• The corner, Charles S. Dutton, 2000

    The corner, Charles S. Dutton, 2000 

    Cette mini-série est présentée comme la première étape vers la création de The wire. Elle n’a que 6 épisodes, soit 10 fois moins que la célèbre série de David Simon. Bien que les deux projets aient beaucoup en commun, ils sont pourtant fondamentalement différents. The corner raconte une histoire vraie, en citant les vrais noms des principaux personnages. Il ne s’agit pas de fiction, mais d’une sorte de documentaire interprété par des acteurs plus ou moins chevronnés. Ensuite, il ne s’agit pas du point de vue de la police ou de la société face à des délinquants, des marginaux ou des truands, mais du point de vue des drogués eux-mêmes. L’ensemble est l’adaptation d’un ouvrage écrit par David Simon et Ed Burns. C’était le résultat d’un travail d’investigation d’un journaliste et d’un policier. Il n’étudie pas la drogue, son marché et sa consommation d’un point de vue général, mais à travers l’existence d’un ghetto misérable de Baltimore et donc du point de vue des Noirs. Cette approche qui se refuse à juger, a été un choc pour l’Amérique, non seulement parce qu’elle présente l’émergence d’une forme de culture et de rapport social nouveau, mais aussi parce qu’elle dévoile ce que l’économie de marché fait de ceux qui ne la servent pas.  

    The corner, Charles S. Dutton, 2000

    La série raconte l’histoire d’une famille, Gary McCullough, Fran Boyd, et de leur fils DeAndre McCullough. Si au départ ils représentaient une famille afro-américaine ordinaire, Gary réussissant assez bien, la drogue va peu à peu les détruire. Les parents divorceront, le fils, en échec scolaire permanent se lancera très jeune dans le commerce de la drogue sur un coin de rue La Fayette-Monroe de Baltimore West. Tous les trois font face à des difficultés d’argent récurrentes, vivant tantôt de petits boulots, tantôt de l’aide sociale et de la revente de drogue. Ils vivent dans un quartier délabré, conséquence de la décomposition de la ville industrielle de Baltimore victime de la désindustrialisation de l’Amérique. Ils squattent des taudis et vivent dans une violence permanente. Comme ils se rendent compte de leur dépendance et de leur faiblesse, ils vont manifester la volonté de s’en sortir, soit en dealant, soit en tentant de se désintoxiquer. Le problème c’est l’argent, que ce soit pour se procurer une dose, pour trouver un logement décent ou pour simplement s’acheter à manger et payer son loyer. Fran arrivera cependant à s’en sortir en rejoignant après bien des difficultés une cure de désintoxication. Mais d’autres n’y arriveront pas. Le mélancolique Gary dont la vie n’est qu’une longue chute, n’essaie même pas, et Curt aime trop se shooter pour avoir envie de faire autre chose. Les plus jeunes sont livrés à eux-mêmes, malgré les efforts d’une femme comme Ella, ils n’ont comme exemple que ce qu’ils voient dans la rue. DeAndre en échec scolaire, incapable de trouver un emploi, va devenir un petit dealer de coin de rue, il engrossera Tyreeka Freamon qui n’a même pas quinze ans, ajoutant cette difficulté à celles qu’il connait déjà. Les services sociaux sont à l’abandon pour cause d’austérité, et la seule présence de l’autorité publique c’est bien entendu la police et de temps en temps une ambulance qui vient ramasser un corps tombé sous les tirs peu amicaux d’une bande rivale, ou qui s’est effondré à la suite d’une overdose. De ce quartier tout le monde veut s’enfuir. Ce sont d’abord les blancs qui l’ont quitté, mais maintenant ce sont aussi les Noirs qui veulent s’en échapper. Il est comme une prison, il rend d’ailleurs la menace de la vraie prison plutôt dérisoire, comme une simple expérience nécessaire pour avancer dans la carrière. Mais ce peuple rejeté a pourtant conservé une humanité. La solidarité existe bien, même si elle fait l’objet de nombreuses transgressions, et l’amitié aussi. On ne peut douter non plus qu’il y a de l’amour dans ce peuple de l’abîme. 

