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    Pour un penseur révolutionnaire, c’est une chose finalement assez rare que de devenir un héros de fiction. C’est pourtant ce qui est arrivé à Guy Debord, avant et après sa disparition. Si au début de cette étonnante carrière il apparait derrière un pseudonyme (Gilles), il va au fil du temps revivre sous son propre nom, ce qui permet de réécrire l’histoire d’une nouvelle manière. Mais au fond ce n’est pas un hasard, et je pense pour ma part que c’est là la trajectoire d’une aventure qui se voulait un peu différente des autres et qui empruntait d’autres voies pour atteindre à une certaine célébrité.

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    Quand il était jeune, Debord voulait créer de nouveaux mythes, de nouvelles légendes qui auraient pour fonction de justifier la disparition des références culturelles du Vieux Monde. D’un certain point de vue il y est arrivé. Il est aujourd’hui le héros de plusieurs œuvres de fiction. L’affaire a démarré d’ailleurs assez tôt. Mais sous un nom d’emprunt si je puis dire. En effet, en 1960 Michèle Bernstein publie un roman intitulé Tous les chevaux du roi aux éditions Buchet-Chastel. Officiellement il s’agit de faire rentrer de l’argent dans les caisses de l’Internationale situationniste, revue que dirige Guy Debord. Mais en vérité derrière des histoires de triolisme qu’on dirait copiées d’un film de Roger Vadim, il s’agit de célébrer Guy Debord sous le nom de Gilles. Et Michèle Bernstein le célèbre comme un héros de type nouveau qui aurait trouver la faille dans le système culturel et économique bien huilé pour à la fois mettre en question le capitalisme et réinventer la vie quotidienne. En 1961, Elle récidive en reprenant la même trame pour La nuit, titre emprunté à Michelangelo Antonioni pour son film avec Marcello Mastroianni, Monica Vitti et Jeanne Moreau.

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    Il va falloir bien longtemps pour que Debord redevienne le centre d’une fiction. C’est en 1996 que Bertrand Delcour fera paraître aux éditions Gallimard un polar intitulé Blocus Solus. C’est une parodie de roman policier genre néo-polar. Très mauvais aussi bien quant à l’intrigue que quant à l’écriture, il contient seulement deux idées drôles : Guy Debord est devenu Guy Bordeaux, et l’Internationale situationniste est devenue l’Internationale simulationniste. Debord y est représenté comme un cinglé, paranoïaque, imbibé d’alcool. Le tout prend plus appui sur la légende colportée par les journalistes que sur la réalité.

    Ce crime de lèse majesté va entraîner le courroux de la Veuve de Guy Debord qui va faire pruement et simplement interdire le livre par Gallimard, et cette obscure querelle sera l’occasion pour elle de transférer une partie des textes de son défunt mari vers les éditions Fayard. C’est d’ailleurs cette querelle idiote qui a attiré l’attention du public sur ce mauvais livre. Mais en dépit de tout ce qu’on peut penser cela a renforcé le statut de héros de Guy Debord puisqu’en effet cette querelle absurde est intervenue au moment où les éditions Gallimard on fait de gros efforts pour promouvoir Debord comme un écrivain de grande dimension, même si sa prose a un genre spécial, à mi-chemin entre la poésie et le pamphlet révolutionnaire.

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    Le roman d’Yves Tenret, Comment j’ai tué la troisième Internationale situationniste, publié en 2004, n’est pas un roman qui met en scène Guy Debord. Son sujet serait plutôt Jean-Pierre Voyer, éphémère concurrent de Debord sur le plan théorique. Ou mieux encore la vie des groupes cryto-situationnistes qui ont essayé de survivre à la dissolution de l’IS. Ce n’est pas vraiment un roman non plus dans la mesure où le but de Tenret est de solder des comptes avec une mouvance qui s’est plus qu’éloignée des réalités sociales et politiques et qui vit sur une sorte d’emballement de la parole, sans rien produire que des scandales minuscules. Mais l’ombre de Debord est là, car les défauts que Tenret attribue assez justement et ces petits groupes élitaires et isolés qui prétendaient changer à la fois le monde et leur vie, sont aussi ceux qu’aujourd’hui on peut percevoir dans la personnalité de Debord.

