères se forment et se crispent, le puritanisme est présenté ici comme l’expression d’une ethnie particulière, les WASP qui se sentent dépossédés de la maîtrise du pays par ceux qui sont venus un peu après eux : les catholiques, les hispanisants, les juifs et les noirs qui peu à peu s’émancipent.

    Live by night, Ben Affleck, 2017  

    Joe se débrouille pour être au rendez-vous d’Emma 

    Le scénario est suffisamment dense pour qu’on s’intéresse au film jusqu’à la fin. Cependant, il faut bien reconnaître que la réalisation n’est pas tout à fait satisfaisante. Il y a un aspect trop bien léché en ce qui concerne la reconstitution. On y a mis des moyens, peut-être trop. Et cela semble avoir effrayé un peu Ben Affleck qui a du mal à donner un rythme soutenu à l’ensemble. Dans The town, les scènes d’actions étaient remarquablement bien tournées, ici c’est assez plat, même quand il s’agit de braquer une banque et de poursuites en voitures. Tout semble un peu trop propre. Les costumes sont trop bien repassés et les automobiles n’ont pas un grain de poussière sur leur carrosserie. Même les noirs semblent prospères. Or nous sommes, vers le dernier tiers du film, au moment de la Grand dépression, et cela ne se voit pas, tout semble continuer comme avant. Si on avait donné un peu plus de corps à la misère, cela aurait peut-être mieux fait comprendre pourquoi le désarroi poussait les gens vers les prédicateurs d’apocalypse. On retrouvera Emma qui s’est retirée du monde et qui, ayant abandonné son mode de vie clinquant, balaie tranquillement devant la porte de son immeuble. Mais elle est toujours aussi pimpante et toujours aussi bien maquillée.

    Live by night, Ben Affleck, 2017  

    Joe va tomber amoureux de la belle cubaine, Graciella 

    Il y a pourtant de très bonnes scènes, comme au début du film quand Joe se balade dans les rues populaires de Boston, ou les prêches de Loretta qui rappellent un peu la folie d’Elmer Gantry. Les décors sont aussi très bien choisis. Ce qui ne va pas, c’est la photo façon carte postale : que ce soit Boston et encore plus la Floride, l’usage de la lumière lisse l’ensemble des comportements individuels qui en deviennent anodins. Le règlement de comptes final, à la manière du Parrain, arrive cependant à échapper à cette présentation un peu plate d’une réalité violente. On appréciera aussi sans doute ce portrait grimaçant du Ku Klux Klan, à la fois comme un ramassis de cinglés et de personnes apeurées par un monde qui est en train de se bouleverser. Mais tout cela manque de continuité, de fluidité.

     Live by night, Ben Affleck, 2017 

    Le Ku Klux Klan s’oppose violemment aux entreprises de Joe 

    L’autre problème qui a été souligné est celui de l’interprétation. D’abord Ben Affleck. Alors qu’il a le premier rôle, il se met curieusement en retrait. Cet excès de modestie qui n’existait pas dans The town, nuit à la crédibilité de l’ensemble. Il est en outre étrangement maquillé et ne se sert pas suffisamment de sa haute taille et de sa prestance physique. Les femmes sont plutôt pas mal. Sienna Miller est la belle Emma avec beaucoup de malice et de subtilité. On la verra regretter sans le dire vers la fin du film d’avoir songé un peu trop à s’amuser, et pas assez à construire quelque chose. Elle Fanning est excellente dans le rôle de Loretta, particulièrement quand elle exprime ses doutes quant à l’existence de Dieu. Zoe Saldana est un peu moins intéressante dans le rôle de Graciella. Elle joue trop de son physique et fige ses sourires. Quelques bons seconds rôles masculins éclairent le film : Chris Cooper dans celui du shérif Figgis qui culpabilise d’avoir laissé sa fille partir vers Hollywood, royaume de la turpitude, ou l’extraordinaire Matthew Maher dans celui de R.D., l’allumé du Ku Klux Klan, à qui il donne beaucoup d’énergie. On reconnaitra au passage Titus Welliver dans un petit rôle, et on remarquera qu’il est de tous les films réalisés par Ben Affleck.

