•  Les bourreaux meurent aussi, Hangmen also die, Fritz Lang, 1943 

    C’est le deuxième film de Lang qui soutient l’effort de guerre américain contre les puissances de l’Axe, et plus particulièrement contre les nazis. C’est un film plus grave que Man hunt. La spécificité de celui-ci est qu’il a été écrit par Bertolt Brecht que Lang lui-même avait accueilli et soutenu à Hollywood, et dont ce sera la seule contribution au cinéma américain. C’est donc presque un film allemand anti-nazi. En tous les cas, c’est un film de propagande comme beaucoup d’exilés allemands en ont tournés à Hollywood à cette époque, que ce soit Lubitsch qui réalisera To or not to be en 1942, ou Douglas Sirk avec Hitler’s madman  en 1943. Il ne faudra pas chercher trop de subtilités dans l’intrigue, le film cherche aussi à divertir, les postures sont assez caricaturales, que ce soit les mauvais Allemands qui occupent la république tchèque, ou les bons résistants solidaires et courageux face à la barbarie.

     Les bourreaux meurent aussi, Hangmen also die, Fritz Lang, 1943 

    Le docteur Svoboda cherche à éviter la police allemande 

    Propagande ou pas, il faut une histoire. Le point de départ est l’assassinat de Heydrich, un ponte de la hiérarchie nazie, et un des grands caciques de l’extermination des Juifs, l’architecte de la solution finale. Heydrich était le « protecteur » de la Tchéquie annexée et exploitée par l’Allemagne pour poursuivre son effet de guerre. A ce titre il était haï par la population qu’il maltraitait. Le meurtre est un fait réel qui a eu lieu en 1942 à Prague, mais qui dans le film va être conté de manière un peu fantaisiste. En effet, le scénario suppose que Heydrich a été exécuté par la Résistance tchèque, alors qu’en vérité, ce sont des agents parachutés depuis l’Angleterre qui ont exécuté ce travail. Parmi les exécuteurs, il y a le docteur Svoboda qui va essayer d’échapper à la police allemande  et qui va croiser la route d’une jeune fille, Masha, qui va détourner le regard de la police vers d’autres lieux. Mais cet assassinat va entraîner une répression sauvage. Pour faire pression sur la population et capturer le coupable, les nazis vont rafler des otages qui sont menacés d’exécution si le coupable ne se dénonce pas. Les résistants vont donc se poser la question de se rendre ou non pour sauver les otages. Parmi ceux-ci le père de Masha, un éminent professeur d’université, a été arrêté. Pendant ce temps la police essaie de remonter la piste des assassins, l’enquête est conduite par le subtil inspecteur Grüber qui va rapidement comprendre que Masha a été témoin de quelque chose qui pourrait les mettre sur la piste. Bien que les Tchèques fassent preuve d’une grande solidarité, les résistants sont pourtant infiltrés par Czaka qui est à la fois un riche brasseur de bière, et un traître au service de la Gestapo. Masha a cependant des difficultés, notamment parce que son fiancé croit qu’elle le trompe avec le docteur Svoboda. Tout rentrera dans l’ordre cependant, puisque les Résistants mettront en œuvre un scénario compliqué qui dédouanera le docteur Svoboda, sauvera le père de Masha et finalement permettra de se débarrasser du traître Czaka. Entre temps on aura assisté à la violence de la Gestapo qui torture et assassine, qui maltraite des personnes âgées. Il y a derrière tout cela le fait que l’histoire est écrite aussi par des hommes qui vénèrent le mal et qui jouissent de leur propre cruauté. On note également que le thème est moins la guerre que la résistance. Donc c’est forcément la résurrection d’un peuple face à l’asservissement par une puissance étrangère. C’est sans doute cela qui en fait un film de « gauche » : les Tchèques n’attendent pas que les GIs  viennent les délivrer de la barbarie, ils prennent leur destin en charge. 

    Les bourreaux meurent aussi, Hangmen also die, Fritz Lang, 1943

    Masha est mise en prison 

    Le scénario ne brille pas par la subtilité de l’intrigue, et il serait trop long de relever toutes les invraisemblances ou toutes les outrances. Il est signé John Wexley. Fritz Lang disait qu’il était à 90% de Brecht et que s’il fut signé du seul nom de Wexley, c’est d’abord pour défendre ce dernier, le syndicat des scénaristes pensant que la notoriété de Brecht  était déjà tellement forte, qu’il n’était pas besoin de lui donner ce surcroit de publicité. Wexley est assez peu connu, il a été le scénariste des Anges aux figures sales, et du Mystérieux docteur Clitterhouse, des films qui précéderont le développement du film noir proprement dit, puis il disparaitra quasiment, œuvrant un peu pour la télévision. Il a certainement été blacklisté, comme sera d’ailleurs blacklisté Les bourreaux meurent aussi lorsque l’HUAC reprendra du service après la mort de Roosevelt. Wexley avait également travaillé en 1939 sur Les confessions d’un agent nazi de Litvak, à cette époque les Etats-Unis n’étaient pas en guerre, et la Commission des Activités Anti-américaines sous la direction de Martin Dies préférait s’intéresser aux communistes qu’aux espions allemands pourtant très actifs sur le territoire américains[1]. En 1943, Wexley a scénarisé le documentaire sur la bataille de Stalingrad qui fut le tournant décisif dans la Seconde Guerre mondiale et qui mis en évidence l’importance de la Russie dans la défaite allemande.

