• The sopranos, David Chase, 1999-2007

     The sopranos, David Chase, 1999-2007 

    La série télévisée, The sopranos, voit sa réputation perdurer une quinzaine d’année après son arrêt. Cette réputation a d’ailleurs donné récemment un film, The many saints of Newark, produit et distribué par Netflix c’est une préquelle très médiocre, comme tout ce à quoi touche Netflix. Certains pensent que cette série a révolutionné la manière de faire des séries. On peut dire en effet qu’elle a eu ensuite une influence sur des séries comme The wire (2002-2008)[1] et The Shield (2002-2008)[2], bien que ces deux séries s’intéressent plus à la police et à son travail qu’aux gangsters, elles visent aussi une sorte de vérité documentaire dont The sopranos est assez éloigné.  Dans la réalisation, The wire et The shield sont aussi plus cohérentes, moins déséquilibrées, évitant les digressions et les longueurs, tout en gardant ce qui est essentiel cette insertion dans la vie quotidienne qui mène inéluctablement à la critique de la société américaine. La série est faite de six saisons et de quatre-vingt-six épisodes.

    La source première de cette série se trouve dans le très bon The goodfellas de Martin Scorsese, sorti en 1990 et auquel David Chase a emprunté plus . On y retrouve des mafieux traficotant de droite et de gauche un peu partout, drogue, vol de camions, magouilles dans les travaux publics, des psychopathes, et des gangsters prompts à se trahir les uns les autres. Une partie de la distribution de The sopranos est d’ailleurs empruntée à The goodfellas. A ce dernier film la série emprunte aussi sa manière découper l’histoire en une succession de petites vignettes qui parfois amènent des digressions fort malvenues. Une vingtaine d’acteurs de la série viennent de chez Scorsese. S’il y a des personnages très nombreux, ce n’est pas pour autant une série chorale, le fil directeur est le personnage de Tony Soprano qui est une synthèse de tous les mafieux qu’on a vu à l’écran, pour le meilleur et pour le pire. 

