•  J’ai même rencontré des tziganes heureux, Skupljaci Perja, Aleksandar Petrovic, 1967

    Ce film avait fait sensation à Cannes en 1967[1], ce sont Robert Hossein et Claude Lelouch qui, enthousiastes, avaient acheté les droits de sa distribution en France et le public avait suivi. Et puis, avec le temps on l’a injustement oublié et il était devenu très difficile de le revoir en France. C’est le lointain précurseur des films de Kusturica sur les gitans, peut-être avec moins de poésie et de lyrisme, et encore, mais la filiation est évidente aussi bien sur le plan des thématiques développées que sur la mise en scène proprement dite ou encore en ce qui concerne la musique si spécifique. Ce seul film vaut, selon moi, toutes les Palmes d’or de Ken Loach et de très loin, il n’y a pas de message asséné à un public passif, mais une misère aussi intense que la poésie paradoxale qui s’en dégage. En le revoyant 50 ans ou presqu’après sa sortie en salle, je pense toujours que ce film est un chef d’œuvre.   

     J’ai même rencontré des tziganes heureux, Skupljaci Perja, Aleksandar Petrovic, 1967

    Bora tombe amoureux de la jeune Tissa 

    Bora, surnommé le blanc à cause de son beau costume, en revenant de faire des affaires dans le pays tombe amoureux de la jeune Tissa. Ils habitent dans le même village misérable de Voïvodine. Bora est aussi en affaire avec Mirta qui a des visées aussi sur Tissa qui est aussi sa belle-fille. En effet il la pousse à se marier avec un jeune garçon à peine pubère comme c’est la tradition, afin de pouvoir la garder pour lui. Bora est un flambeur qui perd le peu qu’il gagne dans ses combines de revente des plumes d’oies en jouant aux cartes. Le soir il fréquente le soir il fréquente le cabaret où Lence chante d’une manière émouvante. Le mariage de Tissa tourne court, celle-ci jette dehors son jeune mari au motif qu’il n’arrive pas à la baiser. Mais les ennuis commencent pour elle, son beau-père veut en effet la violer. Elle s’enfuit chez sa tante. Bora, tout en cherchant à acheter des plumes, cherche aussi Tissa. Il va la retrouver et l’épousera : son mariage sera béni par un prêtre orthodoxe dont l’église est à l’abandon.

     J’ai même rencontré des tziganes heureux, Skupljaci Perja, Aleksandar Petrovic, 1967 

    Les femmes du village guette les exploits du mari de Tissa 

    Bora va imposer sa nouvelle épouse à sa femme qui est vieille et à qui il a déjà fait 5 enfants. Il va pourtant délaisser son foyer pour courir de nouvelles aventures et tacher de gagner un peu d’argent. Tandis qu’il court les routes, Tissa rêve d’aller à Belgrade qu’elle croit être une ville de tous les possibles. La femme de Bora lui donnera l’argent pour y aller. Mais évidemment dans la capitale où elle est accueillie par le fils de Lence, un stropiat, cul-de-jatte, qui essaie de gagner un peu d’argent en chantant avec d’autres enfants déshérités dans les cours des immeubles, les désillusions sont énormes. Elle repartira chez elle, mais va se faire violer par des camionneurs. Dès lors elle va retomber dans les griffes de Mirta. Bora doit venger son honneur, il va tuer Mirta au milieu des plumes d’oie, puis, recherché par la police, il va disparaître du village.

     J’ai même rencontré des tziganes heureux, Skupljaci Perja, Aleksandar Petrovic, 1967 

    Bora cherche Tissa 

    Le scénario remarquable de Petrovic mêle l’errance et la description des mœurs particulières de tziganes sédentarisés, mais complètement à part de la société yougoslave moderne et qui vivent un peu comme on vivait au Moyen-Âge, au jour le jour dans l’ivresse autant que dans la difficulté. L’ambiance ressemble un peu à ces romans prolétariens de Panaït Istrati qui font ressortir à côté de la misère infinie des populations les plus défavorisées, une poésie qui nait de l’ivresse et de l’intensité de rapports sans lendemains. Sans doute une des scènes les plus belles et les plus suggestives est ce moment ou Bora, complètement ivre, s’ouvre les mains sur des verres brisés, trop sensible aux chants mélancoliques de la belle et sensuelle Lence. Au moment de la sortie de ce film, le titre fut très discuté au motif qu’il jouait de cette poésie des bas-fonds qui empêcherait selon certains de critiquer la misère de ces populations. Mais en vérité le titre reprend seulement des paroles d’une chanson de Lence qui justement met en scène le désespoir, désespoir qui se situe bien au-delà de la misère matérielle.

     J’ai même rencontré des tziganes heureux, Skupljaci Perja, Aleksandar Petrovic, 1967 

    Bora bat sa femme avec régularité 

    Sans doute ce qui donne cette force au film de Petrovic c’est d’abord cette quête de la liberté qu’il représente. La gratuité est le mode de vie de cette population qui ne sait en rien anticiper et faire des économies. Bora prendra ainsi une amende pour avoir jeté sur la route les plumes qu’il avait durement marchandé quelques instants auparavant. Pourquoi accepte-t-il de tout perdre ? Essentiellement parce qu’il est rêveur et que les plumes déversées sur la route lui rappelle la neige. C’est du moins ce qu’il explique au juge qui manifestement fait des efforts pour comprendre les tziganes, sans trop y parvenir. Dans cette mélancolie où se mêlent si intimement la vie et la mort, s’il y a peu de place pour la sensiblerie, les sentiments existent tout de même. On le verra quand Bora aidera la jeune femme qui vient de perdre son enfant à le faire baptiser alors que lui-même ne croit manifestement en rien, même pas en lui-même ! Et si les tsiganes apparaissent cruels et sauvages, l’opposition avec Belgrade qui est censée être une ville moderne et civilisée, ne tourne pas à l’avantage de la capitale. Sous ses dehors propres et sophistiqués, elle n’est qu’une désillusion de plus pour Tissa et ses amis.