     Les bourreaux meurent aussi, Hangmen also die, Fritz Lang, 1943 

    Svoboda s’est réfugié dans une salle de cinéma 

    Lang considérait que c’était un de ses meilleurs films, bien qu’il n’ait eu aucun succès à sa sortie en salles. Probablement cet insuccès tient au fait que sa forme est assez bancale. En effet le film hésite entre deux approches : la première est celle d’un film choral destiné à mettre en avant la solidarité du peuple contre l’ennemi, et donc de faire du peuple le héros de l’histoire. C’est semble-t-il l’approche privilégiée de Brecht qui dénoncera les trahisons de Lang par rapport à son scénario. La seconde approche est celle d’une famille, les Novotny, et de Svoboda qui vont tenter d’échapper à la traque de la Gestapo. Donc une lecture plus individualiste si on veut de l’affrontement avec les Allemands. Cette deuxième approche donne au film un aspect « film noir » nettement marqué. La première approche oppose globalement le bon peuple tchèque uni et fier aux nazis malfaisants et cruels. La seconde met en scène les tourments des Tchèques dans leur individualité. C’est Svoboda qui se pose la question de se livrer pour éviter un bain de sang, c’est Jan qui croit que sa fiancée le trompe, ou encore le traître Czaka. On remarque que le traitre est aussi un capitaliste qui n’a foi que dans l’argent qu’il peut gagner, fusse ce au prix de la trahison de ses compatriotes.

     Les bourreaux meurent aussi, Hangmen also die, Fritz Lang, 1943 

    Le docteur Svoboda pense qu’il y a des micros dans la maison 

    Dans la version française qui fut présentée en 1947, on avait coupé de nombreuses scènes montrant le peuple tchèque comme un personnage à part entière. Dans la version restaurée, le film dure d’ailleurs plus de deux heures, ce qui est très long pour un film de Lang. Néanmoins, le film a essayé de dépasser le manichéisme sous-jacent du propos en introduisant à la fois des éléments de confusion dans l’intrigue amoureuse latente, et de l’humour. L’inspecteur Grüber est un personnage étrange : petit et carré, rusé et ivrogne, c’est le seul Allemand qui a une personnalité singulière malgré son allure grotesque, il semble sortir de L’opéra de quatre sous. Les autres Allemands sont des stéréotypes bornés. Le personnage de Masha est inabouti. En effet, elle doit se marier prochainement avec Jan, mais elle semble aussi sous le charme de Svoboda qui pourtant par son action a amené les nazis dans sa maison et a causé l’arrestation de son père. Il y a là une ambiguïté qui n’est pas exploitée. D’ailleurs, si Masha ne dénonce pas Svoboda, si elle le protège de ses poursuivants, n’est-ce pas parce qu’elle est attiré par lui plutôt que pour des raisons patriotiques ? Elle mentira d’ailleurs à Jan lorsque celui-ci s’inquiétera des fleurs qui ont été livrées à Masha.

     Les bourreaux meurent aussi, Hangmen also die, Fritz Lang, 1943 

    Masha demande à son fiancé de lui faire confiance 

    Le film porte évidemment la marque très particulière de Lang dans sa manière de filmer. Si on le compare par exemple à Man hunt, il semble même être un retour en arrière, comme s’il retrouvait les manières expressionnistes allemandes de ses films d’avant l’exil pour mieux marquer sa différence d’avec le cinéma hollywoodien. Le montage serré, la multiplication des plans avec peu de personnages, le jeu des lumières, tout contribue à renforcer cette idée. Les scènes d’extérieur tournées en studio sont assez étriquées, sans doute pour des raisons d’économies budgétaires. Mais cela est compensé par quelques scènes remarquables. Par exemple celles qui se passent dans le cinéma où Svoboda s’est réfugié, ou alors la première visite de Masha dans le piège de la Gestapo. De même les séquences qui mettent en scènes les otages rassemblés dans un camp. Il semble d’ailleurs que cela ait inspiré Melville pour L’armée des ombres. La lecture d’un poème patriotique donnera d’ailleurs une belle scène d’émotion à l’intérieur de la chambrée. La traque de Czaka, le traître, rappellera aussi celle de Hans Beckert dans M le maudit.

     Les bourreaux meurent aussi, Hangmen also die, Fritz Lang, 1943 

    Masha et Jan essaient de voir si le professeur Novotny a été exécuté 

    Si le film souffre des incertitudes du scénario, il est encore plus plombé par l’interprétation, ce qui pourrait aussi expliquer son échec commercial. Le jeu de Brian Donlevy dans le rôle de Svoboda est tout simplement lamentable. Il est difficile d’être plus raide, d’exprimer moins d’émotion que lui. Il semble qu’il lui ait été imposé par les studios. Walter Brennan incarne le professeur Novotny. Il est plutôt bien dans ce rôle, mais il n’a pas cette étincelle d’extravagance qu’il possède dans ses autres prestations quand il se laisse aller à incarner des personnages qui n’ont plus beaucoup de dignité. Anna Lee est Masha. Là encore le choix ne paraît pas très bon. Elle n’a rien d’une jeune fille un peu écervelée qui panique face au danger que représente la Gestapo. Et puis elle semble trop âgée pour ce rôle. Denis O’Keefe est bien dans le rôle du fiancé décontenancé par la conduite de sa promise, il fera ensuite une carrière intéressante dans le film noir de série B, notamment chez Anthony Mann. Mais le plus remarquable de cette distribution un peu boiteuse c’est Alexander Granach dans le rôle de l’inspecteur Grüber. C’était un acteur juif-austro-hongrois exilé à Hollywood et qui avait aussi tourné avec Lubitsch. Il est ici étonnant.

     Les bourreaux meurent aussi, Hangmen also die, Fritz Lang, 1943 

    Grüber croit que Masha et Svoboda sont amants 

    C’est un film qui possède des qualités indéniables, tant sur le plan cinématographique, que sur le plan scénaristiques, mais les hésitations qu’il manifeste, entre film noir, film didactique et comédie l’empêchent d’atteindre le très haut niveau. Ce n’est sûrement pas le meilleur des films de Lang, seulement un jalon dans le développement du film noir. 

