• Journée noire pour un bélier, Giornata nera per l’ariete, Luigi Bazzoni, 1971  

    Cette fois c’est un giallo assumé, d’autant plus qu’il est inspiré d’un livre d’un auteur écossais D. M. Devine qui était publié chez nous au Masque, maison d’édition française qui faisait son beurre avec les sottises d’Agatha Christie ou de Charles Exbrayat. Cependant, l’ouvrage qui a donné naissance à ce film, The Fith Cord, n’est pas traduit en français. C’est d’ailleurs sous ce titre que le film sera diffusé aux Etats-Unis. Apparemment il s’agit d’un film de commande, les producteurs pensant rééditer le succès de Dario Argento avec L'uccello dalle piume di cristallo[1]. Ce sera donc un film sur le thème du tueur en série, avec l’idée que les motivations de celui-ci soient totalement indéchiffrables, jusqu’au moment de la révélation de son identité. L’histoire n’est pas très originale, c’est un suspense standard, mais par contre la réalisation est complètement originale et porte la marque de Bazzoni, quelles que soient les influences qu’il ait assumé  sur ce film. 

    Journée noire pour un bélier, Giornata nera per l’ariete, Luigi Bazzoni, 1971 

    Le soir du réveillon du jour de l’an, un assassin annonce sur une bande magnétique les crimes qu’il va commettre. Un des participants, John Lubbock, un professeur australien qui semble être jaloux d’Isabel Lancia qui flirte avec Edouard Vermont, un autre enseignant, quitte la soirée, mais il se fait agresser méchamment dans un tunnel. La police enquête et Andrea Bild va être chargé de faire un reportage pour son journal. Lui-même était à cette soirée. Il pèche quelques renseignements auprès de la police. Il tente d’interroger une jeune prostituée, mineure, Giulia Saovi, qui semble avoir vu quelque chose, mais elle refuse de lui parler. Cependant la femme du docteur Binni, une infirme, va être assassinée tandis que son mari est sorti et qu’elle n’a plus d’aide. Un gant avec un doigt coupe est laissé sur place. Sans doute pour indiquer que d’autres meurtres vont suivre. Andrea qui essaie de se rapprocher de sa femme avec qui il est en instance de divorce, rencontre le docteur Binni qui ne manifeste aucune empathie pour sa défunte épouse. Mais les questions d’Andrea le dérangent, et comme il est actionnaire du journal, il va le faire virer de l’enquête. Obstiné, Andrea décide de continuer. 

    Journée noire pour un bélier, Giornata nera per l’ariete, Luigi Bazzoni, 1971

    John Lubbock se fait agresser dans un tunnel 

    Il entretient une liaison plus ou moins décousue avec Lu. Mais son frère qui connait Giulia Saovi, est louche. Il le prend en chasse et le retrouve avec le docteur Binni qui regarde, en train de s’exhiber sur scène en train de faire l’amour avec Giulia. C’est maintenant lui que la police soupçonne parce qu’à chaque meurtre, Andrea n’a pas d’alibi, soit il saoul, soit il est seul chez lui. C’est maintenant Trevi un homme du journal d’Andrea qui est tué dans un parc. Là encore on va retrouver un gant avec un doigt coupé. Cependant Giulia va être assassinée à son tour. L’assassin va téléphoner à Andrea pour lui annoncer encore d’autres meurtres. Celui-ci va rencontrer John Kubbock qui s’est remis de son agression, bien qu’il porte encore une minerve. C’est maintenant le tour d’Isabel Lancia d’être menacée et se fait tuer. Il ne reste plus qu’un meurtre. C’est le fils d’Andrea, qu’il a eu avec Helene son ex-femme, qui est menacé tandis que celle-ci est à l’étranger. Les crimes ayant lieu chaque fois un mardi, Andrea en déduit que le criminel est du signe du bélier ! il part chez son ex-femme, arrivant juste à temps pour empêcher que le petit enfant soit tué, une course poursuite s’engage, il rattrape et capture le criminel qui n’est autre que John Lubbock qui en réalité était jaloux de Isabel Lancia car il était amoureux de son amant Edouard Vermont ! 

    Journée noire pour un bélier, Giornata nera per l’ariete, Luigi Bazzoni, 1971

    Andrea Bild est chargé d’enquêter 

    Comme on le voit, l’intrigue est plutôt banale, on cherche l’assassin, mais il est caché parmi les victimes. Le personnage d’Andrea est aussi assez convenu, le journaliste désenchanté, alcoolique par désespoir, un raté qui tente de remonter dans sa propre estime en résolvant un mystère. Et pourtant la réalisation va se servir de ce canevas pour démontrer que les images racontent une autre histoire que celle qui peut se dire. Cette disjonction qu’il peut y avoir entre l’image et l’intrigue était au cœur de la cinématographie d’Antonioni. A propos de La donna del lago, Antonioni était la référence qu’on avait trouvée pour le style de Bazzoni. Mais c’est encore plus vrai pour La giornata nera per l’ariete. Il y a une attention particulière à l’architecture, le fil a été tourné à Rome, en grande partie dans le quartier de l’EUR – un résidu du règne de Mussolini EUR pour Espozitione Universale di Roma, et qui aujourd’hui est le quartier de l’Europe, étrange filiation ! Le jeu des oppositions nous fait voir une modernité vide et bourgeoise et des redents de cette modernité qui se traîne dans des ruines d’un passé lointain et prestigieux, ou des logements de pauvres. Le Personnage de Giulia Saovi est exemplaire, elle se prostitue à l’ombre d’une bretelle d’autoroute en béton et loge dans une masure. Le Giallo est souvent friant de ces formes architecturales décomposées et morbides qui pourtant possèdent une poésie que le béton ne peut pas porter. 

    Journée noire pour un bélier, Giornata nera per l’ariete, Luigi Bazzoni, 1971

    Il interroge la police 

    Au fond ce que traque Andrea c’est moins un tueur en série qu’une certaine bourgeoisie dégénérée dans ses mœurs et son  intimité. Il affronte ceux qui ont du pouvoir, le patron du journal, le docteur Binni et une femme très riche. Mélancolique, il ne sait pas trop ce qu’il veut et se comporte plutôt mal avec les femmes, passant de l’une à l’autre, restant attiré par sa femme qui est en instance de divorce. A cette époque c’était une vraie galère que de divorcer en Italie. Il néglige Lu, la frappe, mais par contre il se montre compassionnel avec Giulia Soavi la prostituée. Il est donc non-conformiste par principe et affirme son individualisme justement en poursuivant son enquête. Ce gant qui perd ses doigts au fur et à mesure que l’enquête avance, n’est-ce pas aussi une image de la castration d’Andrea ? Quoiqu’en même temps que les doigts sont coupés, il se rapproche de plus en plus dangereusement de la vérité.

    Journée noire pour un bélier, Giornata nera per l’ariete, Luigi Bazzoni, 1971

    Giulia Soavi, jeune prostituée refuse de parler à Andrea 

    La première chose qui frappe dans ce film c’est la couleur, c’est un film bleu et cette couleur reflète la froideur du monde moderne. Le traitement des couleurs est magnifié par le génial directeur de la photographie Vittorio Storaro. Ils étaient cousins et Storaro connaissait déjà professionnellement Bazzoni pour avoir fait en 1966 un court métrage avec lui, mais entre-temps il s’était perfectionné avec Bernardo Bertolucci et surtout avec Dario Argento sur L'uccello dalle piume di cristallo. Sauf qu’à la différence de ce dernier film, il va y ajouter des touches plus sombres, plus délicates qui font penser au Mauro Bolognini du début des années soixante-dix. Storaro tournera souvent avec Bertolucci et Coppola, c’est lui qui fera l’image d’Apocalypse Now. Il reviendra vers Bazzoni pour un western curieux Blu gang vissero per sempre felici e ammazati. 

    Journée noire pour un bélier, Giornata nera per l’ariete, Luigi Bazzoni, 1971

    La femme du docteur Binni a peur 

    Tout cela n’empêche pas Bazzoni d’utiliser les formes standards du film noir. D’abord ces escaliers à spirale qui annonce non seulement la difficulté, mais le fait qu’on tourne en rond. C’est dans cette spirale qu’on perd aussi la raison. Cette instabilité du monde est protégée par des stores vénitiens qui rayent l’image en en niant le contenu propre tout en isolant Andrea du monde sur lequel il enquête. On remarque que la scène de la femme du docteur Binni, une handicapée qui est menacée dans sa nuit et qui cherche désespérément à téléphoner, semble empruntée directement au film d’Anatole Litvak, Sorry Wrong Number. Dans cette scène particulièrement travaillée, Bazzoni multiplie les angles de prise de vue audacieux avec, une prise de vue depuis le plafond, puis il filme cette femme qui rampe pour essayer d’échapper à son tourmenteur. D’Antonioni il utilisera des contre-plongées qui font apparaître les immeubles comme un écrasement de l’humain. Il y a aussi une grande attention aux objets qui enserrent les personnages, comme s’ils les immobilisaient. Si on s’en tient à la seule intrigue, le film n’a pas beaucoup d’intérêt, mais si en dessous on regarde le discours que tiennent les images en elles-mêmes, alors le film prend une toute autre dimension, et c’est sans doute pour cela qu’on a redécouvert ce film, comme on a redécouvert un grand nombre gialli. 