     Live by night, Ben Affleck, 2017 

    Loretta prêche maintenant la lutte contre le vice 

    Le film qui a eu un budget de 65 millions de dollars et auquel Leonardo Di Caprio, en tant que producteur, a apporté sa caution est d’ores et déjà un échec à la fois critique et commercial. Il ne couvrira pas ses frais. On ne sait pas si cela ralentira la carrière de metteur en scène de Ben Affleck qui jusqu’ici n’avait connu que des succès. En attendant, il pourra toujours se consoler en continuant à incarner Batman dans une série de films à succès, même si elle n’a guère d’intérêt par ailleurs. Shutter Island adapté de Dennis Lehane avait été un très gros succès critique et commercial. D’autres romans de Lehane avaient aussi été portés à l’écran avec succès. Mais il est possible que le caractère très touffu des derniers romans de Lehane soit maintenant un obstacle à des adaptations cinématographiques satisfaisantes.

    Live by night, Ben Affleck, 2017  

    Joe va régler ses comptes

    Partager via Gmail

    votre commentaire
  • Paiement cash, 52 Pick-up, John Frankenheimer, 1987

    Frankenheimer fait partie de ces cinéastes qu’on redécouvre de loin en loin. Sans que sa filmographie soit homogène et toujours excellente, elle n’en recèle pas moins quelques perles, notamment les films qu’il a tournés avec Burt Lancaster, et quelques films noirs et néo-noirs qui valent le détour. Ici il porte à l’écran un roman d’Elmore Leonard, auteur prolifique autant que surestimé selon moi, qui dans les années quatre-vingts est apparu comme nouveau dans l’écriture des romans noirs. En effet, il ne se perd pas dans les détails psychologiques et s’intéresse plus à l’action, le plus souvent brutale et sanglante. Ses romans ont été très souvent portés à l’écran, avec quelques réussites dans le western comme Hombre ou 3 h 10 pour Yuma. Il y a cependant une unité relative dans son travail : c’est principalement la confrontation d’un homme ordinaire avec une violence qui d’abord le dépasse mais qui ensuite le force à agir et à ramener un semblant d’ordre dans le chaos social. Il a donné des sujets aussi bien pour Charles Bronson (Mister Majestyk) que pour Clint Eastwood (Joe Kidd), et c’est lui qui est encore à l’origine du film de Quentin Tarantino, Jackie Brown.

      Paiement cash, 52 Pick-up, John Frankenheimer, 1987 

    Harry Mitchell est un entrepreneur prospère qui travaille dans la métallurgie et qui, on le comprend, s’est élevé dans la société à la force du poignet. Sa femme est également très en vue dans les élections locales. Ils ont une aisance matérielle certaine : ils possèdent une très belle maison également. Mais Harry s’est amouraché d’une jeunesse, Cini, et il a trompé sa femme. Cela n’aurait rien d’extraordinaire, si, alors qu’il s’apprête à rompre avec elle, il n’allait être soumis à un chantage par trois demi-sel qui ont des ambitions qui les dépassent un peu. En effet, ils se sont servis de Cini pour tourner des vidéos compromettantes et ils menacent de tout dévoiler. Ils veulent beaucoup d’argent. Harry avoue sa faute à sa femme et décide de payer pour ne pas nuire à la carrière de celle-ci. Mais le trio a les yeux plus gros que le ventre, et dans une espèce de surenchère qu’ils ne semblent pas vraiment maitriser, ils vont tuer Cini et accumuler des preuves accablantes prouvant la culpabilité d’Harry qu’ils veulent rançonner de 100 000 dollars tous les ans. Après avoir vu de ses yeux le meurtre qu’ils ont filmé, et en dépassant le moment de l’accablement, Harry va tenter de réagir. Comme le trio est aussi un peu fait de branquignoles, Harry va rapidement remonter la filière et les retrouver dans un quartier un peu glauque où ils font commerce de pornos et de putes. Dès lors, Harry va s’arranger pour les monter astucieusement les uns contre les autres, notamment en les appâtant avec 52 000 $ - d’où le titre du film. Bobby va éliminer Leo, puis Alan va à son tour tuer Bobby. Pour continuer à faire chanter Harry, il va franchir un nouveau palier, kidnapper Barbara et la droguer. Mais Harry vaincra très finalement Alan et retrouvera sa femme. Non seulement il utilisera la fourberie, mais aussi son savoir-faire de mécanicien et de bricoleur pour liquider cette bande bien peu sympathique.