     Les bourreaux meurent aussi, Hangmen also die, Fritz Lang, 1943 

    Czaka est désigné comme l’assassin d’Heydrich

     

     


    [1] C’est en effet seulement la guerre et la popularité de Roosevelt qui entraveront le travail répressif de l’HUAC dans le cinéma et la culture.

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  •  Chasse à l’homme, Man hunt, Fritz Lang, 1941

    Ce n’est pas un simple film de propagande au scénario un peu simpliste destiné à soutenir l’effort de guerre américain. C’est d’abord un film un peu bâtard qui hésite en permanence entre le film d’espionnage, la comédie légère et le film noir. C’est aussi bien ce qui en fait son intérêt que ce qui en limite la portée. Le scénario qui s’appuie sur un ouvrage obscur est dû au grand Dudley Nichols. Thorndyke est un riche chasseur anglais qui veut se prouver qu’il est possible d’assassiner le Führer pour peu  qu’on s’en donne les moyens. Il va ainsi s’approcher de sa résidence de Berchtesgaden armée d’un fusil à lunette. Mais s’il tient au bout de sa mire  Hitler, il n’appuie pas sur la gâchette pour autant. Repéré il va être arrêté et interrogé par le major qui s’occupe de la sécurité. Il veut que Thorndyke avoue qu’il a été commandité par la Grande-Bretagne pour assassiner le Führer. Cela aidera effectivement l’Allemagne pour justifier ses entreprises guerrières. Thorndyke, malgré la torture refuse de signer. Devant cette obstination, les Allemands décident de s’en débarrasser en le jetant dans un ravin pour faire croire à un accident. Mais Thorndyke survit et parvient à rejoindre Londres. Les espions allemands le poursuivent jusque-là. Il leur échappe en se réfugiant chez une fille simple, Jerry qui va tomber amoureuse de lui. Une ébauche d’idylle se met en place entre cet aristocrate distingué et une pauvre jeune fille naïve et sans ressources.  

     Chasse à l’homme, Man hunt, Fritz Lang, 1941 

    Thorndyke arrive près de la résidence d’Hitler, armé d’un fusil à lunette 

    Mais les nazis continuent leur traque. Thorndyke ne peut espérer l’aide du gouvernement qui serait embarrassé sur le plan diplomatique. Il va leur échapper plusieurs fois, dans le métro notamment. Mais ils vont le piéger en kidnappant la jeune Jerry. Dès lors ils peuvent découvrir sa cachette dans les bois. Le major lui demande de signer toujours le même document, et lui annonce froidement qu’il a assassiné Jerry. Four de rage Thorndyke va ruser pour à son tour piéger le major. L’ayant tué, il va s’engager dans l’armée et sautant en parachute, il se fixe pour objectif, pour le bien de l’humanité, de retourner à Berchtesgaden pour tuer Hitler.

    Chasse à l’homme, Man hunt, Fritz Lang, 1941  

    Le major veut faire avouer Thorndyke 

    Il est évidemment facile de souligner les absurdités grotesques d’un tel scénario. Rien n’est réaliste dans cette histoire, et surtout pas la façon dont Thorndyke liquidera le major avec un arc et des flèches de fortune. Donc l’intérêt va se trouver ailleurs. Principalement dans la mise en scène de Lang. Il arrive en effet à passer de l’exigence de la propagande à la mise en valeur d’une idylle légère qui oppose finalement deux classes sociales qui s’ignore. Ainsi Thorndyke découvrira le plaisir qu’on peut prendre à déjeuner de Fish and chipes enveloppés d’un papier journal en utilisant ses doigts en guise de fourchette. Ou encore Jerry va pénétrer pour la première fois dans l’univers des très riches personnes et s’affronter avec la belle-sœur de Thorndyke. C’est bien le résultat de la guerre que d’obliger ainsi les classes sociales à s’unir et à se découvrir. Le personnage de Jerry montre évidemment la simplicité immédiate des classes pauvres : alors que Thorndyke est un peu coincé et va dormir sur le canapé, elle sera la première à lui avouer ses sentiments. Du reste de ne pas avoir fait un pas vers elle sera finalement le grand regret de Thorndyke. Il y a une étude de caractères qui est intéressante. Thorndyke, bien qu’il représente la démocratie en marche, n’est pas très clair dans ses intentions face au major qui l’interroge. Il finira par avouer d’ailleurs qu’il avait bel et bien des envies de meurtre quand il s’est fait arrêter dans les bois.

     Chasse à l’homme, Man hunt, Fritz Lang, 1941 

    Grâce à Jerry, Thorndyke trouve à se cacher 

    L’autre intérêt du film est qu’il est filmé à la manière du film noir des années quarante, avec les ombres et les lumières, ce qui montre à quel point finalement le film noir est l’héritier de expressionnisme allemand. Fritz Lang est à ce titre un passeur. Quelques scènes magistrales ressortent du lot : évidemment la poursuite dans le métro qui est un modèle du genre et qui inspirera ensuite un grand nombre de réalisateurs de Rudolph Maté à Jean-Pierre Melville. On remarque au passage que Lange utilise les effets visuels des tunnels et des trous par lesquels la peur se manifeste. C’est aussi un film nocturne, avec les images d’un port assoupi autant que dangereux, ou encore les relations qui se nouent entre Thorndyke et Jerry dans l’appartement de celle-ci. Il y a une grande maîtrise technique, avec une multiplication des plans de plein pied.