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    En 2008, Patrick Haas fait paraître une œuvre de fiction, Coup double sur mai 1968 aux éditions de L’Harmattan. Le point de vue est ici différent, Guy Debord apparait sous son véritable nom et en sa qualité de leader de l’Internationale situationniste. L’ouvrage met en parallèle 1968 et 2008, en espérant une reprise des combats contre le Vieux Monde. C’est une manière de rappeler qu’avant d’être un écrivain ou un poète, Debord a été un stratège dont l’action ne peut se comprendre que dans la nécessité de la guerre des classes. L’auteur rêve en quelque sorte qu’il rencontre Debord dans le feu de la bataille. C’est un ouvrage nostalgique de quelqu’un qui pense être passé à côté de quelque chose en mai 68 alors qu’il était semble-t-il étudiant à Nanterre. Mettre en scène Debord lui permet de prendre en quelque sorte une revanche sur la vie.

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    Le dernier ouvrage de fiction qui prend Debord comme figure emblématique est celui de Jean-Yves Lacroix, Haute époque, paru cette année chez Albin Michel. C’est l’histoire d’un bouquiniste qui croise Guy Debord dans une cellule de dégrisement. A cette époque le narrateur ne connait rien de lui, mais son suicide va éveiller son intérêt. Celui-ci passe par la recherche des reliques de Guy Debord, les collections de photos, les tracts, les œuvres originales dont il fait par ailleurs un commerce lucratif.

     

    L’ouvrage est fort bien documenté et d’après ce que dit Lacroix, il a connu la Veuve de Guy Debord dont il dresse un portrait un rien aigre. L’ouvrage de 158 pages est fait à la manière des détournements de Guy Debord, il recopie des passages plus ou moins connus de sa vie sur environ les deux tiers du livre. C’est donc assez paresseux et « facile » comme procédé. Pour autant, cela fait ressortir peut être mieux que de longues explications ce qui a amené Guy Debord à être désigné par ce qui reste de l’avant-garde littéraire et révolutionnaire comme le dernier héros, même si c’est un héros du négatif. 

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    Robert Parrish est un réalisateur qui a assez peu tourné, mais dont la cote est très élevée chez les tenants de la politique des auteurs, même si au bout du compte on peut penser que son œuvre est assez surestimée. Parmi son éclectique filmographie, on a surtout retenu L’aventurier du Rio Grande avec Robert Mitchum. Mais il a fait quelques incursions intéressante dans le film noir, comme The Mob, ou encore Cry danger.

    Growing up in Hollywood est le premier tome de ses mémoires. Malheureusement le second tome, Hollywood Doesn't Live Here Anymore, 1988, n’a pas été traduit en français. Donc on restera sur notre faim parce que ce premier volume retrace seulement la longue marche de Robert Parrish vers le statut de réalisateur. Ce volume est préfacé par Bertrand Tavernier qui a été l’ami de Parrish et qui tourna même un film avec lui, Mississipi Blues.

    C’est tout de même un ouvrage intéressant par plusieurs aspects. D’abord parce que Parrish a exercé presque tous les métiers à Hollywood. Très jeune il a été figurant, notamment tournant avec Chaplin. Puis il a été monteur, obtenant même un oscar dans cette catégorie pour Body and Soul de Robert Rossen. C’était pour lui l’école de la mise en scène. Et certainement cette formation se retrouve dans ses réalisations qui ont toutes un rythme particulier.

    C’est donc la description d’un Hollywood assez insouciant malgré la dureté des temps. Parrish va débiter ses rencontres, notamment son amitié avec John Ford que manifestement il considère comme un des plus grands réalisateurs. Un passage assez intéressant est la description de ce qu’il a ressenti au moment de la chasse aux sorcières. A cet égard il rappelle combien Cecil B. De Mille était une crapule imbécile, mais il évite de prendre une position assez tranchée. Bien qu’il ait travaillé avec des réalisateurs de gauche comme Robert Rossen, il ne veut jamais paraître engagé. Preuve assez évidente qu’il avait intégré les mécanismes de l’autocensure.