     Paiement cash, 52 Pick-up, John Frankenheimer, 1987 

    Harry Mitchell est un petit entrepreneur prospère

     Le film est assez proche du livre, sauf qu’il a été dépaysé de Detroit à Los Angeles. Detroit était plus logique puisque c’était à l’époque une ville industrielle. Il y a dans cette histoire un petit côté prolétaire mâtiné de rêve américain qui est d’ailleurs assez fréquent chez Elmore Leonard. Et sans doute on comprend mieux que Harry ait eu la tête tournée par sa réussite matérielle. Il y aura d’ailleurs une scène pathétique quand il avoue à sa femme qu’il a eu une liaison. Elle lui demande l’âge de sa rivale et il lui annonce piteusement 22 ans. Ce qui fait craquer le maquillage de son épouse.

     

     Paiement cash, 52 Pick-up, John Frankenheimer, 1987 

    Harry avoue à sa femme qu’il l’a trompée 

    Les affres que subit Harry, sont son chemin de croix : il a pêché et doit se racheter, non seulement aux yeux de sa femme qu’il a trahie, mais aussi à ses propres yeux. Il paye quelque part son trop grand amour des choses matérielles. Trop préoccupé par l’accumulation de signes extérieurs de riches, une maison, une automobile de collection, une maitresse jeune et jolie, il a négligé la seule chose qui a de la valeur : la famille. D’ailleurs dans un geste un peu fou, à la fin du film il sacrifiera sa belle voiture de collection ! Le point de vue moral est d’autant plus présent que les voyous qu’Harry doit affronter sont complétement dégénérés, à la violence et au meurtre ils ajoutent la turpitude sexuelle et la drogue. Ce sont des délinquants crasseux qui ne voient guère plus loin que leur action immédiate, condamnés de multiples fois par le passé, ils sont sans morale et n’hésitent pas à se trahir pour arrondir leur pelote. Ils traficotent dans les commerces du sexe, prostitution, sex centers. Alan qui paraît le chef de ce trio d’abrutis est une sorte de cinéaste raté. C’est lui qui filme les turpitudes du trio, comme s’il se prenait pour un vrai réalisateur et qu’il prenait sa revanche sur un système qui l’a rejeté. On a l’impression que cette bande évolue dans les rebuts d’Hollywood. Mais s’ils sont des victimes d’un système mercantile et clinquant, ils sont d’abord des prédateurs. Le trio ressemble sur le plan psychologique à cette bande de délinquants que Burt Lancaster affrontait dans Le temps du châtiment déjà en 1961, mais à cette époque John Frankenheimer pariait sur les possibilités de rédemption, alors qu’ici la seule solution est devenue l’élimination. L’évolution de Frankenheimer est donc le reflet de celle de la société américaine, et en effet c’est au cours des années 80 que le monde occidental, en même temps qu’il basculait dans la mondialisation et la déréglementation économique, durcissait son discours face aux délinquants qui, dans les années soixante-dix étaient présentés d’abord comme les victimes d’une société injuste.

     Paiement cash, 52 Pick-up, John Frankenheimer, 1987 

    Harry assiste à l’assassinat de Cini 

    Je ne sais pas trop si c’est ce point de vue moralisateur qui plombe le film, comme si Frankenheimer doutait de la pertinence de son propre discours, mais l’ensemble parait assez artificiel et assez peu subtil. Les relations entre Barbara et Harry sont filmées de telle sorte qu’on a l’impression que tout cela ressort non pas de la faute d’Harry, mais de l’attitude de sa femme qui tarde à lui permettre de faire amende honorable. Frankenheimer a toujours aimé filmer les scènes d’action. Ici on en trouve quelques-unes, mais sans doute pas assez. Il y a les poursuites automobiles, ou encore la manière dont les comparses d’Alan se font éliminer, ou cette très bonne scène dans laquelle Harry doit affronter le redoutable Bobby. Il y arrivera d’ailleurs, mais, signe des temps, grâce à l’aide de sa femme ! Le film se déroule comme suit : dans le premier tiers Harry constate les dégâts de son inconduite, puis dans le second il met en place une redoutable mécanique, et enfin dans le troisième tiers il règle ses comptes. Probablement cela est un handicap pour le bon fonctionnement du film : Harry réagit trop tardivement. Mais enfin il y aussi une très bonne utilisation des décors urbains et particulièrement des zones déshéritées de Los Angeles. Rien que cela ça vaut le détour, ce sont des lieux assez peu souvent filmés. Cet aspect du film est très réussi.