    The corner, Charles S. Dutton, 2000 

    Ronnie veut que Gary lui donne de l’argent pour se shooter 

    C’est évidemment très noir, désespéré. Cependant l’ensemble recèle de l’ambiguïté. Bien sûr les uns et les autres mentent comme ils respirent. Mais l'ambiguïté ressort plutôt de leur volonté affichée de s’en sortir. Le veulent-ils vraiment ? Curt est au moins honnête avec lui-même, il préfère se shooter, même si cela abrégera forcément son existence, parce que cela lui procure du plaisir. A la fin du dernier épisode, Charles S. Dutton fait intervenir les vrais protagonistes de l’histoire, à la fois pour révéler ce qu’ils sont devenus – Gary est mort d’une overdose, DeAndre s’en est sorti, bien qu’on apprendra qu’en 2012 il mourra lui aussi d’une overdose, Fran deviendra une sorte d’assistante sociale, en 2007, bien après le succès de The corner, elle épousera Donnie Andrews qui est le personnage qui inspirera le tueur Omar de la série The wire – mais aussi pour qu’ils nous disent ce qu’ils pensent de la série. Celle-ci ayant été tournée sous leur contrôle, ils sont satisfaits, elle leur a permis de mieux se connaître, de prendre du recul sur ce qu’ils sont, sur ce qu’ils ont fait. L’idée est d’éviter que cette série écrite par David Simon ne soit que le regard compatissant d’un blanc sur le désastre des ghettos. Là se situe en effet le principal problème : même si David Simon et Charles S. Dutton qui lui est noir, manifeste du respect et une empathie évidente pour leur sujet, la manière de s’en saisir ressort d’une critique matérialiste de l’évolution de la société américaine, critique qui est étrangère au peuple du ghettp. Le quartier décrit, comme ses personnages qui le peuplent, est une sorte de dépotoir, un lieu où l’Amérique des vainqueurs se débarrasse de ses déchets qu’elle produit forcément dans le cycle de la production et de la consommation. On verra d’ailleurs certains membres de cette communauté tenter de survivre en récupérant les déchets métalliques et les recycler pour quelques dollars. 

    The corner, Charles S. Dutton, 2000 

    DeAndre se fait sermonner par sa mère parce qu'il a loupé l'école 

    Aux Etats-Unis, et cela depuis de longues années, on regarde la drogue comme un problème importé de l'extérieur par des étrangers, des gens qui ont une autre culture. C’est une erreur, le problème n’est pas la drogue, celle-ci n’est que la conséquence de la misère sociale. Ici on a au moins un point de vue un peu plus profond : la drogue n’est pas à l’origine de la décomposition sociale, elle est au contraire la marchandise qui l’entretient. Et c’est pourquoi le débat sur la légalisation des stupéfiants n’a pas de sens. La drogue est une sorte de prison à l’intérieur de laquelle sont parqués ceux qui sans cela se révolteraient très probablement contre le sort qui leur est fait. On remarquera qu’on laisse prospérer son commerce, que ce soit à Baltimore ou dans les Quartiers Nord de Marseille, dans les zones qui ont été abandonnées par l’industrie pour  cause de mondialisation. Elle est clairement un puissant soutien de l’ordre social, un véhicule pour le développement de la marchandise. C’est pourquoi il est très probable que sa légalisation finira par se généraliser. Un nombre toujours grandissant d’Etats ont commencé à le faire pour la Marijuana, au Colorado, en Californie. Il faut le répéter clairement, la drogue et sa consommation ne sont pas à l’origine de la misère, mais n’en sont que la conséquence. 

    The corner, Charles S. Dutton, 2000 

    Boo a voulu tricher sur la came, il se fait tabasser 

    Mais la série ne propose pas une simple analyse de l’économie de la drogue, c’est aussi une discussion du modèle américain de la famille. La famille et l’univers de la drogue doivent être compris comme les deux faces du modèle américain. Nous voyons en effet Fran tenter désespérément de retrouver une famille « normale ». Ce n’est pas un hasard si les Noirs sont plus rétifs que les autres à s’imposer cette norme. Dans la tentative de Fran, il y a une sorte d’hypocrisie représentée par son frère qui pourtant lui est dévoué. Il a apparemment un bon boulot, une chouette décapotable et il se contrôle suffisamment pour ne pas user de psychotropes qui l'effarient. Et donc si l’économie générale de l’Amérique s’effondre, il est naturel que l’idéal de la famille s’effondre aussi et soit rejeté par ceux qui ont le plus souffert de cet effondrement. C’est me semble-t-il l’aspect le plus intéressant et probablement le plus choquant de cette série. C’est ce qui fait qu’on s’éloigne d’une série policière traditionnelle avec sa kyrielle d’interventions musclées de la police ou des gangs rivaux. Fran a divorcé du père de DeAndre, elle tente de reformer un couple avec le sournois Marvin, un drogué faussement désintoxiqué. Mais elle n’a pas les meilleures relations qui soient avec sa sœur Bunchie qui l’escroque plus souvent qu’à son tour.  