     Chasse à l’homme, Man hunt, Fritz Lang, 1941 

    Dans le métro le cruel Jones poursuit Thorndyke 

    L’interprétation est tout autant maitrisée. Walter Pidgeon interprète Thorndyke d’une manière nonchalante et élégante, c’est seulement quand il apprendra la mort de Jerry qu’il explosera de colère. Mais Joan Bennett est plus remarquable dans le rôle de Jerry. Elle apporte une lumière que sans doute Lang appréciera puisqu’il la réengagera encore trois fois par la suite dans des classiques du film noir. Elle avait commencé sa carrière du temps du muet, et elle était une actrice confirmée.  Le troisième personnage est incarné par George Sanders dans le rôle du major allemand qui hésite entre distinction aristocratique et fanatisme. Il est très bon comme presque toujours. Enfin il y a John Caradine dans le rôle du cruel Jones l’homme de main cruel et obstiné. Son physique parle pour lui, il nous a effectivement habitués à ces rôles de tordus.

    Chasse à l’homme, Man hunt, Fritz Lang, 1941  

    Thorndyke et Jerry doivent se séparer 

    L’ensemble finit par ressembler aux Hitchcock de la période anglaise, à cause sans doute de la niaiserie sous-jacente du scénario. Mais en mieux toutefois, Lang étant plus ferme dans ses convictions, même si la reconstitution d’un Londres de studio laisse un peu à désirer. On notera que ce n’est pas le seul film de propagande que Lang aura mis en scène. En effet, Man Hunt fait partie d’une trilogie avec Espions sur la Tamise et Les bourreaux meurent aussi. Un peu comme si ces films justifiaient son exil. En tous les cas celui-ci s’inscrit véritablement au tout début de la grande période du film noir américain, même si l’ambiguïté du scénario n’est pas tout à fait satisfaisante. Mais qu’importe il y a suffisamment de qualités dans ce film pour qu’il résiste au passage du temps, même si bien évidemment c’est très loin d’être parmi les meilleurs films de la période américaine de Lang.

     Chasse à l’homme, Man hunt, Fritz Lang, 1941 

    La major veut piéger Thorndyke

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  •  Meurtres dans la 110ème rue,  Across 110th Street, Barry Shear, 1972

    Quatre petits malfrats volent l’argent des loteries clandestines que la mafia organise dans Harlem. Mais l’affaire tourne très mal, deux mafieux et trois noirs sont assassinés, et en prenant la fuite ils tuent aussi deux policiers. La police envoie sur place le capitaine Mattelli, un vieux de la vieille,  mais il apprend que c’est le jeune lieutenant William Pope, un noir, qui va prendre la direction de l’enquête pour des raisons politiques, parce qu’on se trouve dans Harlem. L’affaire s’avère compliquée, les voisins déclarent n’avoir rien vu. Par ailleurs la mafia comprend très vite qu’elle doit laver cette offense, non seulement pour punir ceux qui ont osé s’attaquer à elle, mais aussi parce qu’elle ne veut pas perdre la face à Harlem où les gangs noirs montent en puissance et menacent de prendre leur place. Elle va donc dépêcher sur place Nick D’Salvio pour  retrouver les voleurs et les punir. En s’appuyant sur ses affidés d’Harlem, en promettant des récompenses, il va rapidement avoir des résultats. Et tandis que les flics retrouvent la voiture qui a servi au hold-up, Nick tombe sur celui qui conduisait la voiture. Si la mafia se révèle plus rapide pour retrouver les coupables, c’est pourtant la police qui aura le dernier mot. Les voleurs tomberont les uns après les autres après avoir laissé derrière eux une kyrielle de cadavres.

     Meurtres dans la 110ème rue,  Across 110th Street, Barry Shear, 1972 

    Jim assassine froidement l’équipe qui compte l’argent 

    C’est un film qui a eu beaucoup de succès, sans doute parce qu’il sort les noirs des rôles un peu standardisés. En effet, le cinéma américain jusqu’au début des années soixante-dix, accordait deux types de rôles aux noirs, d’abord les bons serviteurs dévoués à leur maîtres, puis au fil du temps les noirs étaient plutôt représentés par des bonnes personnes, plutôt comme les victimes du racisme des blancs. Sidney Poitier battit une partie de sa renommée sur ce type d’interprétations. Au tout début des années soixante-dix, la palette des rôles admissibles pour les noirs c’était considérablement élargie, avec des acteurs comme Jim Brown qui pouvaient interpréter des durs. Et donc peu à peu on va accorder des rôles de policiers débrouillards et dynamiques à des acteurs noirs, mais on va aussi commencer à montrer d’une manière plus réaliste la réalité de la délinquance des afro-américains. Ce film va y participer. Evidemment on va avoir droit à des scènes d’opposition entre les blancs et les noirs. Il y a d’abord celle entre Mattelli et Pope, puis chez les gangsters, celle entre Nick et les gangs de Harlem. Il y a cependant une logique de remplacement dans ces oppositions. En effet, Nick mourra par la grâce de Doc Johnson, le parrain noir qui s’apprête à prendre le relais de la mafia sicilienne représentée par un vieux bonhomme, mais Mattelli mourra aussi, et c’est évidemment Pope le jeune lieutenant noir qui prendra sa place.

     Meurtres dans la 110ème rue,  Across 110th Street, Barry Shear, 1972 

    Le boss décrète la mobilisation 

    On se retrouve donc un peu au-delà d’une simple revendication d’une égalité entre les noirs et les blancs. Le New-York de cette époque était particulièrement amoché, des immeubles délabrés en voie d’effondrement, des rues sales et vides, une vraie misère dans Harlem. L’ambiance est celle de Chester Himes, avec des noirs de la marge tout de même assez extravagants dans leur manière de s’habiller, de parler, de voler. Il ne manque rien pour décrire la vie misérable de Harlem. Il y a bien sûr une fatalité qui est motrice dans la conduite de nos héros de carton-pâte. Rapidement les voleurs vont se rendre compte qu’ils ne s’en sortiront pas. Mais ils conserveront une sorte d’éblouissement d’avoir osé défier un ordre social singulier où les arrangements entre les gangs et la police sont connus de tous.