    The sopranos, David Chase, 1999-2007 

    La fabrique de saucisse est aussi le quartier général du clan Soprano 

    La série qui se déploie sur six saisons et sept années raconte les aventures de Tony Soprano qui est à la tête d’une famille qui travaille pour le boss, son oncle Corrado Soprano, le frère de son père. Les choses ne se passent pas très bien parce qu’oncle junoir veut imposer sa loi et Tony est très rétif, d’autant que l’oncle est particulièrement gourmand. Il a également des soucis avec sa famille, sa femme qui se sent délaissée et ses enfants sur lesquels il perd son autorité. Cette situation stressante le conduit à suivre en cachette des séances de psychanalyse pour tenter de conjurer ses crises d’angoisse. Rapidement il se crée un lien ambigu entre Tony et le docteur Melfi, l’attirance entre les deux est visible, mais la psychanalyste refuse de s’avancer, se retranchant derrière sa déontologie. L’autre souci de Tony, c’est sa mère qui le martyrise en permanence, alors qu’il s’en occupe pour le mieux. Le FBI est également sur son dos et tente de le piéger en installant un dispositif de surveillance mais aussi en tentant de retourner des membres du gang de Tony. Ce dernier est cependant assez rusé pour déjouer les pièges, et obtenir des informations auprès de flics corrompus. Les ennuis vont s’amplifier avec l’installation à Newark de Johnny Sack qui cherche à profiter de la situation pour ramasser de l’argent. Lors d’un voyage à Naples pour y vendre des voitures de luxe, Tony rencontre une femme chef de gang – la plupart des hommes sont en prison – il est séduit, et il va obtenir d’elle qu’elle lui donne un homme de main, Furio, qu’il ramènera dans le New Jersey. Tony va s’arranger pour mettre son oncle sur la touche, tout en le laissant officiellement chef du clan. Lors du décès de la mère de Tony apparaît sa sœur qui tente de s’approprier la maison de sa mère et qui va se rapprocher d’oncle junior. Le petit Richie sort de taule après une longue peine et va se mettre en ménage avec Janice, la sœur de Tony, tout en cherchant à obtenir de lui des avantages pécuniaires. Richie disparaitra mystérieusement. Tony peut compter pourtant sur Chris, son neveu dévoué, sur Silvio son consigliere avisé, et sur le violent Paulie pour l’épauler. La mort de Carmine va précipiter la guerre. Si Johnny Sack joue un jeu ambigu, Phil Leotardo qui a des ambitions pousse à mettre la main sur les affaires de Tony. Entre temps Chris passe son temps à se droguer, et son histoire d’amour avec Adriana tourne au vinaigre, d’autant que le FBI la piège et la menace de la faire tomber pour trafic de drogue. elle finira par avouer à Chris qu’elle fait un peu l’indicateur pour le FBI et ce sera évidemment son arrêt de mort. Carmela en plein bovarysme prend un amant qui se révèle un pleutre et qui s’enfuit. Puis elle tourne son regard vers Furio, mais celui-ci préfère reprendre l’avion pour Naples. Meadow est tombée amoureuse d’un voyou qui fait semblant de faire des études mais qui est le fils d’un parrain récemment décédé d’un cancer. Comme il est toujours en train de monter des combines qui ne tiennent pas debout, il va lui aussi se faire assassiner. Puis ce sera le tour de Ralph Cifaretto qui sera tué par Tony, puis décapité, démembré et ses restes seront dispersés. La santé mentale de l’oncle Corrado se dégrade de plus en plus, il s’égare dans la ville, et un jour il en viendra à tirer sur Tony, l’envoyant à l’hôpital dans un état très grave. Entre la vie et la mort, Tony rêve, mais sa situation va permettre à Carmela de lui renouveler son amour, et quand Tony sortira de l’hôpital, ce sera un soulagement pour tout le monde et une nouvelle lune de miel. Cependant si Meadows semble trouver un équilibre en progressant dans ses études et en entamant une nouvelle liaison avec un étudiant, AJ, le fils de Tony est de plus en plus déprimé, au point qu’il fera une tentative de suicide dans la piscine de son père qui heureusement le sauvera. La guerre ne s’arrête pas pour autant, et à la mort de Johnny Sack pour cause de cancer, Phil Leotardo veut en finir avec le clan Soprano. Mais c’est bien entendu lui qui y passera. Chris mourra lui dans un accident de voiture avec Tony et c’est celui-ci qui l’achèvera, se débarrassant d’une sorte de boulet. 

    The sopranos, David Chase, 1999-2007 

    Chris arrête un camion pour le dévaliser 

    Série sur la mafia, elle recycle la plupart des tics narratifs et visuels du genre avec des références privilégiées aux films de Martin Scorsese qui fera d’ailleurs une petite apparition dans la série. The godfather est bien moins présent, si ce n’est pour illustrer l’imaginaire des mafieux dont c’est l’horizon culturel et l’idéal. Cette référence explicite et revendiquée va définir en quelque sorte les normes esthétiques. En effet dans The goodfellas, sans doute plus encore que dans Casino, les mafieux étaient décrits dans une forme de quotidien dérisoire et souvent grotesque, pour ne pas dire mesquin et souvent à la limite de la stupidité à cause de leur méfiance qui souvent allait s’avérer néfaste à leurs affaires. On ne trouvera dans The Soprano aucun glamour, ni aucune grandeur comportementale. Il y a une volonté claire de rabaisser ce petit milieu sur le plan moral, même si par contraste le milieu bourgeois, représenté par le docteur Melfi ne semble pas bien meilleur humainement. Il semble qu’une grande partie du succès de la série provienne de ce cynisme affiché qui correspond à cette époque où l’Amérique, victime des attentats terroristes, est apparue comme en voie d’effondrement dans à peu près tous les domaines. C’est pourquoi Tony Soprano évolue en permanence comme à la recherche de son identité, il se heurte à la réalité du rêve américain, mesurant qu’il y a avec la vie réelle, qu’on soit riche ou pauvre d’ailleurs. En même temps que le quartier italien de Newark se réduit, ses repères disparaissent, il ne sait plus pourquoi il se bat et ni contre qui.