     Paiement cash, 52 Pick-up, John Frankenheimer, 1987 

    Harry a maîtrisé le sinistre Bobby 

    La distribution est très bonne pour un film bourré de testostérone. Roy Sheider qui était un acteur très solide est très bien, quoique sa coupe de cheveux soit un peu bâclée. Dans le rôle d’Harry, qui est un ancien de la Guerre de Corée, il bout d’impatience d’agir – et nous aussi d’ailleurs nous sommes impatients de le voir passer à l’action alors que ça traine un peu tout de même. C’était un acteur comme on sait très physique. Ann Margret interprète Barbara. Elle était à cette époque en perte de vitesse, ici elle est pathétique dans le rôle d’une épouse vieillissante qui est en train de perdre ses charmes et qui tremble de perdre aussi son mari. Le trio de gangsters un peu abruti est très bien aussi, quoi que dans le rôle de Leo Robert Trebor en fasse peut-être un peu trop. Mais après tout ces gangsters à la mie de pain sont présentés comme des personnages extravagants qui ne savent pas très bien ce qu’ils font. On remarquera dans le rôle d’une prostituée, la très belle Vanity, une chanteuse à succès qui avait joué un rôle dans le lancement de la carrière de Prince.

     Paiement cash, 52 Pick-up, John Frankenheimer, 1987 

    Alan kidnappe Barbara 

    Si le film se laisse voir, il est assez vite oublié aussi, et on peut le considérer comme une œuvre mineure aussi bien dans la carrière de John Frankenheimer que dans celle de Roy Sheider. Le film a été produit par la firme Cannon qui a cette époque avait été rachetée par Menahem Golan et Yoran Globus. Ils avaient misé avec un certain succès sur les films d’action, engageant Charles Bronson, Sylvester Stallone ou Jean-Claude Van Dame. Mais rapidement le filon s’épuisa et la firme en faillite fut rachetée par MGM. En attendant, 52 pick-up, n’a eu aucun succès public.

     Paiement cash, 52 Pick-up, John Frankenheimer, 1987 

    Harry a gagné la partie

    Partager via Gmail

    votre commentaire
  •  Le mystère de la plage perdue, Mystery Street, John Sturges, 1950

    John Sturges est surtout connu pour ses westerns, mais dans les débuts de sa carrière, il fit quelques incursions dans le film noir, et chaque fois c’est avec bonheur. On a déjà parlé du très bon Jeopardy[1]. Ici il s’agit d’un film plus précoce, avec des moyens peu importants. C’est un très bon film noir dans sa tendance semi-documentaire, on est sensé assister à une enquête un peu difficile qui non seulement met en scène l’intelligence de la police, mais aussi son efficacité due à son organisation et à son appui sur des techniques modernes d’investigation. Il y aura donc une approche relativement neutre de la mise en scène pour renforcer le naturalisme de l’histoire.

     Le mystère de la plage perdue, Mystery Street, John Sturges, 1950 

    Vivian Heldon attend que son amant se manifeste 

    Vivian Heldon est une fille de mauvaise vie, un peu danseuse, un peu prostituée, elle a un amant, un homme marié, dont elle attend des subsides. Elle cherche à le joindre, mais il ne répond pas. De guerre lasse, elle va embarquer un jeune homme à peine marié, déjà ivre dont la femme vient de faire une fausse couche, afin qu’il l’amène à Cape code. Ayant obtenu son rendez-vous, Vivian va larguer Henry Shamway et lui piquer sa voiture. Mais son amant ayant l’intention de rompre avec elle, il la tue, enterre son cadavre dans le sable de la plage et se débarrasse de la voiture en la jetant dans un étang tout proche. Quelques temps plus tard, la voisine de Vivian, Jackie Elcott, va déclarer à la police la disparition de Vivian. L’inspecteur Morales est chargé de l’affaire. Et puis encore un amateur ornithologue va trouver le squelette de Vivian qui est remonté à la surface. Dès lors la machine policière va se mettre en route, le docteur McAdoo va démontrer à Morales comment une analyse scientifique du squelette peut aider à faire progresser l’enquête. Pendant que les policiers remontent la piste de Vivian Heldon et qu’ils en découvrent l’identité, la sinistre logeuse Mme. Smerrling va découvrir l’auteur du crime, et plutôt que d’en faire profiter la police, elle va tenter de faire chanter Harkley, allant jusqu’à lui voler l’arme du crime dans son bureau. Ils arrivent presqu’à temps, et après une course poursuite au milieu de la gare, ils vont finir par lui mettre la main dessus.