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          Avec Rita Hayworth sur le plateau de L’enfer des tropiques

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    Eddie Shanon est un homme seul. De toute petite taille, il est complexé aussi par une cicatrice qui lui mange la figure. Il a peu de choses dans sa vie, son métier, il est mécanicien, et puis la passion pour les voitures de course. Il participe d'ailleurs à des courses où il est un brillant pilote. C'est justement ce petit talent qui va attirer l'attention d'une équipe de gangsters qui veulent braquer une banque. Ils veulent se servir d'Eddie pour prendre la fuite en voiture et éviter les barrages après le coup. Mais Eddie est un honnête garçon, aussi on lui envoie la belle Barbara pour le séduire. Elle va le convaincre de participer au hold up. Celui-ci se passe très bien, chacun tient son rôle. Mais les problèmes commencent quand Eddie cherche à revoir Barbara. celle-ci est très gênée d'avoir manipulé le petit mécano. Et lorsque Eddie débarque chez les gangsters, elle vend la mèche. Ça se termine très mal : les gangsters vont essayer de tuer Eddie, craignant qu'il parle à la police. 

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    Barbara invite Eddie à la plage de Malibu 

    C'est une des rares excursions de Richard Quine dans l'univers du film noir. Bien moins réussi cependant que le film qu'il tournera juste après Pushover, il possède d'indéniables qualités. Le scénario, pourtant dû à Blake Edwards, est tout de même un peu paresseux et bourré d'invraisemblances. Notamment la scène où Barbara révèle à Eddie qu'elle l'a trompé depuis le début, n'est guère crédible. Si l'intérêt ne se trouve pas vraiment dans l'intrigue, il est ailleurs. Ce sont les rapports ambigus entre Barbara et Eddie qui donnent un côté à la fois mélancolique et amer. Bien que le film ne dure qu'une heure et vingt minutes, le rythme est lent, tout est centré sur la préparation du hold-up, mais ce n'est pas l'aspect technique qui est ici en jeu, c'est la façon dont Eddie va finir par accepter de conduire la voiture. D'ailleurs, au final il y a très peu de scènes d'action. On ne verra même pas le hold-up. 

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    Elle saura vaincre la timidité d'Eddie 

    C'est un film à petit budget avec une utilisation importante des extérieurs. La réalisation repose sur le jeu des acteurs, la confrontation permanente entre Eddie et Barbara. Eddie c'est le petit homme qui n'ose pas, Barbara est une belle femme, sûre de son charme et de ses capacités à séduire n'importe qui. Mais au fur et à mesure que l'histoire avance et qu'Eddie a pris la décision de risquer tout pour l'amour de Barbara, les rapports vont s'inverser. C'est Barbara qui perdra la tête, troublée par les réactions d'Eddie. Et c'est d'ailleurs cette perte de sang froid qui va faire sombrer l'histoire dans le drame bien noir. Dianne Foster est Barbara. Elle est très bien, mais c'est surtout Mickey Rooney, souvent abonné à des rôles de comique léger, qui est remarquable. Il livre une très grande prestation, tout en nuances, trimbalant avec fatalité sa petite taille et sa solitude morose. A noter que Mickey Rooney est l'acteur américain qui je crois a eu la plus longue carrière à l'écran, il était né en 1920 et est toujours vivant. Ce devait être un homme avec beaucoup de charisme malgré sa toute petite taille, car il fut marié huit fois, dont une fois avec Ava Gardner

    Les autres acteurs sont sans trop d'intérêt, Kevin McCarthy est l'amant de Barbara, beau garçon, athlétique, il est l'inverse d'Eddie. On se souvient de lui surtout parce qu'il était le héros de Invasion of the body snatchers de Don Siegel, le seul où il ait le premier rôle. 

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    Au volant Eddie est un autre homme, et ses deux complices ne sont pas rassurés

     L'autre intérêt de ce film noir, c'est l'utilisation des décors. On est en 1954 et le film noir va s'éloigner peu à peu des décors sombres et nuiteux, intégrant progressivement les avancées de la société de consommation. Les voitures de sport, la plage, les maisons près de la mer, loin de proposer un univers paradisiaque, construisent un enfer. Il y a un contraste intéressant entre le monde honnête et travailleur auquel appartient Eddie et le monde hédoniste et jouisseur de Barbara et de ses amis. 

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    Barbara ayant dit la vérité à Eddie, Steve décide de l'éliminer 

    On remarquera que la structure du récit est un peu la même que dans Pushover, c'est encore une femme manipulatrice que le mâle, quelle que soit sa force de conviction, n'arrive pas à séduire. Le crime est toujours vu comme une fuite en avant dans cette course mortelle à la séduction.  

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  • Thomas-Kelly-Empire-rising-1.png 

    L'Empire state building, construit pourtant au moment de la Grande dépression, est devenu un symbole du capitalisme triomphant, son  nom même semble renvoyer aussi à l'empire américain. Pourtant c'est un ouvrage sombre et mélancolique qui n'a rien de triomphant.