    Il va donc y avoir en alternance des scènes de la vie de famille, des séances de psychanalyse et des actions violentes, racket, meurtres, trahisons. On aura droit au défilé des turpitudes sexuelles des différents protagonistes qui fréquentent le Bada Bing, un club de strip-tease qui sert aussi comme Sartiale de quartier général. 

    The sopranos, David Chase, 1999-2007 

    Des juifs orthodoxes viennent demander de l’aide à Tony Soprano 

    Le racisme est dans l’ADN du pays depuis ses origines. Les Etats-Unis ne sont jamais arrivés à sortir de cette lutte des races qui se traduit par le fait que chacun se positionne du point de vue de ses origines ethniques, si dans un premier temps cette logique renforçait le pouvoir des WASP – white anglo-saxon protestant – qui se définissaient comme la norme à atteindre, cette logique est maintenant reprise par des minorités éclatées. Ce que décrit cette série ce sont aussi les débuts du développement de ce qu’on appelle maintenant le wokisme. L’Amérique est envahie et travaillée par le politiquement correct qui aboutit à la destruction d’une sorte d’universalisme. On verra évidemment les mafieux se présenter comme des victimes, en ce sens que venant d’un pays très pauvre, les immigrants dont ils sont issus ont été mal accueillis et ont dû se faire une place en s’orientant vers les affaires criminelles. C‘est évidemment une légende ou une excuse et Tony en est bien conscient. Mais ce positionnement qui leur permet de s’enfermer dans un communautarisme va se heurter inévitablement aux revendications des autres minorités. D’abord on verra les noirs à travers la figure du premier amant de Meadows la fille de Tony, un métis. Comme il se sent rejeté par Tony, il prendra le prétexte du racisme du père pour larguer Meadow. Il est incapable de distinguer Meadow de sa famille et pour tout dire ça l’arrange. Ensuite le gang de Tony a affaire à des Juifs. On en verra de deux sortes. D’abord des orthodoxes qui viennent transactionner avec lui pour utiliser ses compétences criminelles à leur profit en contournant la loi pour récupérer une partie du capital d’un hôtel. Ils sont l’objet de moqueries de la part des amis de Tony, à cause de leur accoutrement. Et puis il y a le partenaire juif de Tony, Hesh, qui, lorsqu’il veut récupérer l’argent qu’il lui doit est renvoyé à ses origines qui le supposent avare. Hesh le vivra très mal. Mais tout cela est dépassé par le fait que la série s’attarde sur la question des Amérindiens, cette population de l’Amérique qui a évidemment le plus souffert de la colonisation et qui a toujours eu le plus grand mal à se faire entendre, contrairement aux hispaniques, aux noirs ou aux italo-américains. On va voir des Indiens qui s’opposent aux italo-américains qui ont l’idée saugrenue de commémorer Christophe Colomb que les Amérindiens considèrent comme l’égal d’Hitler. On les verrait bien déboulonner sa statue comme c’est la mode aujourd’hui. Evidemment pour les mafieux Christophe Colomb est un héros qu’il faut défendre comme la meilleure part de l’immigration italo américaine. Cela va déclencher des bagarres bien entendu, mais aussi des explications. Hesh, le plus conscient des dégâts des luttes des races, défend les Amérindiens au motif que ce sont bien eux qui ont le plus souffert puisqu’ils ont été colonisés, génocidés et volés dans les grandes largeurs. Mais cette logique discriminatoire sur laquelle a été fondé le pays se retourne maintenant, on va voir aussi que les Amérindiens sont représentés par un individu qui n’est Indien désigné que parce qu’il a une goutte, peut-être un huitième, de sang indien. Lui-même ne sait pas vraiment quelles sont ses origines véritables, mais il sait qu’en se disant Indien, il va pouvoir exploiter son casino et faire des affaires ! Quand Tony monte une magouille immobilière qui consiste à acheter pour une bouchée de pain des immeubles à l’abandon, puis a les rénover avec l’aide de la municipalité, et ensuite de les revendre à un prix fort, il a besoin de Ron Zellman, un conseiller municipal manifestement juif, et de Maurice Tiffen, le représentant des pauvres noirs. Tous les deux ont abandonné leur idéal de jeunesse, travailler pour un monde plus fraternel, et la défense des minorités est devenu un simple business.