    Journée noire pour un bélier, Giornata nera per l’ariete, Luigi Bazzoni, 1971

    Le directeur du journal ne veut plus qu’Andrea enquête 

    Le pivot de ce film est Franco Nero dans le rôle du brutal Andrea. Navigant d’un bord à l’autre de sa dépression, il est très crédible dans ce film troublé. C’est un acteur qui n’a pas besoin de grand-chose pour donner de l’expression à ses personnages. Mais il est capable aussi de laisser libre court à une colère haineuse qui le dépasse. Il s’est donné un look déjanté un peu décalé, mais il n’a pas du tout l’air d’un alcoolique ! Derrière c’est moins bon. Film à petit budget visant le marché international on met un peu de tout. Ira de Fürstenberg complètement éteinte dans le rôle de la libertine Isabel Lancia, l’acteur britannique Edmund Purdom absolument transparent dans le rôle d’Edmond Vermont, l’allemand Wolfgang Preiss dans celui du commissaire. C’est un peu mieux, même beaucoup mieux avec Pamela Tiffin dans le rôle de Lu Auer l’amante d’Andrea, et aussi Agostina Belli dans celui de la fille mineure et prostituée par son père. Silvia Monti semble jouer dans ce film sans conviction particulière. Et puis le médiocre Maurizio Bonuglia dans le rôle du tueur John Lubbock roule des yeux de méchant.   

    Journée noire pour un bélier, Giornata nera per l’ariete, Luigi Bazzoni, 1971

    Georgia a été assassinée à son tour 

    La musique est d’Ennio Morricone, à croire qu’il a composé pour la moitié des films italiens dans les années soixante-dix et quatre-vingts ! Il devait travailler jour et nuit ! Mais elle est très bonne, très efficace. 

    Journée noire pour un bélier, Giornata nera per l’ariete, Luigi Bazzoni, 1971

    Le docteur Binni refuse de parler à Andrea 

    En France le succès n’a pas été là, et la critique l’a ignoré complètement, mais les publics américain et italien ont suivi et amorti le coût de production. Pour moi c’est un très bon giallo, avec beaucoup de charme vénéneux et de poésie sourde. Il vaut le détour !

    Journée noire pour un bélier, Giornata nera per l’ariete, Luigi Bazzoni, 1971

    Le journaliste reçoit un coup de fil anonyme 

    Il est vraiment malheureux que la belle édition du Chat qui fume de ce film soit aujourd’hui épuisée et que ses rares exemplaires en circulation se vendent au prix de l’or sur Internet. C’était une simple édition DVD. On peut espérer que ce film soit repris un jour en Blu ray sur le marché français, il le mérite amplement ne serait-ce qu’à cause de ses qualités esthétiques. 

    Journée noire pour un bélier, Giornata nera per l’ariete, Luigi Bazzoni, 1971

    Andrea a assommé le tueur

    Journée noire pour un bélier, Giornata nera per l’ariete, Luigi Bazzoni, 1971

      

    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/l-oiseau-au-plumage-de-cristal-l-uccello-dalle-piume-di-cristallo-dari-a213264645

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  • Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965  

    A cause de la date de sa réalisation, ce film est considéré comme un des fondements du giallo. C’est toujours délicat de noter le point de départ d’un genre. C’est l’adaptation d’un ouvrage de Giovanni Comisso. Un écrivain réputé en Italie, mais je crois jamais traduit en français, sauf en ce qui concerne ses ouvrages historique sur Venise dont il était originaire, sans doute cela est dû à son passé fasciste. Son œuvre est très abondante, commentée, faites de romans, de poésie et de récits d’aventures.  Il fut aussi pendant longtemps journaliste. Le titre de l’ouvrage, écrit au début des années soixante, renvoie au roman de Raymond Chandler, Lady in the Lake, une des aventures emblématiques de Philip Marlowe. Le film est conjointement signé Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, mais il semble bien que ce soit l’œuvre principalement du premier nommé. Rossellini apportant sans doute une aide plus technique à la réalisation. L’œuvre cinématographique de Bazzoni est plutôt restreinte et se caractérise à la fois par une incursion dans les formes populaires, giallo et western spaghetti, et toujours par un côté étrange. Luigi Bazzoni qui se classait plutôt politiquement à gauche, avait un point commun avec Giovanni Comisso, son homosexualité affichée. Mais cela n’a pas grand-chose à voir avec le film. Le sujet aurait-été démarqué d’une série de meurtres bien réels qui auraient eu lieu entre 1933 et 1946 près du lac d’Alleghe. 

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965 

    Bernard est un écrivain dépressif qui rompt avec sa fiancée sans trop savoir pourquoi. Pour se ressourcer et continuer à écrire, il se réfugie dans un hôtel près du lac d’Alleghe, un hôtel où il a ses habitudes et où on le connait. Il s’y rend en hiver, quand il n’y a pas de touristes. Mais en réalité il est motivé par tout autre chose, il veut retrouver une femme dont la beauté l’a frappé, une certaine Tilde qui travaillait comme servante dans l’hôtel. Il croit la reconnaitre dans une femme qui porte le même manteau que Tilde, mais c’est Irma, la fille du patron de l’hôtel. Mais alors qu’il hésite à demander ce qu’elle est devenue, c’est Enrico, le patron de l’hôtel, qui le renseigne, Tilde est morte. Certains lui parlent d’un suicide. Cependant, le photographe Francesco qu’il connait lui parle de tout autre chose. Elle aurait été assassinée à coups de rasoir ! Mais plus encore, le négatif d’une photo semble montrer qu’elle était enceinte. Cette nouvelle perturbe encore plus Bernard qui commence à soupçonner qu’Enrico avait mis Tilde enceinte et que peut-être il l’aurait tuée. Le patron de l’hôtel du lac a un fils, Mario, qui semble avoir fait un mauvais mariage avec une certaine Adriana, une étrangère qui semble un peu dérangée. Le soir, tard, il observe par sa fenêtre une femme qui est drapée dans le même manteau qu’Adriana. Que cherche-t-elle en se promenant au bord du lac ? 

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

    Bernard retrouve l’hôtel du lac où il a l’habitude de descendre 

    Bernard rêve que Francesco l’amène sur le lac et lui montre de loin une maison avec une femme devant la porte qui semble être Adriana ou Tilde. Mais Francesco en fait se contente de l’accompagner voir le père de Tilde pensant que peut-être celui-ci lui dira ce qu’il sait sur la mort de sa fille. Adriana qui loge en face de la chambre de Bernard tente de lui faire passer un message par la fenêtre. Mais il ne trouve pas le message. Peu de temps après on retrouve Adriana morte, noyée. Bernard doit aller reconnaitre le corps avec l’inspecteur. Pendant que les funérailles se déroulent sous une forte pluie, Bernard fouille le bureau d’Enrico et trouve le message d’Adriana déchiré. Enrico se sent très mal, et il rentre rapidement à l’hôtel où Bernard le surprend en train de pleurer la mort de Tilde. Bernard se demande maintenant si Tilde n’était pas plutôt la maitresse de Mario, le mari d’Adriana. L’hôtel est assez vide maintenant, et devant l’effondrement de son père, Irma décide de fermer l’hôtel et demande à Bernard de partir. Avant de partir, Mario demande à lui parler. Mais il veut d’abord voir Francesco qui semble s’enfuir. Il essaie de le rattraper au train, mais c’est trop tard. Au retour Mario lui avoue qu’il a été lui aussi l’amant de Tilde et qu’il n’a pas voulu l’épouser alors qu’elle était enceinte, peut-être de lui, ou peut-être de son père. Le soir, au bord du lac, il retrouve Irma qu’il a prise pour Adriana parce qu’elle porte son manteau. Celle-ci est couverte de sang. Mais elle avoue avoir tué Tilde avant de s’enfuir. Bernard revient à l’hôtel et trouve Mario et Enrico égorgés à coups de rasoir, baignant dans une mare de sang. Irma s’est jetée dans le lac, l’affaire est close et Bernard peut retourner chez lui après avoir fait une déclaration à la police. 