    Meurtres dans la 110ème rue,  Across 110th Street, Barry Shear, 1972 

    Nick a retrouvé un des voleurs 

    Le film possède de belles qualités cinématographiques. C’est pourtant la seule réussite de Barry Shear qui s’est contenté le plus souvent de tourner pour la télévision des épisodes des séries comme Les rues de San-Francisco où les décors urbains ont une importance décisive. Nous sommes dans cette période singulière qui fait que les réalisateurs portaient une vraie attention aux décors réels. Leur stylisation ultérieure les videra un peu de leur sens. Cela va de pair avec les nouvelles capacités de l’époque d’utiliser des caméras moins lourdes et donc une plus grande mobilité dans les scènes d’action qui sont ici très réussies. Parmi les aspects remarquables du film il y a les affrontements entre les  flics et les mafieux, ou les mafieux entre eux, affrontements qui ne peuvent pas aller jusqu’au bout de leur logique et qui font que ce sont toujours les petits soldats qui paient les pots cassés. Les scènes de violence sont fortes, que ce soit quand Nick éclate un verre dans la figure de Jackson, ou quand il balance dans le vide Logart pour le faire parler. Il y a cependant d’autres aspects moins réussis, par exemple cette fin un peu niaise où on voit dans l’ultime plan du film, tandis que Mattelli meurt, la main du flic noir et celle du flic blanc qui s’étreignent. C’est inutile et lourd.

     Meurtres dans la 110ème rue,  Across 110th Street, Barry Shear, 1972 

    Mattelli se prend de bec avec un parrain de Harlem 

    L’interprétation est très bien. Anthony Quinn toujours égal à lui-même incarne le flic un peu brutal, proche de la retraite, et qui se sent dépassé. Il est excellent comme toujours. Il a été associé à la production du film. A cette époque il s’était éloigné du système hollywoodien qui avait fait sa gloire, et il multipliait les expériences d’acteurs un peu partout dans le monde. Yaphet Kotto n’est pas mal dans le rôle du lieutenant Pope, mais il manque peut-être un peu d’autorité naturelle face à Anthony Quinn. Tony Franciosa est impeccable dans le rôle du mafieux classieux qui fait la chasse aux voleurs dans ses costards bien coupés et son manteau de millionnaire. Parmi les voleurs on regrettera un peu les grimaces d’Antonio Fargas qui interprète un camé, fêtard et grande gueule. Mais c’est peu de choses à vrai dire. Le rythme rapide permet de glisser sur ces quelques fautes de goût.

     Meurtres dans la 110ème rue,  Across 110th Street, Barry Shear, 1972 

    Mattelli qui est proche de la retraite demande à Pope de fermer les yeux sur ses petits arrangements 

    Le film est resté dans les mémoires et a connu un très bon succès critique. Il se revoit avec plaisir. Certains l’ont rapproché des films dits blacksploitation, à cause de la grande quantité de caractères noirs dans un film de ce type. Mais ce n’est pas ce qui le caractérise le plus, c’est d’abord un film noir qui témoigne de l’effondrement de New-York dans une période bien particulière des Etats-Unis.

     Meurtres dans la 110ème rue,  Across 110th Street, Barry Shear, 1972 

    Jim vendra chèrement sa peau

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  •  Les tueurs de la lune de miel, Honeymoon killers, Leonard Kastle, 1969 

    C’est ce qu’on appelle un film-culte, un film qui n’existe qu’en un seul exemplaire et qui étonne par la façon dont il est filmé et mis en scène. Inspiré de faits réels, le film raconte la saga criminelle de Martha Beck et de Raymond Fernandez. Une infirmière en chef qui se sent un peu seule répond sous l’insistance de son amie à des lettres qui lui sont envoyées par un inconnu, Raymond Fernandez, à la suite de son inscription sur un site de rencontres. En vérité Raymond est un escroc qui drague les femmes seules pour leur soutirer de l’argent. Mais Martha et Raymond tombent amoureux l’un de l’autre, si bien que Ray lui avoue son curieux métier. Mais Martha admet tout cela, et ce d’autant plus qu’elle se fait virer de son travail par un directeur pointilleux. Dès lors elle va accompagner Raymond à travers l’Amérique pour aller à la rencontre de proies plus ou moins faciles à plumer, parfois d’ailleurs ils doivent renoncer. Dans un premier temps Raymond et Martha ne sont pas des assassins, mais de simples escrocs qui abandonnent leurs victimes une fois qu’ils les ont dépouillées. Cependant les circonstances vont les pousser à commettre des meurtres violents. C’est d’abord Martha qui empoisonne une des conquêtes de Raymond, mais ensuite il faudra tuer à coups de marteau, et là on ne se trouve plus dans la même catégorie de crimes. Cependant Martha est jalouse des relations que Raymond entretient avec ses victimes, et ce d’autant qu’il lui fait des mensonges qu’elle a du mal à supporter. Elle finira par les livrer tous les deux à la police après qu’ils aient assassiné une femme et sa petite fille.