    The sopranos, David Chase, 1999-2007 

    La mère de Tony passe son temps à le rabaisser 

    La virilité et la capacité pionnière de l’Amérique est remise en question. Comme le répète plusieurs fois Tony à sa psychanalyste, Où est passé Gary Cooper ? Les protagonistes doivent faire face à une sorte de loi d’entropie, les institutions allant toutes vers leur dissolution inexorable. Tony à la quarantaine au début de la série, c’est le moment de s’interroger sur la vieillesse qui va advenir et dont sa mère et l’oncle Corrado Soprano, dit junior, lui renvoient une image sinistre, bien au-delà de ce qu’il a pu souffrir dans sa jeunesse – son père le faisait marcher droit à coups de ceinture. C’est dans sa chair qu’il souffre de rencontrer le dégât de l’âge, et ce mouvement est renforcé par ses relations qui rencontrent des problèmes de santé. Vieillir ce n’est pas seulement un problème physique, la perte des cheveux, une prise trop importante de poids, c’est également la disparition des repères, le rétrécissement du quartier italien, son envahissement par des commerces sans âme et sans caractère. Il y a là sans doute une explication au fait que Tony ne s’intéresse pas au cinéma de son temps, mais seulement aux films qu’il peut regarder à la télévision, disons entre The public ennemy de William Wellman qui date de 1931 et The godfather des Coppola qui est sorti en 1972, cette période qui sans doute apparaîtra avec le temps comme l’âge d’or du capitalisme. Tony situe une partie de ses trafics dans la gestion des déchets – sa fille dira qu’il travaille dans l’environnement, il faut le dire vite parce qu’on verra qu’il se débarrasse aussi des déchets toxiques un peu n’importe où, à la manière de la mafia calabraise qui a empoisonné le sol de la Campanie. Mais il va aussi s’intéresser à des immeubles délabrés, à des zones industrielles abandonnées et qui sont comme une honte de ce qu’est devenu l’Amérique. Il est attiré par toutes ces vieilleries qui sont son commerce et son univers. Mais les rénovations qu’il chaperonne d’une manière ou d’une autre sont pire que le mal et il en est conscient. 

    The sopranos, David Chase, 1999-2007 

    Le curé est un vrai pique-assiette 

    C’est sans doute le plus curieux de la série, toutes les institutions dans leur ensemble sont minées par la corruption. Si celle de la police est traditionnelle dans les films de mafia, celle des autres formes l’est beaucoup moins. Les mafieux aiment mettre en scène leur dévotion, donner de l’argent à l’Eglise, et souvent le curé est compatissant, tente de les remettre dans le droit chemin. Mais ici rien de tel. Le père Intintola qui visite régulièrement les Soprano et qui sait très bien de quelle origine est la richesse de cette famille, se comporte en profiteur. Ce pique-assiette qui adore la cuisine de Carmela est aussi un allumeur, rendant folles ses paroissiennes. C’est la femme de Tony qui le remettra à sa place en l’engueulant copieusement et en le mettant à la porte de chez elle en lui expliquant comment hypocritement il joue du désir qu’il attise sans jamais passer à l'acte, un peu comme Léon Morin dans le film de Melville[3]. De même quand Paulie organise la fête annuelle à la gloire de Saint-Elzéar, l’Eglise par le biais de son jeune curé, marchande pied à pied ce que cela lui rapportera, couvrant ainsi le racket des forains qui animeront cette fête populaire. L’Eglise apparaît non pas comme indifférente ou aveugle à la criminalité, mais complice. Si les syndicats sont sous la coupe des mafieux et servent à n’importe quelle combine, ce qui est traditionnel dans le cinéma américain, la série porte un regard tout aussi critique sur le corps médical. Le docteur Melfi comprendra qu’elle-même est corrompue par sa fréquentation des Soprano, mais plutôt que de se remettre en question sur ce qu’elle est, une bourgeoise arrogante, elle préférera se séparer de Tony pour tenter de s’bsoudre de ses propres errements. Mais les autres médecins et les hôpitaux privés qui pratiquent des tarifs extravagants le sont tout autant, non pas par leurs compromissions directes avec ceux qu’ils soignent, mais par leur goût immodéré de l’argent qui excluent de fait les plus pauvres des soins les plus élémentaires. Tony remarquera amèrement que son séjour à l’hôpital quand il se trouve entre la vie et la mort est une forme de racket plus ou moins légal. Tout se passe comme si tout ce à quoi touche les Soprano était corrompu, et qu’en ce sens, les Sopranos ne pratiquaient qu’une forme particulière de racket dans une société profondément immorale. Le FBI n’est pas épargné par cette contamination. A cette époque, sous le second mandat de George Bush, le FBI devait mettre le paquet dans la lutte contre le terrorisme et délaisser la lutte contre le crime organisé, et l’équipe qui est chargée de la surveillance des Soprano, équipe qui prend le café régulièrement chez lui, va vendre des renseignements à Tony pour qu’il élimine finalement Phil Leotardo contre des indications sur deux Arabes qui sont en cheville avec Chris et qui semblent être les financiers d’une organisation terroriste. 