     J’ai même rencontré des tziganes heureux, Skupljaci Perja, Aleksandar Petrovic, 1967 

    Ivre Bora s’ouvre les mains quand Lence chante 

    Il y a une certaine école cinématographique qui s’est développée dans les années soixante dans les pays de l’Est[2]. Tous ces réalisateurs avaient en commun de savoir saisir les instants de vérité de la vie du peuple. Ici, la réalisation est de premier ordre, filmé presqu’au ras du sol, Petrovic utilise les décors mieux que personne. Sa caméra est très mobile et même s’il utilise beaucoup les gros plans, les visages aussi donnent une vérité profonde à cette histoire. Presque tout le film peut être cité, plan par plan, aussi bien la procession funèbre que le vol des chevaux, ou encore ces troupeaux d’oies qui errent un peu partout dans le village. Rien n’est épargné au spectateur, Bora est cruel avec la mère de ses enfants, il la prive de son poste de télévision – le seul misérable plaisir qu’elle peut avoir – et quand elle regimbe il la roue de coups. Si le combat à mort dans les plumes est relativement facile, il y a des petites attentions qui passent presqu’inaperçues, mais qui donnent du corps au film, comme le parcours de Tissa avec sa tante quand elle va se mettre à l’abri des ardeurs de son concupiscent beau-père. Egalement on retiendra la séquence qui clôture le film et qui montre la police enquêter, ou faire semblant d’enquêter sur un territoire qui n’est pas le leur. La caméra se déplace rapidement anticipant le déplacement des policiers, et tout en donnant une vision d’ensemble du village. Le tout est entrecoupé de ces visages fermés qui répondent tous la même chose : on n’a plus revu Bora le blanc !

     J’ai même rencontré des tziganes heureux, Skupljaci Perja, Aleksandar Petrovic, 1967 

    Bora doit acheter des plumes, mais le propriétaire est mort 

    Tout ce qui vient d’être dit signale au lecteur le chef d’œuvre, mais nous n’avons pas parlé de l’interprétation. Il faut d’abord saluer la performance de Bekim Fehmiu dans le rôle de Bora le blanc. Cet acteur grandiose a trouvé là son plus beau rôle. Certes il a un physique tout à fait remarquable, mais il possède aussi cette mélancolie qui, alliée à la sauvagerie du personnage produit un mélange étonnant. Malheureusement il n’eut guère de rôles à sa hauteur. On se souvient de lui notamment dans le rôle d’Ulysse produit par la télévision italienne. Il y donnait une énergie et une malice peu commune. Il se serait suicidé en 2010. Il laisse cependant un bon souvenir dans les pays de l'ex-Yougoslavie. Velimir Bata Zivojinovic dans le rôle du fourbe Mirta est excellent aussi, mais peut être plus attendu. La belle Olivera Vuco joue Lence, et elle chante aussi Djelem Djelem d’une façon particulièrement émouvante. La jeune Gordana Jovanovic incarne Tissa, je ne sais pas si elle a joué dans d’autres films, mais dans le film de Petrovic elle est excellente avec un physique très particulier et sauvage, je ne l’ai jamais vue ailleurs. Ces acteurs se mêlent à une cohorte d’acteurs non professionnels et de Tziganes engagés sur le tas. Ce qui renforce l’authenticité du propos, et qui montre que Petrovic a une vraie tendresse pour cette population.

     J’ai même rencontré des tziganes heureux, Skupljaci Perja, Aleksandar Petrovic, 1967 

    Bora jette les plumes qu’il eut beaucoup de mal à acheter 

    Le film a été tourné dans la Yougoslavie de Tito. Preuve que le régime n’était aussi sévère qu’on le disait puisque ce film montre une misère écrasante, et donc quelque part l’échec du socialisme. La Voïvodine est aujourd’hui rattachée à la Serbie, mais elle a toujours eu un statut d’autonomie reconnue, sans doute parce que le grand nombre d’ethnies et de religions qui y cohabitent engendrent forcément un certain équilibre, aucun groupe ne pouvant prendre le dessus sur les autres. Il faut encore une fois souligner la qualité très particulière de la musique qui accompagne le récit et qui a été choisie par Petrovic lui-même.

    Le succès international du film va ouvrir les portes de plus gros financements. Mais que ce soit Il pleut sur mon village avec Annie Girardot, ou l’adaptation de Boulgakov, Le maître et Marguerite, avec Ugo Tognazzi et Mimsy Farmer, n’atteindront jamais l’intensité dramatique de J’ai même rencontré des tziganes heureux. Au début des années soixante-dix, Petrovic rentrera en disgrâce sans trop savoir pour quelle raison puisque ce peut être en effet le résultat de lubies passagères de bureaucrates, comme le résultat d’une tentative de reprise en main du secteur de la culture, puis il fera un retour avec Portrait de groupe avec dame qui bénéficiera de l’interprétation de Romy Schneider. Son dernier film en 1989, tourné avec Richard Berry et Isabelle Huppert sortira dans l’indifférence générale. Il décédera en 1994.

