• San-Antonio, Ne mangez pas la consigne, Fleuve Noir, 1961

    San-Antonio, Ne mangez pas la consigne, Fleuve Noir, 1961 

    Merci à Jacques Le Piton 

    C’est un roman clé dans la saga du commissaire San-Antonio. Il s’inscrit dans la lignée des titres qui portent sur la négritude et qui ont été inaugurés par Ma sale peau blanche, consécutivement à son voyage aux Etats-Unis. La couleur de la peau a été en effet une véritable obsession pour Frédéric Dard. De nombreux ouvrages et nouvelles se passent à Harlem, quartier noir, comme à part et en résistance contre l’uniformité blanche, bourgeoise et nantie. C’est également avec cet ouvrage que San-Antonio va changer dans l’usage du vocabulaire : il ne parle plus de Nègre – fusse avec une majuscule – mais de Noir. La différence n’est pas innocente comme on le sait. Comme on le sait, dans les années quatre-vingt, il intégrera à son équipe un balayeur sénégalais qui deviendra un policier efficace, cultivé et plein d’humour. Jérémie Blanc sera le fer de la lance de la croisade politique de Frédéric Dard – pourtant réputé ne pas se mêler de celle-ci – contre le Front National.   

    C’est une histoire assez simple, mais très bien menée. Par inadvertance San-Antonio découvre une tête d’homme de couleur dans un casier de la consigne de gare Saint-Lazare. Comme il va en découvrir encore deux autres, cette série le lance sur la piste d’un criminel en série. Les choses avancent vite – contrairement à beaucoup d’autres aventures où le commissaire nous dit qu’il n’y comprend rien – et il découvre rapidement l’identité des cadavres, mais aussi les criminels potentiels qui sont une famille d’Américains qui travaillent pour le SHAPE, les Weston. Pour les confondre, il va se déguiser en noir grâce au génie d’un laborantin. Il se met donc dans la peau d’un  noir. Une belle rouquine l’attire dans un piège, et il manque de se faire assassiner et réduire dans un atelier d’emboutissage des voitures périmées. Evidemment il s’en sortira et confondra les coupables : en fait cette série de meurtres est la conséquence d’un viol ancien qui s’est passé aux Etats-Unis. Au passage San-Antonio confondra un autre assassin qui avait cru malin de copier les crimes de la consigne pour détourner l’enquête de la police et se débarrasser à moindre frais de sa femme. 

    Ecriture 

    C’est encore une époque où San-Antonio se veut anticlérical. C’est la cousine Adèle qui lui sert d’exutoire. Elle fait partie de la parentèle que San-Antonio n’aime pas car elle vient troubler son intimité avec sa mère. Comme un enfant jaloux il la martyrise sinon physiquement, au moins moralement. C’est un peu la même chose qu’avec le cousin Hector. Adèle est une vieille fille confite en religion, ce qui agace San-Antonio. 

    « N’exagérons rien : on se marre bien. Après le bénédicité, Adèle nous raconte les plaies variqueuses de la chaisière et la gastrite de M. le curé. Elle nous apprend de même, et je lui en sais gré, que le fils aîné de sa voisine vient d’entrer à pieds joints dans les Contributions directes et qu’il s’est acheté une 2 CV Citroën. » 

    « Et si tu veux le fond de ma pensée, Antoine…

     J’ai le vertige par avance. Je titube au bord du gouffre !

     — Si tu veux le fond de ma pensée, c’est un peu sacrilège.

     — Ah oui !

     — Le Seigneur, dans sa grande bonté, t’a doté d’une peau blanche, tu n’as pas le droit de la noircir même en plaisantant.

     — Parce que tu trouves que c’est un cadeau, une peau blanche ? Tu estimes que le Seigneur a distribué les couleurs de peau comme on distribue les grades dans l’armée ?

     M’man me téléphone un regard suppliant, dont, à ma grande honte, je ne tiens pas compte.

     Adèle ne répond pas tout de suite because elle a un nid de vermicelle dans la gargante.

     J’en profite pour la doubler au sprint.

     — Vois-tu, Adèle, les gens comme toi ne pensent pas assez que Jésus est né juif. Tu vas me dire que pour racheter l’humanité c’était nécessaire ?

     Elle est groggy, l’Adèle. Tout en suffoquant, elle récite des exorcismes. Mon petit doigt me chuchote qu’elle va écourter son séjour ici. À son âge on n’a plus envie de se damner. » 

    Comme d’habitude San-Antonio se laisse aller à ses penchants sadiques, non seulement il martyrise ce pauvre Pinaud, se moque de Bérurier, mais souhaite du mal à ceux qui l’entourent. 

    « Un vieux monsieur, vêtu d’une houppelande, claudique en direction du bureau de tabac. Je constate qu’une peau de banane aux doigts écartés jonche sa trajectoire, mon subconscient espère confusément des émotions fortes, mais le vieux monsieur enjambe la peau de banane et, comme la salle voisine, j’en suis pour mon attente. Raté ! » 

    On note que dans cet épisode, il emploie pour une fois correctement le mot chouïa. En effet dans les premiers épisodes de la saga, il employait ce mot qui vient de l’arabe et qui signifie « un peu » comme un  équivalent de « joli ». Par exemple dans Réglez lui son compte, il écrivait « J’étais allé y manger une bouillabaisse avec une poupée tout ce qu’il y a de chouïa. ». Ce qui était incorrect, un contresens. 