    Le mystère de la plage perdue, Mystery Street, John Sturges, 1950  

    C’est l’inspecteur Morales qui est chargé de la disparition de Vivian 

    Mais cela ne ralentit pas l’enquête. En effet Morales suit la piste de Shamway, le dernier à avoir vu vivante Vivian. Tout se ligue contre lui, le fait qu’il ait déclaré sa voiture volée, le fait également qu’il ait été à l’adresse de Vivian pour tenter de la voir, et encore le fait qu’il ait menti. Morales l’arrête et pense tenir le criminel. Mais McAdoo va lui démontrer que son enquête est incomplète, notamment parce qu’il découvre la balle qui a tué Vivian, et donc il insiste pour qu’on retrouve aussi l’arme. Alors que le procès commence à s’approcher, les faits se bousculent, et Morales croit de moins en moins à la culpabilité de Shamway. La femme de celui-ci sur les conseils de Jackie va rendre visite à la logeuse cupide. Mais celle-ci vient tout juste de se faire tuer par Harkley, presque sous ses yeux. En même temps Morales lui aussi pense qu’il faut interroger une nouvelle fois Mme Smerrling. Cependant Shamway s’est aussi échappé, et tandis qu’on le recherche Morales et son adjoint se lance à la poursuite de l’assassin. Ils le perdent de vue, mais comme ils ont retrouvé le bulletin de consigne où Mme Smerrling a déposé l’arme, ils pensent qu’ils vont le rattraper à l’ouverture de la consigne le matin suivant.

     Le mystère de la plage perdue, Mystery Street, John Sturges, 1950 

    La cupide Mme Smerrling recopie le numéro que Vivian a appelé 

    Richard Brooks a participé au scénario, et c’est sans doute lui qui l’a musclé du côté d’une approche un peu plus sociale d’une enquête policière. Si l’histoire n’est pas extraordinaire, le portrait des différents protagonistes est très convaincant, à commencer par Vivian Heldon, mais aussi celui de la cupide Mme Smerrling et celui de Harkley. Certes par contraste l’appareil judiciaire apparaît un peu neutre, un peu pâle : Morales et McAdoo fonctionnent comme des mécaniques par opposition aux criminels qui vivent de leurs passions destructrices. Et puis bien sûr il y a les scènes de mouvement qui sont très bien filmées, avec comme d’habitude avec Sturges cette remarquable capacité à saisir la profondeur de champ et le mouvement. On aura droit à de belles visites du campus d’Harvard, à la plage, mais aussi à la visite de Trinity Station. Cette façon d’aérer le film avec des extérieurs bien choisis ne l’empêche pas aussi de mettre aussi en œuvre les codes particuliers du film noir, la descente des escaliers, les ombres portées par des éclairages indirects qui viennent de la rue, ou encore les rues sombres qui semblent absorber les passants.

     Le mystère de la plage perdue, Mystery Street, John Sturges, 1950 

    Shamway est reconnu comme celui qui a vu Vivian en dernier 

    Bien mais tout cela ne dit pas grand-chose sur le contenu lui-même. En fait au-delà de l’efficacité technique de Sturges, il y a aussi quelque chose de noir dans le caractère de criminels. Vivian, on le comprend, est une fille de peu qui a été obligé par ses conditions d’existence d’apprendre à se défendre sans tenir compte de la morale ordinaire. Si elle est en difficulté, elle n’est pas totalement désespérée pour autant. Habituée à forcer le destin, elle recourt au chantage le plus odieux. C’est d’ailleurs l’arme des faibles femmes – Mme Smerrling en fera de même – puisqu’elles n’ont ni la position sociale, ni la puissance physique pour s’imposer. La  réalité sociale est conflictuelle, Harkley qui est un bourgeois se débarrasse de ses problèmes par le meurtre, il est arrogant et violent, et quand il sera confronté au policier qui le menace plus ou moins directement, il le prendra de haut avec des réflexions racistes. C’est évidemment une pique qui est envoyée à cette bourgeoisie de la côte Est. Le côté sordide du monde interlope auquel appartient Vivian est totalement restitué. Il y a une certaine brutalité dans la description de la vie quotidienne d’une grande ville américaine qui est parfaite.