     J’ai même rencontré des tziganes heureux, Skupljaci Perja, Aleksandar Petrovic, 1967 

    Tissa qui a failli être violée par Mirta se cache 

    Ce film est malheureusement indisponible en DVD pour le public non-serbe, mais il mériterait une ressortie en Blu ray. On en trouve que des versions passables sous-titrées en français sur la toile. S’il a marqué son époque, il serait bon que les jeunes générations qui connaissent et apprécient à juste titre l’œuvre de Kusturica puissent le voir.

    J’ai même rencontré des tziganes heureux, Skupljaci Perja, Aleksandar Petrovic, 1967

     Bora et Tissa se marient à l’église 

     J’ai même rencontré des tziganes heureux, Skupljaci Perja, Aleksandar Petrovic, 1967 

    Tissa cherche fortune à Belgrade 

     J’ai même rencontré des tziganes heureux, Skupljaci Perja, Aleksandar Petrovic, 1967 

    Bora va tuer Mirta 

    J’ai même rencontré des tziganes heureux, Skupljaci Perja, Aleksandar Petrovic, 1967

     La police cherche Bora 

     J’ai même rencontré des tziganes heureux, Skupljaci Perja, Aleksandar Petrovic, 1967

     Mais Bora a disparu

     


    [1] Cette année-là la Palme d’or avait été donnée au très fade et chichiteux Blow Up d’Antonioni, et J’ai même rencontré des tziganes heureux avait eu le Grand Prix Spécial du Jury ex-aequo avec L’accident de Joseph Losey.

    [2] On peut même penser que ce sont ces cinéastes comme Jancso, Petrovic ou Forman qui ont été des guides pour la transformation des pays où régnait un forme de conformisme censé représenter l’avenir du prolétariat.

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  •  Le chasseur et autres histoires, Dashiell Hammett, Gallimard, 2016

    On croit tout connaitre d’un auteur décédé il y a plus de cinquante ans, et puis non, il y a encore quelque chose à découvrir. Il y a quelques années, Allia publiait un fort volume qui reprenait une large partie de la correspondance d’Hammett[1], ce qui permettait de découvrir sous un nouveau visage – celui d’un homme engagé à l’extrême gauche de l’échiquier politique – de l’auteur du Faucon maltais. Hammett avait beaucoup en commun avec Jim Thompson, non seulement ils étaient tous les deux des écrivains autodidactes, mais ils avaient connu aussi  l’errance et la misère des petits boulots. Ils se sont retrouvés du côté de l’Amérique rebelle et révolutionnaire, membres du Parti communiste américain, soutiens du New deal de Roosevelt, mais aussi alcooliques et plutôt désabusés. Tous les deux seront inquiétés par la chasse aux sorcières, et si Thompson évitera la prison, Hammett y fera un séjour qui n’arrangera pas sa santé.

    Evidemment il faut tout lire de ce qu’Hammett a écrit. Et pas seulement les romans qui sont maintenant réédités en français chez Gallimard dans une édition convenable[2].

    Hammett est en effet le père du roman noir et du roman de détective[3]. Il a été salué comme tel, notamment par Raymond Chandler. Il y a quelques années Omnibus publiait en un fort volume les nouvelles d’Hammett qui avaient trouvé un éditeur[4].

    Il a eu de son vivant un succès énorme, très vite reconnu comme un écrivain majeur, et le cinéma s’est emparé de son œuvre comme on sait. Non seulement Le faucon maltais et La clé de verre eurent chacun 3 adaptations[5], mais L’introuvable donna naissance à toute une série de films – assez médiocres d’ailleurs – qui touchèrent un public très vaste.

      Le chasseur et autres histoires, Dashiell Hammett, Gallimard, 2016 

    On ne publie plus guère aujourd’hui des nouvelles de jeunes auteurs. Les rares qu’on trouve dans le commerce sont la reprise de celles d’auteurs confirmés, connus et reconnus. C’est que l’édition a changé de format : si dans les années 20 on pouvait se faire connaitre avec des nouvelles de 10-12 pages, aujourd’hui il faut écrire des pensums de 400 à mille pages[6]. De grands auteurs ont commencé ainsi, par exemple Chandler ou Frédéric Dard. Et c’est bien plus qu’un exercice alimentaire ou un entraînement pour des projets plus longs.

    Hammett a donc fait ses gammes avec l’écriture de courtes histoires destinées aux revues bon marché à destination d’un public d’ouvriers. Il fut une des vedettes de Black mask. Seulement voilà, il n’a pas publié toutes les nouvelles qu’il a écrites, et c’est à partir de ces inédits que Richard Layman[7] et Julie Rivett[8] ont construit ce volume qui parait cette année chez Gallimard. Il réunit 18 nouvelles et trois scénarios pour le cinéma. Contrairement à ce qu’on pourrait croire de prime abord, ce ne sont pas des fonds de tiroir. Et si ces nouvelles n’ont pas trouvé en leur temps d’éditeur, c’est plus parce qu’elles s’écartaient de l’image d’Hammett auteur hard boiled qu’à cause de leur qualité littéraire.

    En effet, si Le chasseur, l’excellente nouvelle qui donne son titre à l’ensemble, aurait très bien pu être publiée dans Black mask, beaucoup d’autres nouvelles ne rentrent pas dans le cadre de la littérature policière ou noire, encore que la manière de présenter le coupable du détournement de fonds s’inscrive plutôt dans une justification sociologique d’un couple qui n’est pas officiellement un couple et qui doit faire face aux conséquences de la misère sociale. Au nom du ciel par exemple est une nouvelle qui ressort très clairement de ce qu’on a appelé la littérature prolétarienne. L’ambiance est celle des ouvriers qui n’ont que leurs bras nus à vendre, un peu wobblies, ce mélange de toutes les origines voisine avec la folie du personnage principal qui croit avoir rencontré Dieu. Car Hammett était fasciné par les croyants en tout genre, on se souvient que dans Sang maudit, une secte particulièrement nocive sévissait. On retrouve cette ambiance dans De la magie, où Hammett laisse libre cours à une inspiration rêveuse et farfelue.