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

    Bernard part à la recherche de Tilde 

    C’est donc bien un giallo, un giallo d’atmosphère, un peu comme plus tard La casa dalle finestre che ridono de Pupi Avati[1]. Mais aussi on pourrait le comparer aussi à Fantasma d'amore, le très beau film de Dino Risi qui date lui de 1981, pour cette atmosphère hivernale et dépressive, loin du soleil de l’Italie. Les rues sont vides, noyées de pluie ou de brouillard. Dans ces trois cas on retrouve cette idée d’un dédoublement de la réalité qui empêche de savoir ce qui ressort de la vérité de ce qui ressort du fantasme. L’histoire est menée du point de vue de Bernard, et il fait face à une police qui cherche surtout à ne pas faire de vagues et à donner une solution simple aux problèmes criminels qu’elle doit résoudre. On a dit que ce film, influencé par Antonioni, se terminait d’une manière trop simpliste avec la trop évidente culpabilité d’Irma. Mais la fin du film est plus ambiguë que cela : n’est-ce pas au fond Bernard qui a tué toute la famille d’Enrico pour venger Tilde ? N’est-il pas lui-même dérangé au point de devenir un assassin ? Le policier fait trop facilement confiance au témoignage de Bernard, c’est seulement sur celui-ci que repose la preuve de la culpabilité d’Irma. Peut-être est-ce lui qui a noyé Irma ? Le spectateur a donc le choix de croire Bernard ou au contraire de supposer qu’il est le coupable. On pourrait même imaginer que Francesco s’en va si vite de la proximité du lac parce qu’il a peur de Bernard et qu’il a compris qu’il était un assassin, un malade. 

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

    Enrico lui apprend que Tilde est morte 

    L’intrigue est ficelée autour d’une famille qui a peur pour son honneur et qui n’arrive pas à dépasser cette idée et donc qui serait peu sensible aux dégâts que cela peut bien engendrer. Mais plus cette famille s’accroche à son nom et à son honneur, et plus elle se délite. Le péché originel est dans le fait que le père et le fils se partagent, en le sachant plus ou moins, la femme de chambre Tilde qui les fait chanter. Dès lors on se demande si la haine d’Irma n’est pas motivée par le fait que Tilde risque de mettre la main dessus l’hôtel et d’en devenir la maîtresse. Les portraits d’Irma et d’Enrico sont assez développés, mais curieusement celui de Mario est négligé. On ne sait pas très bien ce qu’il veut, s’il aime Tilde, et surtout quels sont les rapports qu’il entretient avec sa femme. Celle-ci est présentée comme étrangère, soit une pièce rapportée sur la famille. Elle semble être prisonnière, surveillée étroitement pour qu’elle ne parle pas. Le flou savamment entretenu sur cette famille bizarre est le résultat de la perception de la réalité par Bernard. On semble comprendre que celui-ci souffre d’une solitude maladive… qu’en même temps il recherche ! L’intrigue volontairement laisse des trous. Quand Irma prend tour à tour le manteau de Tilde, puis celui d’Adriana, elle prend la personnalité des femmes que son frère et son père ont aimé. Elle prend leur place et refuse que même leur souvenir puisse prendre la sienne, du moins celle à laquelle elle pense avoir droit. Mario, lui, est considéré par son père comme un incapable qu’il est obligé de soutenir en lui donnant la possibilité d’exercer le métier de boucher. 

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

    Francesco montre une photo à Bernard qui montre que Tilde était enceinte 

    Les décors sont humides. Tout est placé sous le signe de l’eau et du froid, ce froid qui rendra finalement Bernard malade physiquement. Dès le départ on se demande si le lac, cette étendue d’eau relativement immobile n’est pas une forme de thérapie pour Bernard. Mais cette masse liquide dissout également toutes les formes de vie qu’elle absorbe. On ne retrouvera pas le corps d’Irma. Les habitants de la petite ville ressemblent à des fantômes, ils passent vite, emmitouflés dans leurs habits d’hiver. Ils sont seulement des éléments du décor. Même le père de Tilde qui hurla sa peine lorsqu’il est ivre, est incapable de dire quoi que ce soit et de communiquer, il reste cloitré dans sa cabane. La seule personne qui parait vivante, c’est Francesco, mais celui-ci va prendre la fuite. Bernard perd la raison, mélangeant ses rêves avec la réalité, au point de ne plus savoir où se trouve la réalité. 

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

    Près du lac une femme qui semble être Adriana se promène tard le soir 

    L’hôtel va être beaucoup plus qu’un décor, ses longs couloirs déserts dessinent comme un labyrinthe où Bernard semble se perdre. Il se trouve en permanence isolé derrière des vitres fermées, comme s’il n’arrivait pas à pénétrer dans le monde de la réalité. Il assiste de loin, muet, à des événements étranges sur lesquels il n’a apparemment aucune prise. Il se place au-dessus de la violence qu’il perçoit, mais aussi dans une position où il peut s’en laver les mains, comme s’il cherchait un nouveau sujet pour un nouveau roman. Ce sujet il le trouve avec Tilde qui est juste une idée, une femme avec qui il n’a jamais eu aucune relation mais dont la beauté l’a ému. C’est à partir de là qu’il l’invente. Et il ne supporte pas de comprendre qu’elle lui échappe parce qu’elle fait chanter la famille d’Enrico. Vis-à-vis de ce fantôme, il a la position névrotique de Baudelaire exprimée dans son poème A une passante :

    Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,

    Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

    En vérité s’il aime Tilde passionément, il aime beaucoup plus inventer ce qu’elle aurait dû être pour lui, sans considération pour ce qu’elle est véritablement. Nous sommes toujours dans le domaine de la vie rêvée.

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

    Avec ses jumelles Francesco montre à Bernard une maison avec devant une femme 

    La réussite de ce film tient d’abord à l’esthétique singulière qu’il développe. La photo joue un grand rôle. D’abord parce qu’elle est un élément de l’intrigue quand Francesco montre ce négatif qui représente Tilde supposée enceinte. Mais la manière de photographier le film est singulière. Il faut souligner ici l’excellent travail de Leonida Barboni, un directeur de la photo qui a beaucoup travaillé avec Pietro Germi sur ses films en  noir et blanc, mais aussi avec des grands réalisateurs comme Mauro Bolognini ou Mario Monicelli, ces réalisateurs qui ont su poétiser la réalité matérielle l’entraînant vers le rêve ou le cauchemar.  

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

    Le père de Tilde est ivre et ne peut répondre aux questions de Bernard

    Par exemple on utilisera la surexposition à la lumière pour montrer l’irréalité de la situation. Tous les éléments de l’enquête qui sont vécus dans l’imagination de Bernard, ressortent de cette forme. Mais cette surexposition est aussi utilisée quand Bernard ne comprend pas ou qu’il refuse de voir, par exemple la visite qu’il fait avec le policier à la morgue, la surexposition ajoutant ainsi une froideur supplémentaire aux lieux naturellement hostiles. Il utilise également dans ses souvenirs une même scène recommencée plusieurs fois, par exemple lorsqu’il se rappelle de Tilde, on a l’impression qu’elle tombe. Cela incline à comprendre ces scènes comme une forme de dédoublement de la personnalité confuse de Bernard et accroît le trouble. 

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

    Adriana tente de faire passer un message à Bernard 

    Le montage est plutôt rapide, même quand il s’agit de scène qui se déroulent lentement, c’est le cas des funérailles ou des longues traversées des couloirs de l’hôtel ou de la morgue. Il n’y a pas de laisser-aller, et les gros plans des visages sont toujours en rapport avec l’expression des personnages, mais aussi avec les plans d’ensemble dans lesquels ils se trouvent insérés. La réalisation est très épurée et cette simplicité est adéquate avec la volonté poétique manifestée. 

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

    Le policier l’amène reconnaitre le corps d’Adriana 

    C’est un film a tout petit budget, tourné dans des décors naturels. Curieusement l’interprétation est bonne, juste. Le héros de cette sombre histoire, Bernard, est interprété par Peter Baldwin dont c’est je crois le rôle le plus important au cinéma. C’était surtout un acteur de télévision. Il est bien, sans plus. Mais il tient sa place. Le cinéma italien n’avait pas assez d’acteurs, et utilisait aussi des acteurs étrangers, français ou américains, parce qu’ils visaient aussi les marchés à l’exportation. Ensuite on trouve l’excellente Valentina Cortese. A cette époque elle était un peu en perte de vitesse, ce qui veut dire que son cachet n’était pas élevé. Elle tient le rôle d’Irma qu’on pourrait dire double, elle est la douleur et en même temps la rage. Virna Lisi n'a pas un rôle très important, mais elle illumine de sa beauté la détermination de Tilde dans l’entreprise de destruction de la famille de ses patrons. Philippe Leroy qui commençait à peine une carrière en Italie tient le rôle de Mario, le boucher, il est présent, mais n’a rien de remarquable. 