    Le mystère de la plage perdue, Mystery Street, John Sturges, 1950  

    Mme Smerrling veut faire chanter Harkley

    La distribution contribue à donner un côté ordinaire et quotidien à l’intrigue. Il n’y a pas de stars. Les acteurs ont  peu de glamour. C’est Ricardo Montalban, acteur mexicain, qui incarne le jeune inspecteur Morales, avec froideur et détermination. Le couple Shamway est encore plus ordinaire, avec la petite Sally Forrest dans le rôle de la ménagère qui fait une fausse couche, et le dégingandé Marshall Thompson dans le rôle du niais de service qui se fait embarquer par Vivian sans trop comprendre où il met les pieds. Jan Sterling est excellente comme à son ordinaire, bien qu’elle disparaisse assez rapidement de l’écran pour se transformer en squelette. Elle a toujours joué des rôles de ce type, la femme désespérée, vulgaire et combattive qui subit toutes les avanies de la création. Ici elle est Vivian, et rien que pour elle le film vaut le déplacement. Dans ce film ce sont les femmes assassinées qui finalement ont la meilleure part. Elisa Lanchaster est incroyable dans le rôle de la cupide Mme Smerrling, rusé et alcoolique. Elle avait eu une longue carrière de jeune première, puis en vieillissant elle se spécialisa dans les rôles de tristes salopes au lieu de le faire dans ceux de bonne-maman. Bruce Bennett est également très bien en McAdoo, obsédé par sa discipline de médecin légiste qui s’octroie des prérogatives qui lui font mener une partie de l’enquête, ce qui n’est pas très réaliste, mais, passons.  

    Le mystère de la plage perdue, Mystery Street, John Sturges, 1950

    McAdoo découvre la balle qui a tué Vivian 

    Quelques scènes sortent vraiment de l’ordinaire, notamment le final autour de la gare de Trinity station. Soulignée par la belle photo de John Alton, la fluidité de la mise en scène rappelle tout à fait Union station de Rudolph Maté[2] qui semble avoir été une source d’inspiration pour ce film. Que ce soit la surveillance de la consigne, ou la poursuite entre des trains à l’arrêt, c’est magnifiquement filmé. La scène du retapissage qui aboutit à l’arrestation de Shamway est plus convenue, quoique tout à fait efficace. C’est donc un très bon film noir, bien enlevé et intéressant. 

    Le mystère de la plage perdue, Mystery Street, John Sturges, 1950

    Morales doute

     Le mystère de la plage perdue, Mystery Street, John Sturges, 1950 

    Harkley tente de fuir

     Le mystère de la plage perdue, Mystery Street, John Sturges, 1950 

    Le film a été projeté en avant-première sur la campus d’Harvard

     

     


    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/la-plage-deserte-jeopardy-john-sturges-1953-a127328506

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/midi-gare-centrale-union-station-rudolph-mate-1950-a114844756

    Partager via Gmail

    votre commentaire
  • La maison de la 92ème rue, The house on the 92nd street, Henry Hathaway, 1945

    C’est un film très intéressant, non pas tant par son histoire que par la place qu’il tient dans l’utilisation éhonté que le FBI fit du cinéma pour chanter la gloire de J. Edgar Hoover qu’on verra à l’écran d’ailleurs faire semblant de travailler. Le message est en effet le suivant : grâce à l’incomparable travail de Hoover et du FBI les Etats-Unis sont imperméables à toute agression venant de l’extérieur. Ce film préfigure quelque part l’intensification de la chasse aux sorcières, il suffira juste de remplacer les Allemands nazis par des mauvais communistes.

     La maison de la 92ème rue, The house on the 92nd street, Henry Hathaway, 1945 

    Un agent allemand va être accidentellement démasqué 

    L’action se passe au début de la Seconde Guerre mondiale. A la suite d’un accident, le FBI découvre que le projet 97 qui traite de l’avancement de la bombe atomique, est transmis presque au jour le jour aux nazis. L’inspecteur Briggs est chargé de cette affaire et il va infiltrer au cœur même des services d’espionnage de Hambourg, William Dietrich, un américain d’origine allemande, mais un bon patriote. Celui-ci va revenir aux Etats-Unis, et là il va intégrer directement le groupe chargé de faire passer les éléments d’avancement du projet 97 à Hambourg. Il va rencontrer la belle Elsa Gebhart qui est à la tête du réseau. Au-dessus d’elle il n’y a plus que le mystérieux Christopher que le FBI aimerait bien identifier. Grâce au travail d’infiltration de Dietrich, non seulement le FBI va livrer des fausses informations à Hambourg, mais va finir par repérer la personne qui sortait les infos du centre de recherche, alors même que les employés étaient fouillés à la sortie, il s’agissait d’un individu doté d’une mémoire phénoménale. Cependant les espions allemands sont méfiants et vont soupçonner Dietrich. En vérifiant les informations que celui-ci à livrées, ils se rendent compte qu’il a trafique ses lettres de mission. Ils vont essayer de le faire parler, mais le FBI va intervenir à temps. Le réseau sera démantelé et incidemment on découvrira que le véritable Christopher, le chef du réseau, n’est autre que la belle Elsa. 