    Mais d'emblée Thomas Kelly annonce la couleur en dédiant son ouvrage aux ouvriers qui sont morts justement dans ce travail dangereux, et les conditions dans lesquelles il a été construit sont celles d'une société corrompue. Dans Le ventre de New York Thomas Kelly racontait la dangerosité du travail des ouvriers du caisson qui creusaient des tunnels en dessous de la ville dans des conditions difficiles. Ici c'est dans les airs que ça se passe puisque l'édifice s'élève à près de 400 mêtres de hauteur. S'il ne fallait pas être claustrophobe pour travailler sous la terre, il ne fallait pas non plus avoir le vertige pour s'employer à édifier cette tour monstrueuse, et comme le dit Broidy, les personnes normales ont le vertige. 

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    C'est donc dans un univers d'hommes, de vrais hommes, qu'on va se retrouver. Un univers qui plaît manifestement à Thomas Kelly. Pas tant qu'il apprécie l'édifice en lui même, mais plutôt parce que cette construction demande de l'habileté, du courage, et aussi de la solidarité entre les équipes. Les conditions d'emploi sont pourtant sauvages, et les ouvriers qui luttent pour leur émancipation sont réprimés par des bandes armées qui vont jusqu'au meurtre. Mais les ouvriers sont bien contents de travailler tant l'embauche à cette époque est rare et qu'il est facile de sombrer dans la misère si on n'a pas de travail.

    C'est un roman difficile à résumer tant les personnages sont nombreux et les péripéties éclatées. C'est un roman choral, organisé autour de la romance entre Briody, ouvrier le jour, mais combattant de l'ombre la nuit pour la cause d'une Irlande libre, et Grace, la maîtrise de Johnny Farrell, l'homme qui fait la pluie et le beau temps à la mairie de New York. Dans l'ambiance de la fin de la Prohibition, il n'est question que de trafics et de rackets. Les bandes mafieuses cherchent à se tailler une place, qu'elles soient italo-américaines, ou d'origine irlandaise, ou encore juive. Et pour cela elles sont prêtes à entrer en collusion avec le capitalisme qui a pignon sur rue et qui évidemment est tout aussi malhonnête.

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    Lewis Hine a pris sur le vif les photos de la construction 

    Au moment où débute la construction de l'Empire state building, Roosevelt prépare sa campagne électorale qui le mènera à la présidence où il sera réélu trois fois, engageant aussi bien une politique nouvelle sur le plan économique, le New Deal, qu'ensuite le pays dans la guerre contre les puissances de l'Axe. Roosevelt est présent dans le livre, dès le début. On voit bien où vont les sympathies politiques de Kelly, homme engagé très à gauche. Pour lui les Républicains ne sont que des canailles qui ont menés l'Amérique au désastre. Cependant il n'est pas naïf, et il sait aussi que le parti démocrate était aussi un parti corrompu. Ainsi au début de notre histoire, on assiste à des scènes de blanchiement d'argent sous la houlette du maire de l'époque James Walker et de son âme damnée le mélancolique Johnny Farrell. Celui-ci a perdu 100 000 $ et une partie de l'histoire tourne autour de la quête de cette somme.

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    Ce sont les années de la prohibition, où pourtant l'alcool coule à flots. Marquées par la violence et la cupidité, c'est une sorte de folie qui aspire ces années newyorkaises, mais la crise est là, et cette cupidité flamboyante va cesser.

    Grace et Briody trangressent les lois, mais ils ne sont pas fondamentalement mauvais, pour des raisons diverses, ils sont entraînés dans une course sans fin qui les transforment en criminels. 

    Thomas Kelly excelle a décrire le travail, son exaltation et sa dangerosité, il n'y a plus beaucoup d'écrivains qui s'y risquent aujourd'hui, mais il a aussi du talent pour exprimer la violence d'une époque tragique.

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    Les droits d'adaptation du livre ont été vendus à Warner Bros, et Guy Ritchie devrait en être le réalisateur, ce qui n'est pas vraiment encourageant.