     Le chasseur et autres histoires, Dashiell Hammett, Gallimard, 2016 

    Hammett faisant face ici aux inquisiteurs de l’HUAC 

    Tout n’est pas égal bien sûr, les pastiches des romans policiers à l’anglaise, comme Pari gagné et Les prodigieuses pilules Pentner ne justifieraient pas à elles seules la publication de ce recueil. Cependant, elles sont intéressantes parce qui si, pour reprendre la formulation de Chandler, Hammett a fait sortir la littérature policière des salons de la bourgeoisie, on se rend compte qu’il n’a jamais oublié la nécessité de construire une intrigue qui maintienne le suspense si on peut dire. N’est-ce pas d’ailleurs ce qu’il retrouvera dans L’introuvable qui fut un énorme succès ?

    Le fait que ce soit justement des nouvelles qui soient ici recueillies, accentue la sécheresse du style d’Hammett, sa précision si on veut. C’est une manière particulière d’utiliser les petits événements de la vie quotidienne et de les mettre en valeur. Ce qui domine, une fois refermé l’ouvrage, c’est d’abord cette ironie propre à Hammett, ironie que certains rapprocheront du cynisme. Mais en fait non, car elle est d’abord une ironie de situation.

    La fin de l’ouvrage est occupée par trois scénarios, seul le dernier est développé le premier est l’histoire qui servit de base à City streets mis en scène par Rouben Mamoulian en 1931 et qui préfigure évidemment le film noir, moins dans la manière de filmer que dans l’audace des thématiques dégagées. Le scénario des Rapaces est très développé, il reprend de nombreux éléments du Faucon maltais à travers le personnage du détective Gene Richmond, une sorte de Sam Spade en plus cynique. Rien que pour ce texte le recueil vaut le détour.

    C’est Natalie Beunat, grande spécialiste d’Hammett qui a traduit l’ensemble[9].

     

     


    [1] La mort c’est pour les poires, Allia, 2002.

    [2] Dashiell Hammett, Romans, Quarto, Gallimard, 2009. Dans des traductions de Pierre Bondil et de Natalie Beunat.

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/relire-dashiell-hammett-aujourd-hui-a114845198

    [4] Coups de feu dans la nuit. L'intégrale des nouvelles de Dashiell Hammett. Présentées par Natalie Beunat. Omnibus, 2011.

    [5] Bien que le générique ne le spécifie point, l’excellent Miller’s crossing des frères Coen est directement inspiré de La clé de verre.

    [6] Dans cette course folle à la quantité, James Ellroy a pris une option, Underworld paru chez Rivages en 2011 faisait 922 pages et Perfidia paru chez le même éditeur en 2015, 848 pages.

    [7] Grand spécialiste d’Hammett, Layman a publié une biographie intitulée Dash la vie de Dashiell Hammett, Fayard, 1981.

    [8] C’est la petite fille de Dashiell Hammett. Elle est par ailleurs une grande amatrice de jazz, ce qui ne gâche rien !

    [9] http://next.liberation.fr/livres/2016/04/20/mes-cinq-a-sept-avec-hammett_1447488 Elle a également écrit un petit ouvrage sur Hammett, Dashiell Hammett, parcours d’une œuvre, encrages, 1997.

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  •  Frédéric Dard, Toi qui vivais, Fleuve Noir, 1958

    C’est un des meilleurs Frédéric Dard dans cette collection « Spécial Police ». Du roman noir comme on n’est plus capable d’en faire aujourd’hui, avec des retournements de situations constants et avec une approche psychologique du crime qui rappelle très souvent Boileau-Narcejac. Le livre est d’ailleurs dédicacé à Pierre Boileau qui l’avait soutenu pour qu’il obtienne le Grand Prix de la Littérature Policière pour Le bourreau pleure. Dard est dans ce genre au sommet de sa forme, et il va le rester encore quelques années, avant de se détacher de cette sorte de classicisme dans le crime.

    Bernard Sommet est endetté auprès de son « ami » Stephan, aussi riche qu’odieux, ne sachant trop comment s’en sortir, il imagine un crime parfait : il va tuer sa femme et son ami en faisant mine de les prendre en flagrant délit d’adultère, pensant que le jury aura de la compassion pour son crime, car à cette époque l’adultère est regardé sévèrement. Il va donc monter une machination diabolique. Mais rapidement le juge chargé de l’instruction de ce double meurtre non seulement manifeste de l’antipathie pour Bernard, mais encore il va trouver des éléments qui laissent penser que le crime a été prémédité. L’affaire est d’autant plus complexe que l’avocate de Bernard tombe amoureuse de lui. Le renversement arrive bientôt quand l’avocate lui apprend qu’en réalité les deux victimes entretenaient réellement une liaison.

    Les personnages sont tous misérables : Bernard bien entendu qui ne se rend compte que progressivement de sa propre nullité, et en effet qu’y a-t-il de plus douloureux à admettre que sa médiocrité native et ses ratages successifs ? Mais l’avocate n’est pas mal non plus dans le genre laissée pour compte, elle est handicapée sur le plan physique par une claudication, mais elle n’est pas très belle non plus, elle à la peau jaune et un peu rancie. Elle va sauter les pieds joints dans le piège de l’amour que lui tend Bernard. Le juge lui-même, derrière ses chemises usées et ses costumes fatigués, cache une rigidité de caractère bornée et malveillante.