    La maison de la 92ème rue, The house on the 92nd street, Henry Hathaway, 1945 

    Le FBI surveille tous ceux qui travaillent au projet 97 

    Pour apprécier ce film il faut passer sur deux obstacles. Le premier est le manque de réalisme. En effet J. Edgar Hoover, contrairement à ce qui est suggéré, a été au contraire de ceux qui ont freiné la traque des réseaux allemands. Je rappelle que l’HUAC dans sa première version ne ciblait pas les communistes, mais elle visait les activités étrangères sur le territoire américain. Dirigée par le fameux Dietz, elle a travaillé pour dédouaner en quelque sorte les américains d’ascendance germanique, et elle a travaillé dans le sens d’un non engagement des Etats-Unis dans la guerre. C’est seulement avec Pearl Harbour, que Roosevelt est arrivé à faire admettre aux Américains que de battre les puissances de l’Axe était une nécessité première. Le second obstacle est que ce film est une sorte de panégyrique de J. Edgar Hoover. C’est très désagréable et difficile à supporter. Mais en réalité si Hoover s’est investi si fortement dans la promotion du FBI au cinéma, c’est parce que le FBI justement était contesté. D’une part on reprochait au FBI d’avoir refusé de combattre la mafia, pour Hoover la mafia n’existait pas, mais on découvrira plus tard qu’il touchait des pots de vin de celle-ci, et aussi on lui reprochait de combattre plutôt les syndicats que le crime[1]. Bref le FBI était souvent dénoncé  comme une sorte de police politique coûteuse, une sorte d’Etat dans l’Etat, Hoover ayant régné sur cette boutique pendant près d’un demi-siècle, seule la mort l’en éloignera, ce qui est assez unique dans les annales de la police[2]. C’est donc seulement après Pearl Harbour que Hoover se rapprocha de la présidence Roosevelt et entrepris de donner au FBI un aspect de respectabilité qu’il n’avait pas. Dès lors le cinéma était tout indiqué pour en flatter les avancées technologiques et l’efficacité. Cette propagande a eu la peau dure et c’est sans doute grâce à ces films que le FBI a eu cette image d’efficacité et de modernité de partout dans le monde.

    La maison de la 92ème rue, The house on the 92nd street, Henry Hathaway, 1945  

    Dietrich va rencontrer Elsa 

    Les films à la gloire du FBI sont innombrables. Certains sont quasiment invisibles, par exemple The FBI story avec James Stewart de Mervyn Le Roy qui date de 1959, tellement le conformisme hagiographe suinte de partout. Mais Hathaway, réalisateur à mon sens très sous-estimé, qu’on peut considérer comme un des maîtres du film noir, a trouvé une manière de faire passer la pilule. En effet, il a écarté par principe les déterminants moraux et psychologiques des protagonistes autant qu’il l’a pu. Autrement dit-il s’est concentré sur l’action sans s’occuper de savoir si les uns étaient bons et les autres mauvais. Bien évidemment l’Allemagne est désignée comme le parti du mal, mais on n’insiste pas là-dessus. Les espions allemands ne sont d’ailleurs pas particulièrement antipathiques, ils n’abusent pas de la cruauté, et Dietrich ne suscite pas l’empathie. Cette neutralité rend le film intéressant et permet de se concentrer sur les techniques d’investigation et d’espionnage qui deviennent le personnage à part entière. Le rythme est également bien soutenu. Et on arrive à suivre une histoire qui se déploie à la façon d’un puzzle assez facilement. Les qualités habituelles de la mise en scène d’Hathaway sont là : une très bonne utilisation des décors naturels urbains, notamment dans la scène initiale qui voit l’accident de l’agent allemand et la disparition d’une mystérieuse serviette. Bien que ce soit plutôt un film d’espionnage, on aura droit à toute la palette bien rodée des codes du film noir. Les clair-obscur, les regards à travers les stores vénitiens et encore quelques rues sombres bordées d’entrepôts inquiétants. Il y a un savoir-faire qui fait que ce film ne peut pas être ennuyeux, même si à son début on sera obligé de voir cette face de rat de J. Edgar Hoover.