    Les tueurs de la lune de miel, Honeymoon killers, Leonard Kastle, 1969  

    Martha s’ennuie dans son métier d’infirmière en chef

    C’est le même principe que Landru, le but est de ne s’attaquer qu’à des femmes qui paraissent assez nanties et qui sont seules, vaguement désespérées et sans appui. Sauf que s’ajoute ici l’idée du bonheur dans le crime. Si au départ Raymond n’est qu’un petit escroc, il va trouver une certaine jouissance dans le crime : il en aimera que plus Martha ! Quoiqu’on en dise, c’est une histoire d’amour fou. Car si le prétexte des meurtres est l’argent, une manière de vivre sans travailler, en réalité c’est aussi le moyen d’unir le couple dans un lien quasiment indissoluble. Ce couple est d’autant plus extraordinaire qu’il est physiquement improbable. D’un côté on a Raymond, gigolo de supermarché aux cheveux gominés, qui entretient sa forme et soigne son physique. De l’autre, Martha, est une femme très forte qui passe son temps à manger sans tenir compte de son apparence physique. Certes au début on a l’impression que Martha est seulement la femme dévouée de Raymond, mais rapidement on comprend qu’ils sont tous les deux très attachés l’un à l’autre.

     Les tueurs de la lune de miel, Honeymoon killers, Leonard Kastle, 1969 

    Ray épouse des femmes seules pour les dépouiller 

    Le film est, au-delà d’un portrait de deux psychopathes, aussi une image de la misère affective de la population américaine, coincée, isolée derrière un mode de vie sans attrait et sans plaisir. Les portraits de victimes sont à la fois cruels et touchants. Des êtres abandonnés qui cherchent à se raccrocher contre toute évidence à des illusions. Janet qui pourtant est très près de ses sous, va finalement confier toute sa fortune à Raymond, non pas parce qu’elle est généreuse, mais parce qu’elle veut croire qu’elle a trouvé en Raymond l’âme sœur. Martha n’est pas cynique, elle a sous ses allures rugueuses et ses manies de tueuse un cœur de midinette. Raymond est l’amour de sa vie, quoi qu’il fasse, quoi qu’il lui fasse faire.

     Les tueurs de la lune de miel, Honeymoon killers, Leonard Kastle, 1969 

    Ray et Martha se font passer pour frère et sœur 

    Lors de sa sortie, le film fut considéré comme violent et très audacieux. Bien entendu, aujourd’hui cela parait assez prude, on ne verra qu’un seul meurtre en direct. Il faut se rappeler que nous sommes en 1969, l’année de la sortie de La horde sauvage, un autre film qui marqua les esprits par sa violence cette fois vraiment très crue et matérialisée à l’écran par des images sanglantes. Dans cette période très particulière qui avait des airs de révolution, le cinéma avait fait sauter les verrous de la bienséance et abordait de front le problème de la violence sous toutes ses formes. On voit bien dans le film que nos deux tueurs s’opposent à des formes de vie plus policées, ils sont la subversion des valeurs ordinaires. Bien sûr ils ont le vague désir de se fixer et de vivre une vie ordinaire… une fois qu’ils auront réuni l’argent nécessaire. Mais on ne croit pas une minute qu’ils sont mus par cette volonté : c’est bien le crime qui les soude, et si Martha les dénonce à la police ce n’est pas seulement à cause de sa jalousie, c’est aussi pour éviter le face à face avec Raymond dans une vie trop ordinaire. On remarquera que nos deux « héros » ne sont jamais opposés à la vie ordinaire, on ne les verra pas confrontés ni à la police qui vient les arrêter, ni même à un tribunal. C’est à peine si on aura une image de Martha en prison quand elle est séparée de Raymond et qu’elle lit une de ses lettres amoureuses. Le film est relativement sobre, puisque dans la réalité Martha et Ray auraient assassiné une bonne vingtaine de personnes.

     Les tueurs de la lune de miel, Honeymoon killers, Leonard Kastle, 1969 

    Martha a peur que Ray ne l’abandonne 

    Curieusement la manière minimaliste de filmer – le budget est réduit à sa plus simple expression – donne une esthétique singulière au projet de Leonard Kastle. Non seulement les gros plans sont très nombreux, mais il utilise aussi une caméra portée à l’épaule qui évite de se poser la question du cadre, et donc qui intègre des plans découpés en dehors de toutes les normes établies en la matière. D’ailleurs il n’y a que très peu de plans d’extérieur, et pourtant ça ne ressemble jamais à du théâtre, sans doute parce que la caméra ne pose pas de problème de déplacement aux acteurs. Cette façon bien peu académique de filmer cerne au plus près les motivations et les sentiments des deux amants. Elle les traque dans tous les coins, sans leur laisser de répits. C’est le seul film de Leonard Kastle, mais quel film ! Certains ont regretté qu’il n’ait fait qu’un seul film, mais il n’est pas certain qu’il aurait pu en faire un second de cette qualité. Il y a une sorte de spontanéité halluciné qui n’est pas ordinaire. Leonard Kastle était un metteur en scène d’opéras, un compositeur, aussi librettiste. C’est lui qui a écrit le scénario. Nous sommes à la fin des années soixante où on pense que n’importe qui peut faire un film ou de la musique pour peu qu’il ait du cœur et des idées. Je pense par exemple à Chappaqua suite de Conrad Rooks qui date de 1965, ou encore à The cool world de Shirley Clarke qui date de 1963. C’est une manière de réinventer le cinéma sans se préoccuper de son histoire antérieure.

     Les tueurs de la lune de miel, Honeymoon killers, Leonard Kastle, 1969 

    Leur combine étant éventée, ils doivent repartir pour New-York 

    L’interprétation est exceptionnelle. Shirley Stoler est Martha, elle joue remarquablement de son physique renfrogné et manifeste ses sentiments changeants vis-à-vis de Raymond. Elle impressionne évidemment, présentant même une certaine noblesse de comportement. On la reverra plus tard dans d’autres films comme Voyage au bout de l’enfer de Cimino, mais elle semblera au fil du temps rentrer dans le rang. Raymond est incarné magistralement par Tony Lo Bianco qui fera ensuite carrière dans des petits rôles de gangster ou de policier, on le vit dans les années soixante-dix, chez Friedkin, Lumet ou Robert Mulligan. Dans les années quatre-vingts, il ne tourna presque plus que pour la télévision. Bien entendu le film est centré sur le couple, exclusivement, ce qui ne veut pas dire que le reste de l’interprétation est sans importance, au contraire tous les seconds rôles, essentiellement des femmes vieillissantes, sont choisis avec un soin particulier par des acteurs de second rang, inconnus, mais combien efficaces.