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

    Les funérailles d’Adriana sont mouvementées 

    Les seconds rôles sont excellents. Piero Anchisi est Francesco le photographe ambigu qui guide et manipule Bernard, avant de prendre le large. Il est très bon. Salvo Randone tient le rôle d’Enrico, le patron de l’hôtel avec beaucoup de finesse, même quand il pleure, ou encore quand il doit avaler les rebuffades de Bernard. Pia Lindström incarne Adriana. Elle était la première fille d’Ingrid Bergman, son rôle est un peu étroit, mais elle est remarquable et on se demande pourquoi elle n’a pas fait une meilleure carrière en dehors de ce film et de quelques apparitions à la télévision. 

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

    Irma annonce à Bernard qu’elle va fermer l’hôtel 

    Je ne sais pas quel succès ce film a eu à sa sortie, on dit que oui, suffisamment pour couvrir ses frais, et il semble avoir été assez peu distribué en France. Mais il est devenu un peu une référence dans l’archéologie du giallo. Il est donc très bon, et sa bonne réputation est justifiée, et la musique de Renzo Rossellini, le frère de Roberto le réalisateur, est un excellent accompagnement qui rajoute à l’angoisse et à la solitude du héros. Renzo était aussi le père de Franco Rossellini qui signe le film avec Bazzoni. 

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

    Francesco est parti, Bernard tente de le rattraper 

    Artus en a ressorti en 2022 une bonne version Blu ray, avec une présentation d’Emmanuel le Gagne. L’image est belle, respectant le format large initial. Je ne sais pas pourquoi mais ils ont utilisé le titre de La possédée du lac, titre qui n’a pas beaucoup à voir avec le film, mais ils n’ont attribué ce film qu’au seul Luigi Bazzoni. 

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

      

    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/la-maison-aux-fenetres-qui-rient-la-casa-dalle-finestre-che-ridono-pup-a213042705

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  •  Denitza Bantcheva, Alain Delon, amours et mémoires, Editions de La Martinière, 2023.

    Denitza Bantcheva a déjà consacré deux ouvrages aux réalisateurs fétiches d’Alain Delon. D’abord en 2007, elle publiait un très bon Jean-Pierre Melville, de l’œuvre à l’homme, aux Éditions du Revif[1]. Puis, en 2008, elle publiait un excellent René Clément toujours aux éditions du Revif. Forcément cela l’a emmené jusque vers Alain Delon qui a tourné quatre films avec le premier, dont Plein soleil qui lancera sa carrière, et trois films avec le second dont Le samouraï qui deviendra une référence mondiale dans le film noir. Pour son livre sur ce grand réalisateur encore trop sous-estimé aujourd’hui, elle avait interviewé Alain Delon lui-même, interview qui figure à la fin de son ouvrage et où on apprend que le film préféré de ce grand acteur est Quelle joie de vivre ! de René Clément. Ce film trop méconnu est une belle comédie – genre assez rare dans la filmographie de Delon – avec une tonalité anarchiste assumée ! Malheureusement il n’a pas eu le succès qu’il aurait mérité. Bien entendu, Delon c’est aussi une quantité impressionnante de chefs-d’œuvre, avec des incursions chez Visconti – Rocco e i suoi fratelli, puis Il gattopardo, film qui obtiendra la Palme d’or à Cannes en 1963. Un des meilleurs films de Michelangelo Antonioni, avec la superbe Monica Vitti, L’ecclise, montre que déjà en 1962 il avait un métier exceptionnel. Il fit aussi de très bons films chez Joseph Losey – L’assassinat de Trotski et Monsieur Klein, film qu’il produisit lui-même. D’ailleurs en tant que producteur, à côté de machines comme Borsalino, il prendra des risques financiers importants, par exemple en produisant l’excellent L’insoumis – selon moi un de ses plus beaux rôles – d’Alain Cavalier. 

    Denitza Bantcheva, Alain Delon, amours et mémoires, Editions de La Martinière, 2023. 

    Mais l’ouvrage de Bantcheva n’est pas une analyse de la carrière de Delon. C’est un hommage à un homme de cinéma qui, quel que soit son caractère et ses défauts (qui n’en a pas ?), était aussi un homme de fidélité. Cet ouvrage abondamment illustré est un album souvenir, qui permet sans doute de mieux apprécier l’importance de l’homme dans l’histoire du cinéma français. Après une jeunesse extrêmement tourmentée, sa vie s’est confondue avec le cinéma. On m’opposera qu’il n’a pas fait que des chefs-d’œuvre, mais tous les acteurs, même les plus grands, ont tourné dans un très grand nombre de navets. Cependant les choix de l’acteur ont été réfléchis et intelligents, alliant le cinéma populaire à la détermination artistique. Ses choix furent parfois très paradoxaux. Voilà un homme qui affiche des convictions politiques de droite, et qui pourtant tourne avec Visconti le communiste, ou encore avec un autre communiste, Joseph Losey, banni d’Hollywood pour ses opinions politiques. Très à gauche. De même, lorsqu’il présentait des films à la télévision, il avait présenté l’excellent Body and Soul de Robert Rossen, un autre banni d’Hollywood lors de la chasse aux sorcières de sinistre mémoire. Et à cette occasion, il présentait John Garfield comme son acteur préféré. Ce qui me fait un autre point commun avec lui ! 

    Denitza Bantcheva, Alain Delon, amours et mémoires, Editions de La Martinière, 2023. 

    Alain Delon avait un goût assez prononcé pour les truands et les pas-de-chance marqués par la fatalité. Il interprétera avec une grande conviction Gino Strabliggi dans Deux hommes dans la ville, plaidoyer de José Giovanni contre la peine de mort, réalisé en 1973. Il n’était pas pour rien l’acteur préféré des petits et des grands voyous ! Il est mort un nombre de fois au cinéma, le plus souvent pour avoir défié une société dont il se tenait à l’écart des règles usuelles. Bantcheva retrace en même temps la carrière cinématographique de Delon, avec ses rencontres, ses succès et ses échecs, et aussi sa vie privée, sans rentrer dans le détail scabreux et le jugement moral, elle s’appuie aussi sur un grand nombre de témoignages qui montrent que Delon est tout de même différent de l’image que certains se plaisent à projeter de lui. Le 8 novembre 2023 Alain Delon a quatre-vingt-huit ans. Il appartient à l’histoire d’un art auquel il aura beaucoup donné. J’aime beaucoup ce livre, avec de très belles photos, ouvrage grand-format, relié, il est idéal comme cadeau pour ceux qui aiment cet acteur, les autres sont en effet irrécupérables ! Les fêtes arrivant à grandes enjambées, c’est le moment de l’acheter ! 

    Denitza Bantcheva, Alain Delon, amours et mémoires, Editions de La Martinière, 2023. 

    PS J’apprends que va être publié en janvier 2024, un ouvrage de Gilles Antonowicz, José Giovanni, histoire d’une rédemption aux éditions Glyphe. José Giovanni a lié une grande partie de son œuvre cinématographique à Lino Ventura, mais aussi à Alain Delon, on en reparlera en temps voulu, d’autant que les raisons des condamnations de José Giovanni sont très lourdes, et le mèneront au pied de l’échafaud.

    [1] C’est selon moi le meilleur livre qui existe sur ce réalisateur, avec bien sûr l’indispensable ouvrage de Rui Nogueira, ; Le cinéma selon Melville, Seghers 1974, réédité chez Capricci en 2021.

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  •  Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Emil-Edwin Reinert a connu une carrière cosmopolite et décousue. Originaire de Galicie, du temps de l’Empire Autriche-Hongrie, il était curieusement de culture française. Il arriva en France à la fin des années vingt et se bâtit aux côtés de la Pologne contre les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, avant d’être fait prisonnier. Il revint ensuite en France, en 1945 et commença une carrière contrariée de cinéaste cosmopolite à travers l’Europe. Ses meilleurs films, pour ceux qui sont encore visibles, sont marqués par la fatalité. Sur Quai de Grenelle, il s’associa curieusement avec Jacques Laurent, militant royaliste, puis ancien préposé à la censure du gouvernement de Vichy, qui écrivait sous des tas de pseudonymes sans doute pour masquer son passé vichyste, dont le plus célèbre est Cecil Saint-Laurent qui connut un triomphe avec sa série des Caroline, aussi bien en librairie que dans les salles de cinéma, ayant donné un rôle majeur à Martine Carol, grande vedette de cette époque. La mort à boire ressortira d’ailleurs sous le nom de Cecil Saint-Laurent, ce pseudonyme ayant plus de succès que son véritable patronyme. Jacques Laurent sous sa signature connaitra une consécration tardive avec Les bêtises, qui obtiendra curieusement le Goncourt en 1971 en cette période très gauchisante de la culture. S’il a obtenu de son vivant de grands succès de librairie, il est quasiment oublié aujourd’hui. Avant d’être réalisateur, Emil-Edwin Reinert avait reçu une formation bien réelle d’ingénieur à Grenoble, métier qu’il exercera un temps. Et c’est en France également qu’il apprit le métier de cinéaste, tournant au début des années trente des courts métrages. Pour le reste on ne peut pas dire que sa carrière présente une vraie unité thématique ou formelle. On y trouve vraiment de tout, et y compris du Luis Mariano en train de roucouler ! 