    Le décor est celui de la banlieue ouest de Paris que Dard connaissait parfaitement puisqu’il habitait à cette époque les Mureaux. Cela donne au roman un côté très personnel, notamment quand il décrit l’ennui qui le saisit de vivre encore 15 ans après avec la même femme, la femme qu’il a épousée. C’est plein de surprises, quoique la fin soit un peu téléphonée. Une des raisons qui font que ce type de littérature ne peut plus avoir cours, c’est que la peine de mort a été abolie. Or un des éléments du suspenses et des réflexions de Bernard dépendent justement de savoir si il pourra échapper à la guillotine. 

     

     Frédéric Dard, Toi qui vivais, Fleuve Noir, 1958

     

    Un film a été tiré de cet ouvrage magnifiquement écrit. Signé André Berthomieu, ce même Berthomieu qui a servi de prête nom pour la novellisation de En légitime défense, il est aujourd’hui complètement invisible et n’a pas eu un très grand succès lors de sa sortie. 

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  •  Blood father, Jean-François Richet, 2016

    Parfois je me demande pourquoi je m’obstine à regarder des films récents, et ce n’est pas avec Blood father que je vais trouver la réponse. Sans doute cela vient d’une volonté de rester dans le coup, ou peut-être celle de vouloir comparer la cinématographie contemporaine avec celle du passé. Globalement cela n’est pas à l’avantage des films récents, surtout quand ils nous viennent d’Amérique. Je suis mieux disposé à l’écart des films asiatiques par exemple comme le montre ma recension élogieuse de A touch of sin.

     Blood father, Jean-François Richet, 2016 

    John Link vit dans le désert 

    L’étonnant de ce film réside principalement dans le fait qu’il soit produit par une société française – qui semble là avoir voulu copier les principes de production de Luc Besson – et qu’il soit réalisé par Jean-François Richet qui dans le temps de sa jeunesse manifestait des ambitions de réalisateur. Certes les deux films sur Mesrine posaient des problèmes importants, mais au moins il y avait un vrai projet. En effet le scénario étant d’abord un véhicule pour Mel Gibson, il est très loin de l’univers du réalisateur français. L’histoire est des plus simples. Un ancien taulard, John Link, reconverti dans le désert pour y faire des tatouages, reçoit un jour un coup de fil de sa fille. Lydia vient en effet d’assassiner son petit ami qui est une crapule notoire, embringué dans un gang mexicain. Son père va la récupérer à Los Angeles et la ramène chez lui. Des tueurs sont sur sa piste et les ennuis commencent. Mais le père est un vieux de la vieille qui a fait le Vietnam et qui sait parfaitement se défendre. Le père et la fille vont pourtant devoir fuir, recherchés à la fois par la police et par les tueurs du gang mexicain, ils épuisent rapidement les relations qui auraient pu leur apporter de l’aide, et devront se battre eux-mêmes, seuls, dans des conditions difficiles.

     Blood father, Jean-François Richet, 2016 

    Kirby intervient à temps avec ses amis pour sauver la mise à Link 

    L’histoire est simplissime et les caractères tout autant. En dehors de la succession des scènes d’action – scènes de genre on peut dire – les dialogues très pontifiants mettent l’accent sur la nécessité de renforcer les liens familiaux. Curieusement c’est un film à la fois vide et bavard. Autrement dit qui parle pour ne rien dire. Tout ça sur un fond bien-pensant de l’homme sur le chemin de la rédemption qui va avouer ses fautes chez les alcooliques anonymes, et ensuite ce sera la fille qui prendra la succession de son père dans ce rôle. Le film accumule les pires clichés : les gangsters mexicains cruels et déterminés autant que fourbes, les vieux bikers peu loyaux et qui ont intégré la nécessité de piquer le pognon quand c’est possible, la jeune fille autant ingénue que stupide qui s’en va répétant à qui veut l’entendre que malgré tout le guignol qui la pousse au crime l’aime. C’est évidemment une manie du cinéma américain en voie de dégénérescence que de ressasser les vieux clichés. Et Jean-François Richet accepte ce qui semble devenu une règle à Hollywood. On remplacera seulement les chevaux par des motos, et des indiens embusqués par des Mexicains tatoués et on filmera en contre plongée le danger qu’ils représentent pour des populations honnêtes en voie de rédemption. Certes les héros de ce pensum sont des créatures un peu dégénérées : le père est un ex-taulard, ex-alcoolique, et la fille une droguée doublée d’une meurtrière. Mais à part ça on comprend qu’ils ont bon fond et qu’ils ne rêvent que de recréer une vraie famille, et qu’en fait s’ils en sont là c’est la faute à une déveine particulièrement tenace qui les poursuit tous les deux. En plus de cela la fille est affublée d’une mère aussi riche que désinvolte.

     Blood father, Jean-François Richet, 2016 

    Fuir est une occasion pour le père et la fille de faire connaissance 

    On sait que le très chrétien Mel Gibson est friand de ces histoires à connotation bibliques[1], on en retrouve la trace dans la relation quasi incestueuse entre la fille et le père : celle-ci promettant de ne jamais quitter celui-là. Certes on n’est pas tout à fait dans du Clint Eastwood, sinon on aurait eu droit au sacrement de ces noces de sang par un prêtre catholique de préférence, mais on n’en est pas très loin. 