    Dans Ne mangez pas la consigne, il utilise correctement cette formule argotique.

    « Mon cœur se calme un chouïa. Je ne suis pas sorti de l’auberge… »

    « Je m’offre un chouïa de gymnastique suédoise. » 

    Rapport avec d’autres titres écrits par Frédéric Dard 

    L’œuvre de Frédéric Dard est ainsi construite que les titres se répondent les uns les autres. Recyclant inlassablement ses idées, à travers ses différents noms de plume, il avance en laissant des traces qui permettent de le retrouver derrière des titres les plus invraisemblables. A croire qu’il a suivi la recette du Petit Poucet !

    Le premier titre qui vient à l’esprit des lecteurs de San-Antonio est Turlute gratos les jours fériés. L’intrigue se noue autour d’une femme, belge, qui pour se venger d’un viol collectif que sa fille a subi en Afrique, enlève des jeunes noirs pour les martyriser et s’en servir comme cobaye. Ici encore le thème de la vengeance est rapproché de l’idée de pratiques louches dans des laboratoires.     

     

     San-Antonio, Ne mangez pas la consigne, Fleuve Noir, 1961

    Mais avant ce San-Antonio, il y a d’autres titres qui renvoient directement ou par la bande à Ne mangez pas la consigne.

    San-Antonio, Ne mangez pas la consigne, Fleuve Noir, 1961 

    En 1964 paraît sous le nom de Marcel G. Prêtre, chez Ramoni, éditeur suisse, La peau des autres. Manifestement ce texte est de la plume de Frédéric Dard. Et si d’autres écrits signés Marcel G. Prêtre ne sont pas tout à fait des créations originales de Dard, il semble que souvent Prêtre amenait les histoires et dard les mettaient en forme, celle-ci développe un ethématique dardienne. Le plus troublant est sans doute qu’on y retrouve tous les éléments des décors de Ne mangez pas la consigne. Ça se passe pour partie à Saint-Germain des Près, il y a des étudiants dont certains étrangers et américains. La famille du héros est originaire de la campagne : ici les deux oncles de Jean ont remplacé la tante Adèle dans la représentation d’une France peu moderne mais bonne. Le centre de l’intrigue repose dans les deux cas sur la possibilité de transformer la pigmentation d’un blanc en noir grâce à un eproduit de laboratoire, ce qui lui permet de se mettre dans la peau d’un noir et de comprendre ainsi en quoi le racisme est un vrai fléau. On y reconnaitra au passage ce goût de Frédéric Dard pour rabaisser les Américains et les renvoyer à leur racisme comme à leur vulgarité. Le sujet cependant s’est déplacé vers la ségrégation aux Etats-Unis. Nous sommes à l’époque de la lutte pour les droits ciiviques, et le héros y participe activement, et de façon assez extravagante. Cela tourne au conte édifiant avec à la fois un aspect rêvé et un message moralisateur. Pour ceux qui auarit des doutes sur la paternité de cet ouvrage, il y a une allusion à « la vipère lubrique », allusion qui est très personnelle à Frédérice Dard, une sorte de private joke adressé à lui-même. Il avait beau dire et beau faire, Frédéric Dard aimait aussi les ouvrages à message.Ce roman signé Marcel G. Prêtre sera republié au Fleuve noir 20 ans plus tard sous le titre de Question de couleur. Il est très probable d’ailleurs que tous les titres de Marcel G. Prêtre republiés en Fleuve Noir soient de la plume de Dard. On ne sait pas pourquoi la famille de Frédéric Dard s’obstine à minimiser cet aspect de son œuvre.

     San-Antonio, Ne mangez pas la consigne, Fleuve Noir, 1961 

    Dans Ne mangez pas la consigne, les Weston travaille au SHAPE la base de commandement de l’OTAN qui se trouve à Roquencourt dans l’Ouest de la région parisienne. Sans doute le SHAPE est il le symbole d’une modernité à la fois souhaitée et redoutée aussi bien par les Français que par Frédéric Dard. Les employés de cet organisme sont un peu lointains et comme absents. D’autres romans de Dard utilisent ce décor : Les scélérats, très beau roman, qui date de 1959 et L’homme de l’avenue – novellisation d’un des sketches du films de Gérard Oury, Le crime ne paie pas – qui parait en 1962.

     San-Antonio, Ne mangez pas la consigne, Fleuve Noir, 1961 

    Le SHAPE à Rocquencourt au début des années soixante 

    Le « nègre »  

    Le « nègre » a toujours fasciné Frédéric Dard, au sens propre, mais aussi au sens figuré. Au fur et à mesure que le temps passera, le portrait du « nègre » s’affinera. Il passera son temps à louer les grandes capacités sexuelles que la légende attribue aux noirs. Mais il a été aussi un nègre littéraire, en effet, il a été la plume de toute une kyrielle d’individus, avec cette particularité étrange qu’ils étaient moins connus que lui : que ce soit Marcel G. Prêtre, Jean Redon, André Berthomieu ou encore Jean Murelli et Agnès Laurent. Mais il advint aussi que Frédéric Dard devint le « nègre » de la créature qu’il avait engendrée – San-Antonio – il se vengea ensuite de belle façon en l’évinçant des gros romans hors-série qu’il signait San-Antonio. 

    « De l’Ange noir à Kaput, la cruauté de Frédédric DardAlain Delon a 80 ans aujourd’hui »
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