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    Jimmy Walker maire de New York au moment de la construction de l'Empire State Building 

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    Owney Madden un des rois de la pègre newyorkaise dans les années trente, surnommé le tueur


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    Jim Thompson est une des grandes figures du roman noir. Ses meilleurs ouvrages sont emplis d’une rage et d’une violence rarement égalée, bien moins fabriquée et affectée que ce qu’on peut trouver chez Ellroy par exemple. Ces héros sont en permanence des névrosés, des trautmatisés de l’existence qui ont des rapports douloureux avec la société mais aussi avec le sexe. Ses histoires sont très empeintes d’une critique sociale qui décrit le rève américain comme un cauchemar. La cupidité, la bigoterie et l’hypocrisie sont la toile de fond de ces aberrations qui conduisent inéluctablement au meurtre et à la mort. Jim Thompson possède un public régulier, mais relativerment restreint un peu partout dans le monde. Le manque de complaisance de ses romans ne lui permet pas de toucher le grand public. Si la violence sous-jacente des ouvrages de Thompson ne touche qu’un lectorat restreint, à l’inverse d’Ellroy par exemple, c’est parce que ils nous remettent en question. Souvent écrits à la première personne, ils inquiètent directement le lecteur. La surenchère de violence qu’on trouve souvent chez les nouveaux auteurs de romans noirs américains nous laisse spectateurs. Et c’est probablement parce qu’à l’inverse les romans de Thompson nous impliquent et nous bouleversent qu’ils sont si précieux. Mais bien sûr ce ne sont jamais des romans sans humour, au contraire, mais c’est un humour très grinçant, décapant.


    The getaway, le film de Peckinpah a été un de ses plus grands succès avec The wild bunch. C’est l’histoire de Doc McCoy, un gangster qui sort de prison, grâce à sa femme qui fait intervenir un politicien véreux. En échange, il va réaliser un coup fumant qui doit lui assurer un avenir tranquille. Il vise l’attaque d’une banque avec deux acolytes et sa femme. Si le coup est classique, il s’agit de s’introduire dans la banque et de braquer le coffre-fort, ses acolytes le sont moins, notamment le sinistre Rudy qui ne rêve que de tuer McCoy et sa femme pour s’emparer du magot. Si le hold-up se déroule à peu près bien, le reste ne va pas de soi. McCoy va tuer Rudy, mais le laissant pour mort, celui-ci à une santé de cheval et resurgi d’entre les morts. Il prend en otage un couple, l’un est vétérinaire, sa femme est un rien conasse. Il ficelle le mari et s’envoie la bonne femme qui pense que tout cela est bien émoustillant. Elle jouit autant des coups que lui balance Rudy que de voir son mari dans cette triste situation. Entre temps McCoy s’enfuit avec sa femme qu’il soupçonne d’avoir donné de sa personne pour le faire élargir. Ils traversent tous deux l’Amérique profonde avec leur lourd sac chargé de billets. Mais ce sac est volé par un minable escroc que McCoy doit mettre au diapason après une course poursuite plutôt haletante. Entre temps le politicien véreux s’est lancé à leurs trousses avec une bande de crapules dévouées à sa personne. Tous les protagonistes de cette affaire se retrouvent dans un hôtel dans un règlement de compte presque final qui laisse un grand nombre de cadavres sur le carreau. Ils finissent par fuir la police dans une benne à ordures, puis passent au Mexique où on suppose qu’ils vont se la couler douce avec le produit de leurs crimes : fin de l’histoire. 

    La trame est reprise de l’ouvrage de Jim Thompson qui vient d’être republié dans une version non expurgée chez Rivages. Guérif aimant beaucoup Thompson, ce qu’on comprend facilement, il a décidé de republier toute son œuvre dans des traductions qui respectent à la lettre les ouvrages de Thompson. Il faut dire que les traductions Série noire étaient plutôt désinvoltes, taillant d’un côté, ajoutant de l’autre, sans trop de logique. Mais la force intrinsèque des romans de Jim Thompson fait qu’ils ont bien résisté à ce traitement.