    Deux aspects singuliers affirment l’authenticité du propos : d’abord la voix off qui nous indique au fonds ce qu’on doit penser de l’action qui se déroule sous nos yeux, et la mise en scène des techniques utilisées pour faire avancer l’enquête. Le commentaire renforçant d’ailleurs les images. On aura droit donc à des plans montrant le grand nombre d’employés du FBI en train de trier des empreintes, ou des techniciens se servant d’appareils sophistiqués pour analyser un mégot de cigarette. Cette manière de faire sera reprise un nombre incalculable de fois, et notamment dans The naked city de Dassin en 1948, même si c’est la police ordinaire qui est le sujet. A travers ces films ce qui ressort est bien le caractère anonyme de l’homme moderne saisi dans la masse d’une population urbaine mouvante. Tout cela est soutenu par une très belle photo de Norbert Brodine qui retravaillera avec Hathaway sur plusieurs films noirs, mais qui sera aussi le photographe de Thieves’ Highway de Dassin, ou encore celui de Somewhere in the night et de Five fingers de Joseph L. Mankiewicz.

     La maison de la 92ème rue, The house on the 92nd street, Henry Hathaway, 1945 

    Elsa apprend que Dietrich est un agent double 

    Il est assez difficile de découvrir le message latent d’un tel film. Comme la plupart des films à la gloire du FBI, c’est aussi un éloge de la délation, délation qui va devenir le mode de fonctionnement d’Hollywood dans la chasse aux sorcières qui s’amorce. Ce message conformiste est cependant contrebalancé par l’analyse froide du professionnalisme des espions qu’ils soient allemands ou américains d’ailleurs. On remarquera aussi que le film justifie ex post l’internement préventif des étrangers sur le sol américain, les américains d’origine nippone, sans doute qu’à l’époque de ce film il fallait justifier par l’image les mauvais traitements que cette partie de la population américaine avait subis.

     La maison de la 92ème rue, The house on the 92nd street, Henry Hathaway, 1945 

    Un message intercepté apprend à Briggs que Dietrich est condamné 

    La distribution ne comprend aucun acteur très connu. C’est une manière de faire qui est sensée donner du réalisme à l’ensemble. D’ailleurs il est précisé au début du film que le personnel du FBI lui-même a apporté son concours, et donc que nous voyons de vrais agents dans l’exercice de leurs fonctions. Puisque l’histoire est éclatée entre plusieurs pôles, il est presque normal et naturel de gommer le côté glamour des acteurs qui incarnent cette lutte obscure. William Eytye qui n’a jamais fait grand-chose au cinéma est l’agent infiltré Dietrich. Il a ce côté passe partout qui convient si bien au rôle il n’exprime d’ailleurs aucun sentiment. Le très bon Lloyd Nolan est l’inspecteur Briggs, celui qui est chargé de coordonner la lutte contre le réseau d’espions allemands. Il est suffisamment soucieux pour nous démontrer que cette affaire est bien difficile mais qu’il a les moyens de le faire. Signe Hasso est la belle Elsa. Actrice d’origine suédoise, elle n’a pas fait grand-chose non plus, mais ici elle est suffisamment crédible dans le rôle d’un agent allemand déterminé à assurer sa mission coûte que coûte. Il est dommage que son double rôle – puisqu’elle est aussi Christopher – ne soit pas mieux exploité. Il y avait là une ambiguïté intéressante.

     La maison de la 92ème rue, The house on the 92nd street, Henry Hathaway, 1945 

    Elsa et ses sbires sont cernés dans la maison de  la 92ème avenue 

    Le film d’Henry Hathaway, s’il est un peu oublié de la critique aujourd’hui, aura un bon succès public. C’est pourquoi, quelques années après, en 1948, on retrouvera le personnage de l’inspecteur Briggs dans The street with non name. Toujours interprété par Lloyd Nolan, il s’agira encore d’un agent infiltré. Mais cette fois dans le milieu criminel. Ce dernier film, réalisé par William Keighley, est bien meilleur dans le fond parce qu’il s’attache à la personnalité des protagonistes, en s’attardant sur l’ambiguïté de la relation entre le policier du FBI et le gangster, et puis aussi parce qu’il y avait un très bon Richard Widmark. Pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, on peut considérer que The house on the 92nd street est un film pionnier qui a orienté durablement tout un pan du film noir. Ce film est le premier d’une série de cinq très bons films noirs qu’Hathaway réalisera entre 1945 et 1948.

     



    [1] Voir l’excellent ouvrage de Marc Dugain, La malédiction d’Edgar, Gallimard 2005.

    [2] On sait également que le FBI a joué plus récemment un rôle trouble dans l’élection de Donald Trump.

    Partager via Gmail

    votre commentaire