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Jean-Louis Cavalade est un chasseur de vipères dans la forêt de Fontainebleau. Il revend le produit de sa chasse aux laboratoires. Un jour qu’il a rendez-vous avec Simone, une jeune vendeuse, il traverse en dehors des clous ! Comme il tombe sur un agent de la circulation particulièrement borné et irascible, il est menacé d’être amené au commissariat. Il se défait des agents de la force publique. Mais des témoins croient le reconnaitre comme un des auteurs de l’attaque d’une banque. La police est sur ses traces, et remonte jusqu’à Simone. Cependant il arrive une nouvelle fois à leur échapper. Tandis que la police cuisine Simone, un journaliste aussi stupide que véreux va lancer une campagne de presse contre Cavalade. Il fait semblant d’interroger Simone, mais transforme complétement ce qu’elle dit pour faire le portrait d’un monstre. Mais Simone se fait virer de son emploi à cause de Crioux. Cavalade cependant va être pris en charge par une pute au grand cœur, Mado, qui lui présente un de ses clients, le curieux Monsieur Zance, un fétichiste de la chaussure. Fuyant la police, par la force des choses, il entame une relation avec Mado. Mais bientôt il se rend compte que Crioux, le journaliste, a écrit un article désobligeant sur lui. Jean-Louis est furieux et va retrouver le journaliste, n’étant pas à la rédaction, il est en fait en train de monter un autre article crapuleux sur Simone qui a accepté un emploi dans un cabaret de Pigalle, il l’attend chez lui. 

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Jean-Louis qui n’a pas traversé dans les clous, est pris à partie par la police 

    Quand celui-ci arrive, Jean-Louis le secoue, et Crioux promet de corriger le tir et de mettre en avant l’innocence du chasseur de vipères. Jean-Louis s’en va, soulagé. Mais alors qu’il se propose d’écrire un article dans ce sens, sa femme l’emmène dans le lit et lui fait oublier son devoir. Le lendemain, alors que Jean-Louis a passé la nuit avec Mado, le journal ne publie que l’article crapuleux sur Simone avec une photo d’elle dans le numéro de cabaret. Il déclare à Mado qu’il s’en va définitivement, mais celle-ci tente de le retenir, et dans la dispute Jean-Louis la tue accidentellement. Au cabaret, il tente de revoir Simone, il lui fait la morale, elle s’explique, et le commissaire survient. Celui-ci n’a jamais cru à la culpabilité de Jean-Louis, mais au lieu de s’expliquer Jean-Louis l’assomme et prend la fuite. Il est blessé par la police et se réfugie chez Zance. Celui-ci le reçoit très bien, mais en douce il prévient la police car il a découvert le cadavre de Mado. Jean-Louis le surprend et l’étrangle. Alors qu’il a rendez-vous avec Simone, il aperçoit la police et s’enfuit vers Fontainebleau. Là il va retrouver ses amis forestiers, mais ceux-ci lui tournent le dos et le dénonce à la gendarmerie. Il s’enfuit dans la forêt et va être abattu par les gendarmes.

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Simone aide Jean-Louis à s’enfuir 

    Le film démarre un peu comme une comédie, avec un gentil petit couple qui vit de pas grand-chose et qui n’exige rien, mais aussi avec un agent de la circulation acariâtre qui prétend arrêter Jean-Louis qui a traversé l’avenue en dehors des clous. Mais rapidement cela va tourner du quiproquo au drame quand un faux témoin affirme que Jean-Louis a été vu lors d’un hold-up. Dès lors la pente fatale amène Jean-Louis à devenir un meurtrier. Le hasard est déterminant, mais la méchanceté et la bêtise conduisent aussi à la perte de Jean-Louis.  Que ce soit le faux témoin et le crapuleux journaliste, il est une victime. Certes il deviendra un meurtrier, mais c’est seulement la conséquence ou l’instrument de gens mal intentionnés. C’est donc un plaidoyer contre la société en général et son aveuglement, se laissant guidée par des idées reçues. Bien entendu tout le monde n’est pas dupe, mais ils sont peu nombreux et le scénario maintien un équilibre entre la pute au grand cœur et le commissaire qui n’a jamais cru Jean-Louis coupable. Tout cela donne une charge dramatique qui n’est pas complètement assurée par le réalisateur. 

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Jean-Louis ne sait pas où aller, et cherche à prendre un train 

    Jean-Louis n’est cependant pas tout à fait innocent. En effet, alors qu’il est amoureux de Simone, il entame une liaison avec Mado la prostituée, se trouvant de fait dans la position d’un maquereau. Cette ambiguïté est celle du traditionnel trio. Si en réalité Jean-Louis se laisse aller à coucher avec Mado c’est parce que celle-ci est une experte, alors que Simone est seulement une jeune fille pas encore délurée. Mais ce premier trio est concurrencé par un autre trio, celui que Jean-Louis forme avec Mado et Zance. Dans les deux trios il y a forcément de la jalousie, et à celle de Mado vis-à-vis de Simone, répond celle de Zance envers Jean-Louis. Ces formes sont un peu au-delà de la morale ordinaire, bien que Jean-Louis se révèle par ailleurs lui aussi jaloux et soupçonneux envers Simone qui a accepté un emploi un peu déshabillé. Dès lors que ces figures sont mises en place, le drame survient inévitablement. On peut regretter évidemment que le scénario s’appuie sur des figures stéréotypées, que ce soit celle de Mado, la pute au grand cœur qui n’a pas de maquereau et qui semble en chercher un, ou le marchand de chaussure travaillé par le fétichisme des pieds des femmes. 

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Le journal imprime les stupidités de Crioux 

    Des caricatures, il y en a d’autres, d’abord ce couple improbable du journaliste véreux et de sa femme qui habite dans un superbe appartement bourgeois. Ils en oublient leur devoir d’écrire l’article qui dédouanera Jean-Louis, uniquement parce que la femme est travaillée par le désir de se faire sauter. Si d’un côté le portrait du journaliste opportuniste et menteur est assez rare à cette époque au cinéma, cet intérêt est contrebalancé par une satire qui frise la comédie, tandis que Jean-Louis s’enfonce jour après jour. Parmi les autres figures très convenues et improbables, il y a le cabaret de Pigalle où le propriétaire obéit au doigt et à l’œil au commissaire qui tend un piège à Jean-Louis. A cette époque pourtant de nombreux films noirs français avaient une vision de la truanderie qui régnait sur Pigalle bien plus noire.

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Jean-Louis va faire la connaissance de Mado et de Zance 

    Malgré tout cela le film est très intéressant d’abord parce qu’il mêle habilement les prises de vue en extérieur et le studio. Cet intérêt est réhaussé par la superbe photo de Marcel Grignon qui a travaillé avec André Hunebelle, mais aussi avec Vadim sur Les liaisons dangereuses, Denys de la Patellière sur Un taxi pour Tobrouk ou avec René Clément sur Paris brule-t-il ?  Ici son travail est tout à fait dans la lignée de ce qu’il fera sur le film de Pierre Chenal, Rafles sur la ville[1]. Il est vrai que les décors sont particulièrement bien choisis. Il y a un amour ce Paris populaire qui était déjà en train de disparaitre. Dans de nombreux moments la caméra saisit cette profondeur de champ qui va donner de la densité au film. Les scènes filmées dans la gare sont tout à fait remarquables. Il y a une attention singulière accordée aux différentes couleurs du noir et aux ombres que cela provoque. Si le scénario est un peu bancal, la réalisation est tout à fait à la hauteur, avec des déplacements d’appareil très intéressants. 

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Crioux promet qu’il va aider Jean-Louis à se disculper 

    Une des questions morales que pose le film, au-delà de la malchance, c’est celle de la délation. Jacques laurent savait de quoi il retournait, d’abord parce qu’en tant que censeur de Vichy, il avait vécu de cela, mais ensuite parce que lui-même avait été épuré et donc dénoncé pour ses petites combines vichystes. Le rouleau compresseur de l’opinion publique est représenté par ces immenses machines où on voit les linotypistes travailler à la mise en forme du journal, puis les rotatives qui l’impriment. La caméra regarde cela du point de vue du métier, de la qualification de ceux qui se permettent de faire fonctionner ces machines. C’est le contrepoint nécessaire aux scènes où on voit Jean-Louis tenter de s’échapper d’une foule vindicative qui est prête à le lyncher sans autre forme de procès. 