    Blood father, Jean-François Richet, 2016 

    Chez les bikers, John Link se rend compte que les amis ne sont plus ce qu’ils étaient 

    Mais parlons cinématographe. On se demande pourquoi les producteurs ont été chercher Jean-François Richet pour la mise en œuvre de ce film. Il semble bien que n’importe quel tâcheron d’Hollywood, associé à un bon photographe, aurait pu tout aussi bien faire l’affaire. Certes on comprend bien pourquoi le réalisateur français a accepté : d’une part c’est très bien payé, et d’autre part cela le fait mieux connaître à Hollywood. Après tout, on peut trouver cela étrange, mais Mel Gibson a son public dans le monde entier. Bien que la photo soit un peu chichiteuse et insistant lourdement sur les rides de Mel Gibson, c’est dans l’ensemble plutôt bien filmé. Au fil des années Richet a en effet acquis un bagage technique qui lui donne à la fois le sens du rythme et une capacité certaine à saisir la profondeur de champ.

     Blood father, Jean-François Richet, 2016 

    Grâce à sa moto John Link peut fuir les tueurs 

    L’interprétation est évidemment dominée par le monolithique Mel Gibson qui apparait ici en barbu excentrique dans le rôle de John Link – c’est la figure d’Abraham – et tatoué, jouant plus de ses rides que des subtilités et des finesses de la diction ou des attitudes corporelles. Il est donc extrêmement prévisible. Sa fille est un peu mieux, elle est interprétée par Erin Moriarty, c’est une bonne actrice, quoiqu’elle ait bien du mal à se faire passer pour une gamine de 17 ans. Les méchants Mexicains sont non seulement cruels, mais en plus ils sont ricanant et affectionnent surtout à se moquer de leurs victimes en avançant leurs grandes dents. Diego Luna dans le rôle de Jonah en rajoute des tonnes. Dans ce désastre artistique on reconnaîtra aussi William Macey dans le rôle de Kirby qui d’ordinaire est plutôt bon et qui, ici, semble s’être trompé de chemin et s’être perdu dans le désert.

     Blood father, Jean-François Richet, 2016

    John Link va consulter en prison un parrain 

    Le ridicule vient principalement du scénario, ce qui fait qu’on assiste à des scènes extravagantes comme celle où Mel Gibson fait sauter dans des conditions rocambolesques sa propre Harley Davidson. Ou encore le retour à la vie de Jonah qui ressemble plus à un zombie qu’à un être humain.

     Blood father, Jean-François Richet, 2016 

    Le maléfique Jonah sera arrêté 

    Bref le passage de Richet à Hollywood est complètement raté. Mais il est vrai que j’ai peut-être des a priori car pour ma part je n’ai vu un seul film intéressant avec cet acteur, sauf peut-être le second épisode de Mad Max. Ce qui ne fait pas beaucoup dans la carrière d’un acteur qui occupe le devant de la scène depuis une bonne trentaine d’années.

     


    [1] Il avait mis en scène lui-même le très controversé La passion du Christ, film à succès promotionné par les chrétiens radicaux qui aimaient bien son côté antisémite. 

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  •  La dame de Shangaï, Lady from Shangaï, Orson Welles, 1947 

    La carrière tourmentée d’Orson Welles s’est orientée à partir de deux sources d’inspiration principales : le film noir, avec la mise en scène de personnages riches et criminels, et puis bien sûr Shakespeare. Mais par-dessus tout, ce qui fait la cohérence et l’unité de l’œuvre, en dehors de la manière si singulière de filmer, ce sont ses personnages hors du commun qui se heurtent finalement à des limites bassement matérielles. The lady of Shangaï est souvent célébré comme un des films les plus aboutis de Welles. Il est vrai qu’il a été conçu dans le confort économique des studios hollywoodiens, et qu’il n’a pas connu comme à l’ordinaire les affres de la recherche des financements. Cependant ce film est entouré d’une légende : les studios en auraient sabordé la sortie pour punir Welles d’avoir coupé les cheveux de Rita Hayworth alors au faîte de sa gloire. Comme très souvent avec Welles il semble que cette légende soit fausse : en effet, il n’y a aucune raison pour que les studios se punissent eux-mêmes en sabordant un de leurs films, d’autant que la nouvelle coupe de cheveux de cette star devait leur être bien connue avant même la fin du film. Mais il est un fait qu’avant de devenir un classique du film noir et un classique du cinéma tout court, The lady of Shangaï n’a pas trouvé son public, et qu’après cela Welles aura de plus en plus de mal à financer ses projets, tournant de plus en plus souvent en Europe. Il reviendra cependant à Hollywood pour tourner The touch of evil, film noir sur lequel il n’était prévu au départ que comme acteur et qu’il finira par mettre en scène de fort belle façon. En vérité, plutôt qu’un ostracisme des studios, il faut voir l’éloignement de Welles d’abord comme la conséquence de la faiblesse des recettes de ses films en salles. Trop longtemps il vécut à Hollywood sur le succès commercial de Citizen Kane. Mais le manque de résultats de ses autres films finit par le rattraper. Contrairement à ce qu’on dit il n’était pas boycotter par les studios, il tournait régulièrement en tant qu’acteur dans des films hollywoodiens de prestige, et cela lui permettait d’assurer son haut train de vie. Et puis comme ses propres réalisations étaient estimées en Europe, il y trouva plus facilement des financements qu’à Hollywood où les critères de sélection des projets n’étaient pas les mêmes.