     Les tueurs de la lune de miel, Honeymoon killers, Leonard Kastle, 1969 

    Janet est un parti prometteur 

    Il reste de ce film des scènes mémorables, comme la dispute que Raymond et Martha ont au bord de la mer et qui pousse celle-ci à se noyer, Raymond étant obligé d’aller la secourir tandis qu’une femme qui devait épouser Raymond les contemple effarée. Ou encore le meurtre de Janet Fay à  coups de marteau bien maladroits. Etant donné son budget exsangue, on parle de 150 000 $, le film de Kastle fut certainement un des projets les plus rentables ! Originellement il avait été prévu pour la télévision. Il parcourut le monde entier, obtint des prix et la reconnaissance critique dans tous les pays.  

    Pour la petite histoire, on rappellera qu’à l’origine c’est Martin Scorsese qui devait mettre en scène ce film, mais il se fit virer au bout de deux journées de travail, et c’est là que Kastle s’improvisa réalisateur ! Egalement alors que la véritable histoire est située à la fin des années quarante, ici ce sont les années soixante qui servent de décor.

    Quoi qu’il en soit le film tient bien la route et se revoit avec grand plaisir près de cinquante années après.

     Les tueurs de la lune de miel, Honeymoon killers, Leonard Kastle, 1969 

    Les vrais « héros » de cette histoire d’amour

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  •  The Sugarland express, Steven Spielberg, 1974

    Le cinéma américain des années soixante-dix intégrait volontiers des éléments subversifs à son discours, comme la conséquence de cette révolution culturelle qui traversa tous les pays développés à la fin des années soixante. On y trouvait donc l’apologie des bandits et des criminels, à tout le moins une explication sociale à leur comportement déviant. On trouvait cela dans Boxcar Bertha de Martin Scorsese par exemple[1], ou dans les tous premiers films de Brian de Palma comme Greetings ou Hi, mom ! dans lesquels apparaissaient un acteur très talentueux, Robert de Niro. Avec l’âge et l’évolution des sociétés, ces réalisateurs ont beaucoup changé. Le succès venu, ils ont oublié aussi les rêves fondateurs de ce qui a été une sorte de révolution culturelle, en Amérique, mais aussi ils se sont pliés aux nouveaux codes développés par la contre-révolution conservatrice initiée par l’élection de Reagan qui a fait du succès monétaire l’alpha et l’oméga de la production cinématographique. Le style s’en ressentira évidemment, Spielberg sombrera dans des grosses productions consensuelles, sans grâce, et Scorsese triturera la forme à l’infini, avec beaucoup de savoir-faire technique, mais sans grande passion.

     The Sugarland express, Steven Spielberg, 1974 

    Lou vient voir le père de son enfant en prison 

    L’histoire s’inspire d’un fait divers réellement advenu au Texas. Le scénario a été construit à partir des idées de Spielberg. Lou Jean Poplin lors d’une visite à son mari dans un centre de rétention, le convainc de s’enfuir avec elle dans le but de récupérer leur enfant qui a été donné à la garde d’une famille habitant Sugarland. Par un concours de circonstances malheureux, ils vont kidnapper un policier, Slide, et se servir de lui et de sa voiture pour se rendre à Sugarland. Rapidement ils vont avoir des dizaines de policiers à leurs trousses. La poursuite est dirigée par le capitaine Tanner qui cherche avant tout à éviter des morts. Pour arriver jusqu’à Surgarland, les trois fuyards doivent éviter tous les pièges qui vont leur être tendus tout au long de la route. Bien que le capitaine Tanner leur ait donné sa parole qu’il n’interviendrait pas, notamment pour préserver la vie de Slide, d’autres policiers ou des sortes de miliciens n’ont pas les mêmes idées. Plusieurs fois le drame est évité, mais finalement, alors même que le public commence à soutenir la cause du couple Poplin parce qu’ils veulent récupérer leur enfant, Tanner finira par les faire abattre, Clovis mourra et Lou sera arrêtée.

     The Sugarland express, Steven Spielberg, 1974 

    Les parents de Hubbie ont été abandonnés au bord de la route 

    C’est un film très compliqué pour Spielberg, non pas en ce qui concerne l’histoire, puisqu’il s’agit d’un road movie qui peut rappeler Un monde parfait, ou Thelma et Louise, mais plutôt dans ses intentions sociales et politiques. En effet, le couple Poplin est représentatif d’une jeunesse complètement paumée, un peu délinquante. Le désir de Lou de construire et de vivre dans une famille normale en récupérant son fils de deux ans est contrarié par la rigueur des institutions, car non seulement le pénitencier empêche les deux amants d’être réunis, mais la justice a aveuglément confié la garde de leur fils à un couple de vieux bourgeois qui comptent bien se l’approprier, sans doute parce qu’eux-mêmes n’ont pas pu en avoir. La fourberie de la police causera la perte de Clovis, alors même que celui-ci n’avait plus que quelques mois de pénitencier à purger. L’opposition entre le peuple et les institutions est encore plus nette quand on commence à s’apercevoir que la foule soutient la cause des Poplin, justement parce qu’ils veulent fonder une famille et récupérer leur enfant. Mais au-delà de cette approche évidente, il y en a plusieurs autres moins facilement perceptibles. D’abord il y a le fait que Spielberg présente les Texans comme particulièrement arriérés, car trop proche encore de la terre ! Ensuite on décèle une opposition homme-femme qui est la marque de ce revirement des années soixante-dix qui est le moment de la montée ne puissance du pouvoir féminin et féministe. En effet, c’est Lou qui mène la danse, et elle mène la danse d’une manière hystérique qui entraîne le couple complètement à sa perte. Clovis est plus raisonnable, et s’il marche dans les combines de Lou, il ne se fait aucune illusion, il sait bien qu’il va à sa perte, mais il aime Lou. Et le film est aussi une histoire d’amour où chacun est sensé tout donner à l’autre.