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Jean-Louis annonce à Mado qu’il s’en va 

    C’est Henri Vidal qui domine l’interprétation. Il était à l’époque une vedette importante, mais des problèmes personnels – liés à la consommation de drogue – ruinèrent son existence et il décéda à tout juste quarante ans. Entre temps il avait tout de même eu le temps de contribuer au film noir français, trop souvent négligé. Il est parfait dans le rôle de Jean-Louis, le chasseur de vipères. Il est ce mélange d’innocence bornée qui le pousse à défier l’ordre existant et pratiquement au suicide. Il a beaucoup d’énergie. A cette époque il était l’époux de Michèle Morgan, et il était un sportif accompli. Il enchainait les rôles tourmentés de mauvais garçons avec beaucoup d’aisance. Derrière on trouve Marie Mauban, actrice trop oubliée aujourd’hui, mais de grande classe qui pouvait à peu près tout jouer. Ici elle est Mado, la pute mélancolique qui recherche un amour qui lui donnerait un peu d’espérance. Et puis il y a Jean Tissier, l’excellent Jean Tissier au jeu si particulier qui ici incarne le fétichiste Zance

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Simone explique pourquoi elle a pris ce travail dans le cabaret 

    Deux seconds rôles sont décisifs : d’abord celui de Simone, incarnée par la toute jeune Françoise Arnoul qui n’avait pas encore le look déluré qu’elle aura par exemple avec Gabin dans Des gens sans importance[2]. Elle était au tout début de sa carrière. Un peu trop blonde sans doute, mais elle n’hésite pas à montrer la perfection de ses seins dans un jeu d’ombres superbe. Ensuite il y a Robert Dalban qui joue le commissaire compatissant, mais qui ne sauvera pas Jean-Louis, c’est un de ses énième rôles de flics, il est très bon et chargé de naturel. Le couple formé par Pierre-Louis et Micheline Francey qui incarnent respectivement le journaliste Crioux et sa femme, est très mauvais, trop théâtral, il est complètement en décalage avec l’esprit du film. 

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Le commissaire tente de s’expliquer avec Jean-Louis, mais c’est trop tard 

    Ce film est complètement passé aux oubliettes de l’histoire du film noir français. Ce n’est pas juste, il est important de le réhabiliter, ne serait-ce qu’à cause de son esthétique tout à fait surprenante. Bien entendu ce n’est pas un chef d’œuvre, mais il est suffisamment intéressant pour qu’on se rende compte que le film noir à la française, contrairement à ce que disaient les hâtifs Borde et Chaumeton, a bel et bien existé.  Le film ne sera pas un très gros succès, mais il sera très bien reçu par le public. 

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Jean-Louis surprend Zance téléphonant à la police 

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Blessé Jean-Louis est retourné à Fontainebleau 

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950 

    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/rafles-sur-la-ville-pierre-chenal-1957-a114844814

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/des-gens-sans-importance-henri-verneuil-1956-a161956386

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  •  Killers of the Flower Moon, Martin Scorsese, 2023

    David Grann est un auteur très en vogue aux Etats-Unis, et ses récits ont engendré plusieurs adaptations cinématographiques. C’est lui qui est à l’origine du film de James Gray, The Lost City of Z, qui eut de très bonnes critiques, mais qui fut un bide au box-office. Également il est l’auteur du récit qui a donné The Old Man and the Gun, un très mauvais film, un bide commercial et l’ultime prestation de Robert Redford[1]... C’est un auteur à la mode, et Killers of the Flower Moon, le livre, a été un succès énorme aux Etats-Unis et aussi dans le reste du monde. Le livre, publié par Doubleday en 2017, est excellent. Basé sur une histoire vraie, avec un gros travail de documentation, il correspond bien à cette remise en question des fondements et des valeurs des Etats-Unis. C’est un livre sur la culpabilité de l’Amérique, sur sa violence native et criminelle de ce malheureux pays. Si Scorsese a beaucoup parlé de la criminalité, il ne l’a que rarement présentée comme un des piliers de la société américaine. Sauf peut-être un peu dans Boxcar Bertha, mais sans trop se mouiller[2]. Ces derniers temps les budgets à la disposition de Scorsese ont complètement explosé, passant de 160 millions de dollars pour le très médiocre The Irishman[3], film produit par Netflix même pas sorti en salles, à 200 millions pour Killers of the Flower Moon, produit par la plateforme de VOD Apple, malgré les critiques que Scorsese a déversées sur ce type de financement. Scorsese aurait touché pour la réalisation entre 15 et 20 millions de dollars Mais enfin le film est sorti en salles avant de passer à la VOD. Si les grands films de Scorsese sont maintenant très loin derrière lui, ses dernières œuvres ont beaucoup déçu, particulièrement ses films avec Leonardo Di Caprio. Celui-ci n’est pas en cause, c’est très souvent un bon acteur. Donc une des questions de Killers of the Flower Moon, était de savoir si Scorsese qui a donné beaucoup de bons films avec Robert De Niro, allait finalement redresser la barre et faire quelque chose des énormes moyens mis à sa disposition. Le tournage et la conception de ce film ont pris des années – notamment à cause de la pandémie de COVID – et c’était un projet qui semble-t-il tenait à cœur pour le réalisateur de Taxi Driver. Avant d’arriver sur nos écrans, le film a été présenté à Cannes et a reçu une ovation. Cependant la longueur du film peut rebuter, c’était déjà le défaut de The Irishman. La campagne de lancement a été très coûteuse et en a fait le film de l’année, sous-entendant par-là que ce n’était pas seulement une sorte de distraction, mais aussi un devoir moral que d’aller le voir.

    Killers of the Flower Moon, Martin Scorsese, 2023

    Les indiens Osages sont devenus très riches parce qu’on les a confinés sur des terres qui en réalité contenaient du pétrole. Mais cette richesse est convoitée et attire. Cependant ils sont officiellement protégés par la loi, et personne ne peut racheter ses terres dont la propriété ne peut se transmettre que par l’héritage. Ernst Burkhart revient de la guerre et vient habiter chez son oncle, un gros éleveur qui se dit l’ami des indiens Osages dont il dit apprécier la culture et l’esprit.  Celui-ci va lui indiquer comment se comporter, devenir chauffeur de taxi, puis se rapprocher de la belle Mollie à qui il n’est pas indifférent. Des morts brutales et spectaculaires semblent cependant frapper les Indiens. Les démarches des Indiens, notamment celles de Mollie ne font pas avancer les affaires. Entre temps Ernst et ses cousins commettent des petites agressions et volent des passants, derrière leurs cagoules pour aller jouer ensuite leur butin sur les tapis de poker. Ernst va cependant arriver à se marier avec la très riche Mollie. Au cours d’une grande cérémonie qui mêle les Indiens et les Blancs, le couple reçoit la bénédiction de l’oncle King Hale. Ils vont avoir des enfants, et d’abord une fille. Les morts suspectes vont continuer à s’accumuler et touchent de plus en plus la famille de Mollie instillant la peur dans la communauté des Osages. Ernst est aussi de plus en plus complice des manigances de King Hale. Mollie de son côté a engagé un détective pour tâcher de découvrir qui est à l’origine de toutes ces morts. 

    Killers of the Flower Moon, Martin Scorsese, 2023

    Les Osages ont trouvé du pétrole sur leur terre 

    Le détective que Mollie avait engagé, va être battu à mort par les hommes de main de King Hale pour s’être un peu trop approcher de la vérité. Entre temps l’oncle initie Ernst à la Franc Maçonnerie, histoire de faire en sorte qu’il ne dira rien par solidarité sur ses véritables projets. Mollie et les Osages ont fait remonter l’affaire jusqu’au président des Etats-Unis. Celui-ci va envoyer des hommes du BOI – l’ancêtre du FBI – qui a comme avantage de ne pas être lié à des puissances locales. Sous la direction de Tom White les policiers fédéraux avancent assez vite. King Hale décide lui aussi d’accélérer le nettoyage et va tenter d’empoisonner Mollie à l’aide de l’insuline qui lui fournit. Mais Acie Kirby l’homme de main qui a fait exploser la maison de la sœur de Mollie et qui s’est fait prendre los de l’attaque d’une banque, va parler et désigner Ernst comme l’instigateur des mauvais coups. Tout cela perturbe Ernst qui va finir par être arrêter et qui lui aussi va parler. Tandis que le BOI arrête tous ceux qui ont trempés de près ou de loin dans les meurtres, Mollie est en train de mourir, les policiers qui sont venus l’interroger vont arriver à la sauver et l’amener à l’hôpital. King Hale comprenant que c’est foutu va se rendre à son ami le shérif et se dénoncer. Ernst au début n’arrive pas à témoigner contre son oncle, influencé par la communauté blanche. Mais quand sa fille décède, il s’y décide. 