    The corner, Charles S. Dutton, 2000 

    Sur LaFayette, un meurtre a été commis 

    C’est à l’évidence une série plus originale et bien moins conformiste que The wire. Elle est bien plus choquante aussi dans sa manière de filmer. Charles S. Dutton choisit la voie du faux documentaire dont les Etats-Unis ont fait un genre à part depuis les débuts du cinéma pour fonder une critique en profondeur des rapports sociaux dominants, comme par exemple les films d’Herbert Biberman. Encore qu’ici la série ne débouche sur aucune possibilité de lutte et de transformation sociale. Et donc il y a un souci de vérité qui se manifeste aussi bien dans le format utilisé, 4/3, la caméra portée à l’épaule, l’usage des décors naturels et des figurants probablement issus du quartier, que par le grain relâché de la photo, mais aussi les fausses interviews qui ouvrent chacun des six épisodes. Ces fausses interviews, outre qu’elles situent ce qui va être développé ensuite, permet de montrer la difficulté de la parole, désignant comme tâche la plus urgente sa réappropriation afin que nul ne parle à la place de ceux qui sont concernés. L’exposition de la misère sociale et physique est très crue, on y voit la violence que les drogués exercent sur eux-mêmes dans un processus d’auto-destruction. Il n’y aura pas de recherche esthétique particulière, on vise le document brut, comme si on travaillait pour l’histoire, il s’ensuit un dialogue souvent lourd et trop explicatif parfois, répétitif aussi. Ce sont des gros plans de visages souffrants, peu de profondeur de champ aussi, peu de mouvements de caméra et un rythme lent.

     The corner, Charles S. Dutton, 2000 

    L’équipe de DeAndre se fait étriller

    La distribution est clairement le point faible. Les acteurs qui incarnent Gary et Fran, T.K. Carter et Khandi Alexander, surjouent en permanence, Sean Nelson qui est DeAndre, le fils, est bien meilleur. Quelques petits rôles ont été donnés à la vraie Fran qui joue une secrétaire du centre de désintoxication et à DeAndre qui apparait dans l’ombre d’un trafiquant. Ensuite, avec les seconds rôles, ça s’améliore nettement. Toy Connor dans le rôle de Tyreeka est très bien, mélange de roublardise et de naïveté. D’autres acteurs de The corner seront récupérés dans The wire, Maria Broom qui joue Bunchie, sera par la suite l’épouse ambitieuse et délaissé du policier Cedric Daniels. On retrouvera aussi Lance Reddick qui, pour une fois, incarnera un malfaisant, Marvin, un drogué sans scrupule, avant de devenir une sorte de policier raide et inamovible dans The wire et dans la série Bosch. Clarke Peters dans le rôle de Curt en fait parfois un peu trop, mais Reg E. Cathey dans celui de Scalio, le drogué qui cherche la voie de la rédemption de très loin, est excellent. Nero Parham est très bon aussi dans la peau de Dinky qui devient au fil des saisons le maître du coin de rue.

     The corner, Charles S. Dutton, 2000 

    R.C. a volé de la came à Dinky, il se fera corriger 

    Si la série est moins connue que The wire, sans doute parce que son rythme est moins travaillé et son propos plus cru, elle est pourtant plus audacieuse et plus originale. Elle a été tournée il y a près de vingt ans, mais reste étonnamment d’actualité, tant elle anticipe l’effondrement de l’Amérique. Il faudrait être bien naïf pour croire ou laisser croire que les Etats-Unis ont réussi l’intégration. Le communautarisme est la contrepartie de l’échec de l’intégration des minorités ethniques. Le ghetto en est la forme la plus achevée. La situation n’a pas évolué d’un iota dans West Baltimore comme le montre l’image ci-après qui parle de meurtre en 2019. Le Baltimore sun fait aussi très souvent sa une sur les règlements de compte liés à la drogue dans ce secteur. Comme on le voit une prise de conscience ne suffit pas si par ailleurs la volonté politique manque. 

    The corner, Charles S. Dutton, 2000

     

     

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