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    Jim Thompson

     Le film de Peckinpah est le seul grand succès issu d’une adaptation d’un ouvrage de Thompson. A priori on se dit que Peckinpah était le mieux à même de le faire : la violence ne lui fait pas peur, ni le sordide de la vie des criminels. La mise en scène est spectaculaire et de grande classe. Pourtant à l’évidence, Peckinpah reste assez en deçà de l’esprit de Thompson. Si cette canaille de Rudy est assez bien décrite dans ses tendances psychopathes, le couple McCoy est plutôt édulcoré. En effet, dans le roman, ils assassinent un grand nombre de personnes, notamment celui qui leur a volé la valise de pognon, même quand il ne s’agit que de protagonistes mineurs. Dans le film de Peckinpah, ils sont plus politiquement correct, ils agissent comme des personnes raisonnables qui poursuivent seulement le but de s’enrichir sans travailler. Leur folie est assez masquée finalement. Je suppose que ce parti-pris vient du fait que les deux vedettes, McQueen et Ali MacGraw, ne voulaient pas prendre le risque de ternir trop leur image auprès de leur public qui à l’époque était considérable. McQueen était une énorme vedette, représentant plutôt l’acteur cool, Ali MacGraw sortait d’un triomphe mondial dans une niaiserie de première grandeur intitulée Love Story qui avait fait pleuré toutes les bonnes femmes de la planète. On sait aussi que Steve McQueen s’était impliqué personnellement dans le scénario qui est signé Walter Hill.

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    Editions américaines de l’ouvrage de Thompson 

    Peckinpah s’entendait plutôt bien avec Steve McQueen, ils venaient de tourner un film plutôt sympathique et atypique sur les hommes libres qui vendent leur peau dans des rodéos, Junior Bonner qui d’ailleurs n’avait pas très bien marché. Tout cela fait que la noirceur du roman de Thompson a bien disparue au profit d’un film d’action extrêmement élégant et sophistiqué. Seul le personnage de Rudy sera le dépositaire de cette violence débridée et suicidaire qui parcourt tout le livre de Thompson.

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    L’ouvrage était d’abord paru en Série noire avant d’être repris par Rivages qui a beaucoup fait pour la gloire de Thompson 

    Car c’est bien de ça qu’il s’agit, Peckinpah a édulcoré la noirceur de l’ouvrage. Dans le roman non seulement les deux époux ne se réconcilient pas vraiment, mais ils envisagent in fine de s’assassiner mutuellement. Du reste la femme de McCoy a un côté hystérique et déjanté qui n’apparaît pas dans le film où au contraire elle est toujours d’un sang-froid à toute épreuve, et finalement d’un bon caractère. Or comme on le sait Thompson avait une méfiance viscérale vis-à-vis des femmes qu’il jugeait toujours un brin castratrices. D’ailleurs la femme de McCoy n’est pas la seule femme mauvaise du roman, l’épouse du vétérinaire ressemble tout à fait à une chienne en chaleur. Là on peut dire que le roman de Thompson est bien respecté. Fran n’est jamais sortie de son trou, et elle s’emmerde avec son époux dans cet univers de bouseux à l’horizon fermé. Aussi lorsque Rudy surgit, elle envoie toute bonne conscience par-dessus les moulins et se jette littéralement dans la gueule du loup.

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    Doc McCoy sort de prison 

    L’autre aspect du roman qui est oublié par Peckinpah, c’est une des obsessions de Thompson : il met en scène des réseaux de criminels qui communiquent de façon souterraine dans toute l’Amérique. C’est certainement quelque chose que Thompson a du connaître d’assez près car il y a une vérité quasi documentaire qu’on retrouve dans de nombreux témoignages américains, par exemple dans Yegg dont nous avons parlé il y a quelques mois. Ces réseaux forment littéralement une contre-société avec leurs codes et leur morale bien particulière. Et c’est d’ailleurs ce qui renforce le côté noir du roman. Si la plupart des bandits sont des crapules sans morale, on en trouve qui conservent une forme d’honnêteté, même quand ils ont choisi de vivre complètement dans la marge, comme cette femme qui va cacher le couple McCoy sous un tas de fumier.

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    Rudy se paye la femme du vétérinaire sous ses yeux

     Le roman de Thompson est donc bien plus complexe, plus noir et plus riche que le film qu’en a tiré Peckinpah, film qui reste dans une sorte de fidélité formelle un peu insuffisante à mon goût. Mais il est probable que sans les coupes et les transpositions qu’il a faites du roman, le film n’aurait pas eu le même succès. Car le noir, au cinéma comme en librairie, se vend bien moins que le thriller ou le polar qui ne se pose pas trop de question. Thompson n’a jamais été un gros vendeur de livres. Contrairement à une légende bien ancrée, ce n’est pas du tout un auteur maudit qui ne serait connu et reconnu qu’en France, et ses livres sont continuellement réédités outre-Atlantique, mais il est vrai qu’il n’a jamais produit de best-sellers.