    Killers of the Flower Moon, Martin Scorsese, 2023

    Ernst Burkhart, démobilisé vient vivre chez son oncle 

    C’est un film très touffu, très dense, qui brasse des thèmes très nombreux. Le scénario dû à Éric Roth et sur lequel Martin Scorsese semble s’être investi, est plutôt bien écrit. La première impression est que cette histoire est emblématique de la manière dont les Etats-Unis se sont développés : les Blancs ont volé et tué les autochtones dans un véritable génocide. L’histoire de ce pays est marquée par la violence comme on le sait, mais aussi par une volonté constante de s’approprier en plus des terres, le pétrole. Celle-ci explique au moins pour partie la plupart des guerres que les Etats-Unis ont menées plus ou moins directement, que ce soit au Proche-Orient, plus récemment en Irak, ou encore aujourd’hui contre la Russie par l’intermédiaire des malheureux Ukrainiens. Même l’entrée en guerre contre l’Allemagne a été pour partie motivée, derrière les leçons de morale, par leur volonté de l’empêcher de mettre la main sur les ressources pétrolières russes. Le pétrole est l’obsession constante des Etats-Unis représentés par les Blancs. Corrélativement, cela ne peut être qu’une critique du capitalisme et du profit. Les Osages n’étant là que comme le contre-exemple de cette manière d’exister. Cependant à l’évidence les Indiens sont eux-mêmes directement contaminés par le mode de vie des Blancs. Ils s’habillent comme eux, visent à acheter de belles voitures et Mollie va aussi à l’Église, dialoguant avec le curé, tout en visant de se marier avec un Blanc. Ce segment n’est d’ailleurs pas très développé dans le film, comme s’il allait de soi que les Indiens se doivent d’imiter les Blancs dans leur « éthique ». On ne sait pas ce qu’en pense Martin Scorsese qui se contente de mettre en scènes des mauvais sujets, appuyés sur une communauté qui fait le dos rond, contre des « bons » Indiens. 

    Killers of the Flower Moon, Martin Scorsese, 2023

    William King Hale est un gros éleveur, ami des Osages 

    Plus intéressant est sans doute l’opposition larvée entre la tradition des Osages, faite d’une référence constante à l’opposition entre la Nature, et le « progrès » produit par les Blancs. Le progrès se révèle mauvais, que ce soit les automobiles, les armes à feu dont les Blancs font un usage surabondant ou encore que ce soit les médicaments, l’insuline est non seulement un objet de chantage, mais c’est aussi une possibilité d’empoisonner Mollie parce qu’elle est dépendante de ce médicament qui à l’époque ne se trouve pas facilement. De toute façon le progrès va de pair avec la prise de pouvoir des Blancs sur la terre des Amérindiens. Le progrès c’est cette idée d’uniformiser les cultures. Ainsi les mariages mixtes ne sont pas seulement motivés par la cupidité, mais aussi par la volonté de détruire la culture des Osages. Détruire la culture des Osages c’est abolir le passé, et du même coup on se demande si Scorsese qui n’a jamais fait de western ne règle pas ses contes avec ce genre – même s’il nous a répété qu’il admirait The Searchers de John Ford. L’Amérique s’appelait le Nouveau Monde, comme si avant ce monde n’existait pas. 

    Killers of the Flower Moon, Martin Scorsese, 2023

    Hale explique à son neveu comment il doit vivre 

    Les Blancs – en réalité dans l’esprit de Scorsese il s’agit plutôt des WASP – sont regardés du point de vue de leur fourberie atavique, n’ayant pu obtenir ce qu’ils veulent par la loi, ils vont utiliser les mauvais coups dans le dos. En ce sens le portrait de King Hale est impressionnant de justesse quand il décrit dans un premier temps le paternalisme « antiraciste » du riche éleveur comme un élément de dissimulation de ses intentions perverses. Ça nous rappelle les rodomontades des ONG d’aujourd’hui qui dissimulent trop souvent des intentions cachées derrière leur compassion et leur paternalisme pour le Tiers Monde ou pour les migrants. King Hale s’intéresse à la culture des Indiens pour montrer son esprit ouvert, il encourage son neveu Ernst dans cette voie.  

    Killers of the Flower Moon, Martin Scorsese, 2023

    Des Osages meurent mystérieusement 

    Le second thème est celui d’un potentat local qui se comporte en père autoritaire avec ses neveux qui sont aussi ses instruments de pouvoir. Le débat se centre sur la relation entre Ernst et King Hale. Le premier qui revient de la guerre est complètement traumatisé et s’accroche à son oncle qui représente toute sa famille. En échange de sa protection, il l’assure de sa soumission. Cette relation se dégrade au fur et à mesure que l’oncle entraine le neveu dans le crime, car Ernst participe bel et bien aux crimes, même si cette participation le rend malade et le force à détruire sa propre famille. Tourmenté, il va balancer longtemps entre une soumission sans condition à King Hale et l’amour qu’il porte à Mollie. Car manifestement il aime Mollie et se désole de ce qu’il doive lui faire du mal. Il vit très mal cette ambiguïté des sentiments. Si cet aspect est dominant dans le film, Scorsese, malgré la longueur démesurée, ne s’attarde pas sur la propre ambigüité de Mollie. Manifestement elle est assez intelligente pour comprendre que son mari est louche, plus bête qu’elle, mais comme elle est aspirée par son désir d’épouser un blanc, elle ne renonce pas à lui. Il y avait là pourtant la voie ouverte à cette interrogation qui fait que les Indiens qui comprennent la malignité des Blancs veulent aussi être comme eux. La mère de Mollie est plus claire et comprend que cette aisance matérielle que les Osages ont miraculeusement obtenue se paye d’un effondrement de leur âme. Mais tout cela est masqué par une trop grande attention aux tourments d’Ernst qui n’est pas du tout un personnage intéressant.    

    Killers of the Flower Moon, Martin Scorsese, 2023

    Ernst fait la connaissance de Mollie 

    Les motivations de King Hale ne sont pas claires. C’est un criminel dans l’âme, un fourbe et un sournois. Il est le mal, une sorte de personnage démoniaque. Il est déjà très riche, c’est donc bien au-delà de la cupidité qu’il agit. Les Osages sont ses ennemis. Et pour mieux les combattre, il veut les connaitre, se rapprocher d’eux. Il ne méprise pas du tout ses ennemis, son but est de les détruire. Il représente le mal absolu, celui qui a choisi le crime comme mode d’existence, fier de sa capacité à monter de louches combines. Cependant il a derrière lui l’ensemble de la communauté blanche, que ce soit le shérif ou les médecins. Au passage on notera que le progrès de la médecine conduit l’être humain – ici les Indiens – à remettre sa vie entre les mains de quelqu’un qui n’est pas forcément animé de bonnes intentions. King Hale se sert aussi bien des notables que de la racaille qui gravite autour de la ville, les bouilleurs de cru sont ici identifiés, sans doute un peu bêtement, à des délinquants de basse extraction.

     Killers of the Flower Moon, Martin Scorsese, 2023

    Mollie et Ernst se marient avec la bénédiction de King Hale 

    Évidemment si la communauté blanche suit King Hale, c’est parce que globalement elle jalouse la richesse des Indiens, elle ne comprend pas que cette richesse soit supérieure à la leur, essentiellement parce que pour eux la richesse est le signe d’une hiérarchie sociale évidente : le meilleur doit être aussi le plus riche ! La jalousie est d’ailleurs un peu le fil rouge de cette histoire, si elle est d’abord le fait de la communauté blanche, elle va ensuite contaminer la famille de Mollie et agir sur elle comme un dissolvant en l’opposant à ses sœurs. Il vient alors que la famille devient une simple fiction, un paravent derrière lequel on cache ses véritébales intentions. C’est très évident pour King Hale, mais c’est aussi le cas d’Ernst qui ne semble pas trop savoir quoi faire de cette famille qu’il a pourtant construite laborieusement avec Mollie. 

    Killers of the Flower Moon, Martin Scorsese, 2023

    King Hale console la sœur de Mollie qui avait des vues sur Ernst

    La logique du groupe prime sur celle de l’individu. Le groupe impose des solidarités, c’est le sens qu’on peut voir dans cette cérémonie scabreuse de l’initiation d’Ernst à une franc-maçonnerie de pacotille. La communauté blanche tentera de faire pression sur Ernst, en appelant à son sens de la solidarité entre Blancs pour dédouaner King Hale de ses crimes. Mais dès lors qu’il est touché dans sa chair, Ernst va se ressaisir et s’éloigner de cette logique communautaire qui a finalement ruiné sa vie et affirmer son individualité contre le groupe. Même s’il a tout perdu, il va solder ses comptes avec son oncle. 