     La dame de Shangaï, Lady from Shangaï, Orson Welles, 1947 

    Michaël rencontre Elsa dans Central Park 

    A l’époque où il tourne The lady from Shangaï, Welles est marié avec Rita Hayworth avec qui il a eu un enfant. C’est un couple à la fois glamour et improbable : une star très sexy, très représentante du Hollywood glamour, et un réalisateur plutôt effronté et rebelle. On notera que dans ce film, Welles n’a pas transformé son allure, ni son nez, il est même assez mince, et peut, même s’il n’est pas beau, incarner un héros de film noir facilement, un héros façon tough guy. C’est un des seuls films où on peut le voir à « l’état naturel ». il conserve seulement son côté emprunté par opposition justement à Rita Hayworth qui est magnifiée comme une sorte de déesse de l’amour malveillante autant que sublime. Lorsque ce film est mis en chantier, en 1947, le film noir en tant que genre est à son sommet. Welles va se laisser porter par la vague, même s’il va y ajouter sa touche personnelle. Contrairement à ce qu’on a dit l’histoire, pour peu qu’on soit versé dans le film noir, est assez simple[1], en tous les cas comparativement à d’autres films comme The big sleep.  

    La dame de Shangaï, Lady from Shangaï, Orson Welles, 1947

    A l’origine, avant d’être un scénario de Welles, il s’agit d’un ouvrage de Sherwood King dont on ne sait rien à part ça, qui a été achetée 600 $ par William Castle, réalisateur et producteur. L’histoire est presqu’un classique du film noir : un marin désargenté et oisif, tombe sous le charme d’une femme vénéneuse qui l’attire dans un piège morte. Elle désire faire exécuter son très riche et très vieux mari afin de s’approprier sa fortune. Même s’il se rend compte que cette femme lui tend un piège mortel, Michael ne peut se résoudre  à s’y soustraire. C’est presqu’en connaissance de cause qu’il y plonge les deux pieds en avant. Il va donc accepter d’accompagner Bannister, son associé et sa femme Elsa dans un improbable périple qui le mènera de New-York à San-Francisco en passant par Acapulco et les Caraïbes. A San-Francisco, l’affaire se dénouera lorsque Grisby, l’associé de Bannister lui proposera un marché absurde : de l’argent contre sa signature au bas d’une lettre où il reconnaîtra qu’il l’a assassiné. Grisby fait passer la pilule en lui disant qu’il veut disparaître pour toucher la prime d’assurance et que si on ne retrouve pas le corps, il ne pourra jamais être condamné. Mais Michael est obnubilé par les 5000 $ qu’il pourrait gagner dans l’affaire et qui lui permettraient de partir refaire sa vie avec la belle Elsa. Les choses ne vont pas tourner comme il le croit, Grisby sera bel et bien assassiné et lui se retrouvera accusé de meurtre. Défendu par Bannister lui-même qui a la réputation de jamais perdre de procès, il risque d’être condamné à la chaise électrique, mais il réussit à s’évader du tribunal et rejoint par Elsa, il finira par comprendre les tenants et les aboutissements de l’histoire. Dans la galerie des glaces, il confessera Elsa de ses crimes, mais rejoint par Bannister, celui-ci la tuera, après avoir innocenté Michael. 

    La dame de Shangaï, Lady from Shangaï, Orson Welles, 1947

    En attendant une embarcation Michaël écrit un roman 

    Rien de plus classique qu’un tel scénario. Et si tous les codes formels du film noir sont à l’œuvre, il reste que c’est un film très personnel de Welles. Les angles de lectures de ce film sont très nombreux. On peut le saisir du point de vue moral et même politique : pêle-mêle l’arrogance des riches – notamment lors d’une visite à Acapulco – et la dignité dans la pauvreté et l’indépendance de Michael sont mises en avant, comme les sentiments finalement assez simple de notre marin sont opposés à la perversité d’un infirme richissime et d’une femme cupide. Il y a donc une critique sociale évidente, presqu’une analyse en termes de lutte des classes : les riches sont comparés à des requins qui se mangent entre eux. Mais il y a aussi le portrait d’un avocat richissime dont l’ego le place au-dessus des lois et des simples mortels, il fera l’éloge de sa richesse expliquant que rien ne compte en dehors de l’argent, car cela compense son handicap. Comme Arkadin ou Kane, ou encore Quinlan, Bannister appartient à cette galerie des monstres qui peuplent l’univers de Welles. Pour accentuer le trait Welles donne très souvent une allure grotesque aux personnages, les gros plans de Grisby grimaçant ou de Bannister les font apparaître comme des insectes mauvais dont il vaut mieux se tenir à l’écart. Sans doute ce côté grimaçant qu’on trouve dans ce film a-t-il troublé les spectateurs plus habitués au naturalisme du film noir traditionnel. Même quand Welles filme le procès, il ne le filme pas à la manière des autres réalisateurs de films noirs, il donne un tour burlesque à l’affaire, comme si la condamnation de Michael n’était pas une affaire très sérieuse. Sans doute est-ce ce mélange des genres qui a dérouté les spectateurs. Par son scénario, le film se rapproche des romans marins de Charles Williams que Welles connaissait. N’oublions pas que Welles voulait à la fin des années soixante adapter Dead calm d’après cet auteur[2]. Mais Welles appréciait aussi Jim Thompson un autre grand auteur de romans noirs et il aurait voulu également porter à l’écran A hell of a woman[3]. Ces deux dernières remarques montrent à quel point Welles prenait le « noir » très au sérieux. 