     The Sugarland express, Steven Spielberg, 1974 

    Lou et Clovis ont piqué la voiture de police et kidnapper un policier 

    Le problème le plus important posé par ce film est qu’il ne choisit pas une optique particulière, il verse parfois dans la comédie de mœurs, parfois dans le grotesque, mais aussi dans le drame noir d’une vie sans espoir. Au fond le sujet est trop grave pour le traiter d’une manière aussi désinvolte. Par exemple les disputes entre les parents d’Hubbie, un compagnon de captivité de Clovis, frisent le ridicule, d’autant qu’on en rajoute en présentant deux vieilles personnes au physique défait, le père reniant son fils ouvertement parce qu’il est en prison. Spielberg ne craignant pas les effets de répétition, il remet ça quand le père de Lou affirme que le mieux serait en effet d’abattre sa fille et son gendre. Les miliciens du Texas qui attaquent la voiture des Poplin sont aussi représentés comme des brutes épaisses sans cervelle, je suppose que ces figures grimaçantes représentent l’extrême-droite américaine. Il y a des scènes plus graves et poignantes justement quand Clovis s’avance vers la maison de la famille d’accueil pour récupérer son gosse. Nous ne sommes plus sur le même registre.

     The Sugarland express, Steven Spielberg, 1974 

    Lou réagit violemment à la tentative d'encerclement

    Spielberg n’a jamais possédé de vrai style, je veux dire une grammaire personnelle et directement identifiable, ce n’est pas Scorsese qui est toujours capable d’innover en la matière, même lorsqu’il filme des scénarios insipides. Son style passe-partout ne dérange pas. Certes il sait filmer « propre » et il a le sens du mouvement, ce mouvement qui lui permet d’utiliser au mieux l’espace. Ici il utilise l’écran large, ce qui est tout à fait adapté pour cette approche de l’envers du rêve américain. Mais il abuse de cette facilité pour saturer son film de courses poursuites et d’automobiles dans toutes les positions possibles et imaginables, ce qui rend le film un peu trop long à mon sens. Il recycle à ce moment-là des idées filmiques qu’il avait utilisées dans le fameux Duel. Evidemment on a droit à des scènes tout à fait attendues qui manifestent l’esprit charognard des médias, et cet engouement pour l’affaire Poplin que les médias montent en mayonnaise, rappelle un peu de loin (mais de très loin) le film de Billy Wilder, Ace in the hole[2]. La famille d’accueil est présentée sans nuance comme mauvaise et résume un peu trop rapidement cette opposition latente entre des marginaux épris de liberté et des bourgeois confortablement installés dans la certitude de leur bon droit qui savent utiliser les services de la justice et de la police à leur avantage. Autre approche convenue, le policier kidnappé qui finit par copiner avec ses ravisseurs. Cet échange est la seule dimension humaine véritablement un peu explorée par Spielberg.

    The Sugarland express, Steven Spielberg, 1974  

    Les Poplin sont accueillis comme des héros de partout où ils passent 

    L’interprétation est bonne, principalement grâce à l’abattage de Goldie Hawn dans le rôle de Lou. Plutôt habituée des rôles virevoltants et des comédies légères, elle sait pourtant aussi faire passer la tension et la détresse, notamment dans les scènes finales quand elle comprend qu’elle s’est complètement plantée dans sa volonté de forcer les événements. William Atherton est aussi excellent dans le rôle de Clovis, il a une vraie capacité à nuancer ses sentiments. Michael Sacks interprète le policier  Slide qui forme un curieux trio avec le couple Poplin. Il est aussi très bon, il tournera quelques films, puis disparaîtra du monde du cinéma pour finir dans l’industrie. Enfin il y a le capitaine Tanner, incarné par Ben Johnson, le charismatique acteur de Peckinpah, il reste un peu sur sa réserve, hésitant entre un humanisme de bon aloi, et une fourberie tout à fait flicarde. Les seconds rôles sont bien, quoiqu’un peu typés tout de même.

    The Sugarland express, Steven Spielberg, 1974  

    Le capitaine Tanner cherche à coincer les fuyards 

    Par la suite Spielberg va s’éloigner de cette veine sociale et critique. Sugarland express n’avait qu’un budget de 2 000 000 de $, son opus suivant sera Les dents de la mer, avec une enveloppe de 12 000 000 de $ et le succès que l’on sait. A partir de ce moment-là il cultivera le succès à travers des films un peu niaiseux à la thématique consensuelle. Sugarland express a rapporté de l’argent, mais c’est le film de Spielberg qui a fait aussi le moins d’entrées. Le film est peut-être plus intéressant comme symptôme de la fin d’un cycle, c’est en effet avec Les dents de la mer au succès planétaire que Hollywood va éliminer peu à peu le cinéma contestataire, même si cette contestation n’est finalement pas très dérangeante. Ce n’est pas un grand film, mais c’est sûrement un des meilleurs que Spielberg a réussi à monter. En tous les cas, il se voit tout de même encore assez bien, malgré toutes les réserves qu’on peut faire.

     The Sugarland express, Steven Spielberg, 1974 

    Spielberg et Goldie Hawn sur le tournage

     

     


    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/boxcar-bertha-martin-scorsese-1972-a114844718

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/le-gouffre-aux-chimeres-ace-in-the-hole-1951-a114844952

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