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    Celle-ci adore tourmenter son mari de toutes les manières possibles 

    Mais bien sûr une fois qu’on a comparé le livre et le film, celui-ci reste un très bon film. Tout était réuni pour que ce soit un grand succès. L’histoire recèle suffisamment de rebondissements pour tenir le spectateur en halène. Rudy n’est pas mort, McCoy se fait voler la valise de billets par un petit escroc qui échange les clés de la consigne de la gare, le vétérinaire se pend, etc. Comme ça jusqu’à la fin quand les McCoy se retrouve dans un camion poubelle.

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    Après la fusillade chez Beynion, le couple McCoy est au bord de la rupture 

    L’autre point décisif est que les scènes d’action sont menées tambour battant, que ce soit le hold-up de la banque, ou la fusillade avec la policve ou encore le règlement de compte final où les armes de gros calibre déchirent tout sur leur passage, les portes, les fenêtres, mais aussi les cables de l’ascenceur qui s’effondrre lourdement. Peckinpah n’est pas seulement un metteur en scène de films d’action, il sait aussi rendre palpable la tension entre les individus, ainsi toutes les scènes où le sadisme de Rudy s’en donne à cœur joie.

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    McCoy assome son voleur puis lit tranquillement le journal 

    Evidemment les acteurs sont excellent. McQueen est égal à lui-même dans ce rôle d’aventurier au sang froid qui sait prendre les décisions qui s’imposent. Ali McGraw semble tout à fait heureuse d’échapper à la niaiserie de Love story, elle ne se gêne pas pour montrer ses seins et participer presque sous nos yeux à des ébats torrides avec McQueen. La vérité de ces scènes paraît devoir beaucoup au fait que dans la vie les deux acteurs entretenaient une liaison torride et plutôt hors du commun. Mais la vraie révélation c’est l’étrange couple formé par Al Lettieri qui triompha la même année dans Le Parrain où il tenait le rôle de Solozzo et qui joue le rôle de l’inquiétant Rudy avec Sally Struther qui incarne cette connasse de Fran, prête à toutes les folies pourvu qu’elles humilient son époux qu probablement elle rend responsable de sa médiocrité. La distribution est complétée par des gueules habituelles du cinéma de Peckinpah, Ben Johnson dans le rôle de Benyon, Bo Hopkins ou encore Slim Pickens

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    Grâce au fusil à pompe McCoy a un avantage décisif sur la police 

    Tourné en écran large, avec une abondance de lumière, les décors vont jouer un rôle important, la chaleur, la poussière, le caractère mesquin des petites villes qu’ils traversent, accablent les deux époux. Une mention spéciale doit être donnée aux scènes dans la gare où la profondeur de champ est utilisée pour rendre compte de la densité de la foule qui empêche momentanément les McCoy de récupérer « leur » argent. Et bien sûr on retrouve toujours cet façon paticulière de Peckinpah pour filmer les objets, les armes, les voitures ou les billets de banque.

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    Les voitures sont immobilisées 

    Quoi qu’il ait été critiqué à sa sortie, The getaway prend aujourd’hui l’allure d’un classique. Les éditions en DVD puis en Blu Ray ne se comptent plus. Et le film a gardé son aspect moderne, il est peu daté.

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    Il faut fuir le lieu du massacre

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    Peckinpah sur le tournage de The getaway

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    Peckinpah et McQueen

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    Une bonne entente semble avoir régné sur le plateau

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    Un remake inutile

     

    C’est probablement ce grand succès qui donna l’idée en 1994 à la Warner d’en tourner un remake inutile avec un autre couple célèbre, Alec Balwin et Kim Bassinger sous la direction de Roger Donaldson. Ce n’est plus une adaptation de Jim Thompson, mais une simple adaptation du film de Peckinpah. C’est aussi le scénario et le découpage de Walter Hill qui seraz utilisé. Le verdict est assez abrupt, Donaldson n’est pas Pekinpah, il filme mollement même les scènes d’action violente, et puis Baldwin n’est pas McQueen. Néanmoins, malgré tous ces handicaps, le remake marchera assez bien.

    Remplacer McQueen et MacGraw par Baldwin et Basinger c’est déjà descendre un cran en dessous. Mais la réalisation est faiblarde, Donaldson n’a pas l’œil de Peckinpah, les scènes d’action restent spectaculaires, mais sans rien de particulier. Ça devient un film d’action un rien béta. Jusqu’à l’affiche du film qui est assez laide.

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    Le remake utilisera les mêmes décors que l’original, notamment l’hôtel

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