    La dame de Shangaï, Lady from Shangaï, Orson Welles, 1947 

    Elsa donne rendez-vous à Michaël à l’aquarium de San Francisco 

    Bien que ce film soit considéré souvent comme ce que Welles a fait de meilleur avec Falstaff, force est de constater qu’il y a un grand déséquilibre entre les parties. En effet, on peut supposer que Welles a tourné ce film pour se refaire une santé auprès des studios, réaffirmer en quelque sorte son autorité, et surtout faire un vrai succès commercial. Mais s’il suit très souvent les règles du film noir, surtout dans la dernière partie, il s’en écarte aussi d’une manière parfois un peu maladroite – sans doute pour donner plus de personnalité au film – en multipliant les digressions et le grotesque dont nous avons parlé plus haut. Le personnage de Grisby pose un problème de crédibilité à l’histoire tout entière : en effet il apparaît complètement fou et on ne peut pas comprendre qu’un homme aussi sain d’esprit que Michael rentre dans les combines moisies d’un tel hurluberlu. La surcharge des dialogues, outre qu’elle donne un côté bavard au film, lui donne un côté un peu théâtral qui brise le rythme. La caméra appuie aussi un peu trop sur l’infirmité de Bannister. Tout cela fait disparaître ce qu’il y a de fondamental : la passion de Michael pour la belle Elsa. Et là, Welles hésite, il montre Michael très méfiant et désabusé, mais aussi capable de rentrer sans précaution dans la pire des folies. Peut-on suivre de telles sinuosités ?

    La dame de Shangaï, Lady from Shangaï, Orson Welles, 1947 

    Michaël accepte de simuler le meurtre de Grisby 

    Sans doute suis-je trop sévère parce que je regarde le film du point de vue du film noir. Mais évidemment c’est Welles, et tous ses films sont intéressants. Il y a beaucoup de trouvailles visuelles, à commencer par l’extraordinaire final dans la galerie des glaces où les personnages non seulement se morcellent, mais n’ont plus de place au point que Bannister et Elsa mettent un temps fort long à s’entretuer. Rien que pour cette scène, le film vaut le détour. On peut citer aussi la poursuite dans le Chinatown de San-Francisco, ces télescopages entre la misère des Mexicains et les riches touristes qui leur distribuent une aumône qui ne leur coûte pas grand-chose. Et bien sûr les longs plans de la calèche qui traverse Central Park. Il y a aussi des scènes d’action qui ne sont pas très adroitement filmées, surtout la bagarre dans Central Park. Il y a aussi toutes ces ombres furtives aussi bien dans la scène qui se passe près de l’Aquarium, que dans celles qui précèdent le meurtre de Grisby. On remarque ce goût pour l’exotisme ou s’opposent la jeunesse des Mexicains et l’usure morale et physique de Bannister comme représentant de l’Occident vieux et corrompu. Il y a aussi un regard plutôt tendre portée sur les Chinois de San-Francisco. 

    La dame de Shangaï, Lady from Shangaï, Orson Welles, 1947 

    Michaël s’enfuit du tribunal 

    Le plus étonnant dans la distribution est sans doute Orson Welles qui s’est donné une allure de jeune homme. Il est presque mince, au naturel, il a l’allure du bon Américain dynamique et plein de bonne volonté. Je crois que c’est une des rares apparitions de cette sorte dans la carrière cinématographique de Welles. Il est excellent. Rita Hayworth dans le rôle d’Elsa est plus terne. Plutôt que sa coupe de cheveux, je me demande si ce n’est pas le fait de l’avoir mise un peu sur le bord du chemin qui a dérouté les studios et les spectateurs. Quoique dans le scénario ce soit elle qui mène la danse, elle apparait à l’écran comme très passive. Elle n’a pas cette ambiguïté qu’on attend d’une femme fatale vis-à-vis du mâle qu’elle s’apprête à détruire. Bannister est incarné par le vieux complice de Welles, Everett Sloane qui l’a accompagné aussi bien dans la création du Mercury Theater que dans le développement de ses premiers projets cinématographiques. Il charge un peu la barque, mais ça passe. Plus problématique est la prestation hallucinée de Glenn Anders qui interprète Grisby, oscillant entre folie et machiavélisme, et qui en fait des tonnes et des tonnes. Dans un rôle plus traditionnel de mauvais garçon on retrouve Ted de Corsia qui interprète le détective Broome qui n’hésite devant aucun chantage et aucune trahison, et qui paiera de sa vie son inconduite. 

    La dame de Shangaï, Lady from Shangaï, Orson Welles, 1947 

    Il retrouve Elsa dans le pavillon  de la folie 

    Mr Arkadin qui a bien moins de moyens est plus cohérent, mais bien évidemment, The lady from Shangaï est un film qui passe allègrement les années et dont chaque vision nous apporte quelque chose de nouveau. Dans le classement IMDB des 100 meilleurs films noirs il arrive seulement en 46ème position, loin derrière d’autres films de Welles comme par exemple The stranger ou Touch of Evil qui se situe à la 6ème place. Certes ce n’est qu’un classement, mais il sonne tout de même comme une déception pour les admirateurs du talent d’Orson Welles. 

    La dame de Shangaï, Lady from Shangaï, Orson Welles, 1947

     La dame de Shangaï, Lady from Shangaï, Orson Welles, 1947 

     


    [1] Joseph McBride dans Orson Welles, Da Capo, 1996 raconte qu’il lui a fallu voir le film huit fois pour comprendre l’histoire. C’est exagéré.

    [2] Un film assez médiocre sera tiré de ce roman par Philip Noyce en 1989 avec Nicole Kidman.

    [3] Ce sera Alain Corneau qui portera malencontreusement ce roman à l’écran sous le titre de Série noire.

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