    Killers of the Flower Moon, Martin Scorsese, 2023

    Ernst est initié à la franc-maçonnerie 

    Avec l’arrivée de Tom White, le film prend un nouveau départ. On revient vers une enquête plus traditionnelle, les policiers faisant pression pour que les suspects parlent, tirant sur le fil pour arriver à leur but. Ils emploient d’ailleurs des méthodes discutables, proches de la torture lorsqu’ils interrogent Ernst. Outre qu’on est déjà vers la fin du film, on ne sait pas trop quoi penser de cet éloge larvé des prémisses du FBI qui à l’époque s’appelait le BOI. Rappelons que Di Caprio avait endossé le costume de J. Edgar Hoover dans le très médiocre film de Clint Eastwood qui avait passé sous silence les canailleries du créateur du FBI, notamment sa collusion avec la mafia. Mais là les policiers du BOI sont intègres et au-dessus des raisons locales pour éviter d’aller jusqu’au bout de leur enquête. 

    Killers of the Flower Moon, Martin Scorsese, 2023

    Ernst est étonné que Mollie ne lui fasse pas confiance 

    Le film est fait de déséquilibres très importants qui amène un rythme assez décousu. Les décors extérieurs pourtant très intéressants sont assez mal utilisés et le film reste un peu trop enfermé. Les lieux où vivent les indiens sont assez mal définis. Il y a une surabondance de scènes tournées dans la pénombre, comme pour dissimuler leur honte. Autrement dit les personnages sont presque toujours mal définis dans leur environnement. C’est d’autant plus dommageable qu’il semble que le film ait été tourné dans les beaux paysages de l’Oklahoma, sur les lieux mêmes de l’histoire. Cette mauvaise utilisation des extérieurs est sans doute la rançon d’un découpage souvent trop saccadé. Peut-être cela vient-il aussi du fait que Scorsese refuse de rattacher son film à un genre bien précis, le western ou le film noir. Du premier il retient les formes révisionnistes qui accusent le pillage d’un pays par les Blancs, et du second, à la fois la quête de la vérité et le déroulement d’une enquête qui se révèle difficile dans un milieu hostile, mais aussi bien entendu l’ambigüité des sentiments. 

    Killers of the Flower Moon, Martin Scorsese, 2023 

    La mère de Mollie est morte 

    Pour ce qui concerne la réalisation, elle ne dépend pas vraiment du scénario. Il faut distinguer deux choses, d’une part la technique, et d’autre part le rythme. La technique, c’est cette capacité assez unique que possède Scorsese à trouver des angles de prises de vue incroyables et aussi des déplacements de caméra très sophistiqués. De ce côté-là, c’est parfait. Je pense par exemple à cette course de voitures au milieu d’une rue qui ne semble pas être encore finie. Ou encore l’arrivée d’Ernst Burkhart à la gare, au milieu d’une cohue indescriptible. Il sait allier le déplacement rapide des voitures et le déplacement en arrière de sa caméra. Ça donne de la vitesse. Le rythme par contre n’est pas bon, voire désastreux. La scène du mariage est beaucoup trop longue, même si elle donne lieu à des prouesses techniques que ne renierait pas un Michael Cimino par exemple. Ça traine en longueur et on pourrait facilement enlever une heure, voire une heure et demie sans que cela nuise au récit proprement dit. À partir du moment où King Hale est arrêté, il y a encore une heure pour boucler l’affaire, alors qu’on a compris que tout était consommé, la fin aurait pu durer 10 minutes à partir des aveux de King Hale. Les scènes où on voit King Hale en prison n’apportent strictement rien. En vérité ce défaut dans le rythme vient du fait que Scorsese ne sait pas quelle place il doit donner aux Indiens et à ceux qui leur veulent du mal. Manifestement sa caméra se range du côté du mal, ce qui fait que les Osages deviennent un peu transparents.

    Killers of the Flower Moon, Martin Scorsese, 2023

    Ernst et Mollie ont eu un deuxième enfant 

    La photo est bonne, disons qu’elle fait joli, surtout que les décors sont très couteux, et sans doute un peu trop pimpants, les costumes aussi qui semblent toujours sortir du pressing, mais c’est souvent le cas dans les reconstitutions historiques au cinéma. C’est passe partout, et il n’y a guère de jeu sur les couleurs contrairement à certains films de Scorsese d’avant sa collaboration avec Di Caprio, il semble ainsi rangé du côté d’un certain conformisme américain ambiant. Les dialogues très abondants, trop abondants, sont filmés assez passivement, des gros plans, champ, contre-champ. Le plus souvent ça manque de souplesse et d’imagination. 

    Killers of the Flower Moon, Martin Scorsese, 2023

    Tom White enquête pour le BOI 

    Contrairement à ce qui a été dit, l’interprétation qui a consommé une large part du budget n’est pas à la hauteur. Di Caprio qui aurait touché 22 millions de dollars pour sa prestation dans le rôle d’Ernst Burkhart, joue les ahuris, le menton en avant, hésitant entre l’imbécile heureux et la crapule, on l’a connu mieux inspiré, même sous la direction de Scorsese. C’est lui qui est le plus longtemps à l’écran. Il devient l’acteur fétiche de Scorsese, puisqu’on prévoit qu’ils vont tourner encore deux films ensemble. Pour ce rôle il s’est transformé, vieilli, les traits marqués, abandonnant son allure de jeune premier. Lily Gladstone dans le rôle de Mollie affiche trop souvent un sourire satisfait, sans qu’on comprenne très bien si elle méprise son futur mari ou si elle l’aime vraiment, ou si encore elle comprend la fourberie des Blancs qui l’entourent. Cependant dans la toute dernière partie du film quand elle est confrontée à l’évidence de la trahison de son époux, elle devient touchante. Robert De Niro, celui qui a tourné le plus de films avec Scorsese, une dizaine, et qui s’est contenté de 5 millions de dollars, est pourtant bien meilleur, plus fin, plus ambigu, oscillant entre le patriarche plein de sincère compassion pour ses amis les indiens et la franche canaillerie de type. Mais ça ne suffira pas pour que ce soit un rôle important dans sa filmographie. La distribution a consommé une grosse partie du budget, pour partie sans doute parce qu’il y a eu de nombreuses interruptions dans le tournage, interruptions liées à la pandémie. 

    Killers of the Flower Moon, Martin Scorsese, 2023

    Mollie est de plus en plus souffrante 

    Il y a aussi de très bons seconds rôles. Jesse Plemons est très dans le rôle du taciturne et obstiné Tom White, l’enquêteur en chef du BOI. Ou encore l’excellent Moe Hendricks dans le rôle du shérif Freass. Curieusement les Indiens ne sont pas beaucoup mis en valeur, sauf un peu Tantoo Cardinal dans le rôle de Lizzie, la mère de Mollie qui voit arriver la mort sous la forme d’un hibou. 

    Killers of the Flower Moon, Martin Scorsese, 2023

    White interroge King Hale 

    Au final ce film est clairement moins mauvais que The Irishman, fiasco artistique complet, mais cependant il n’est pas très bon et n’atteint jamais le niveau des meilleurs Scorsese, loin de là. Ce n’est pas la longueur qui est l’obstacle, c’est plutôt que cette longueur est inutile et dilue le propos, le noie dans des préciosités qui plombe le rythme. On n’ose pas aujourd’hui critiquer Scorsese, on l’a déjà vu avec sa précédente production pour la télévision. Mais l’ensemble manque tout de même d’émotion. Les festivaliers lui ont fait une ovation à Cannes, preuve que Cannes n’est plus ce que c’était. 

    Killers of the Flower Moon, Martin Scorsese, 2023 

    Ernst est arrêté à son tour 

    Martin Scorsese semble très content de sa collaboration avec David Grann, il projette de porter à l’écran assez rapidement, The Wager: A Tale of Shipwreck, Mutiny and Murder, son nouveau roman, une histoire réelle de mutinerie qui se passe au XVIIIème siècle. Le livre est déjà un succès aux Etats-Unis et Scorsese en a acquis les droits avec Leonardo Di Caprio. Avec ce dernier, il devrait tourner une  biopic du président Theodor Roosevelt, un vieux projet qu’il a remis cent fois sur le métier. 

    Killers of the Flower Moon, Martin Scorsese, 2023

    La justice a autorisé les deux époux à se rencontrer

     

    Killers of the Flower Moon, Martin Scorsese, 2023 

    Le vrai King Hale 

    Killers of the Flower Moon, Martin Scorsese, 2023

    Calvin Coolidge reçoit les Osages à la Maison Blanche

     

     

     

    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/the-old-man-and-the-gun-david-lowery-2018-a158447312

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/boxcar-bertha-martin-scorsese-1972-a114844718

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/the-irishman-martin-scorsese-2019-a177715326

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