    The sopranos, David Chase, 1999-2007 

    Tony apporte des gâteaux à sa mère pour l’amadouer 

    La série est une longue méditation sur la vieillesse et la mort. Il y a beaucoup de vieux, la mère de Tony, l’oncle junior, Carmine Lupertazzi qui tentent désespérément de conserver leur pouvoir. Au-delà de la méchanceté de ces vieux qui pourrissent la vie de leur entourage, il faut les voir comme l’image d’une Amérique vieillissante qui n’admet pas cette modernité qui les bousculent. Le gang de Tony défend non seulement des « valeurs » héritées du passé, mais aussi des lieux de mémoire comme le vieux quartier italien. Ce combat est voué à l’échec. Le gang de Tony est miné de l’intérieur par des jeunes gens qui s’intéressent plus à l’argent qu’on peut gagner qu’à autre chose. Un des hommes de Tony hérite de deux millions de dollars, et ce faisant, il pense qu’il a maintenant les moyens de prendre une retraite en Floride. Mais Tony lui refusant cette opportunité, il se suicidera par pendaison, ne trouvant pas d’issue entre les exigences du clan et les récriminations de sa femme qui veut s’éloigner de ces turpitudes et rentrer dans le rang. Christopher, un des hommes les plus sûrs et les plus violents, pense lui aussi s’échapper en produisant et en réalisant des films. Mais la vieillesse de l’Amérique c’est aussi les maladies qui rongent les vieux mafieux, le cancer est fréquent. Jackie Aprile, le boss meurt d’un cancer, ce qui va mettre en route tout un processus de compétition pour essayer de prendre sa place. Paulie échappera au cancer de la prostate, tandis que Johnny Sack crèvera d’un cancer du fumeur et que Phil Leotardo doit subir plusieurs pontages. Dès lors on comprend que dans cette riche Amérique – celle de Bush à l’époque de la série – il est difficile de se soigner correctement. Les mafieux veulent tous des emplois fictifs, évidemment pour se construire un statut vis-à-vis de la loi, mais également pour couvrir les frais des maladie diverses et variées. Lorsque l’oncle junior tire sur Tony, celui-ci s’en va à l’hôpital et tout le monde ressent douloureusement le coût de cette hospitalisation. L’image de la vieillesse de l’Amérique est renforcée par la décomposition régulière de la santé physique et mentale de l’oncle junior qui, à la fin de sa vie, cloué dans son fauteuil à roulette, n’a même plus les moyens de conserver sa place dans une maison de retraite médicalisée de qualité. 

    The sopranos, David Chase, 1999-2007 

    Avec la psychanalyste, Tony tente de juguler ses crises d’angoisse 

    La contrepartie des problèmes de Tony avec les vieux et particulièrement sa mère est l’importance de sa relation avec la psychanalyste Melfi. Il y a plusieurs manières de lire cette relation. D’abord elle peut s’apparenter à une critique de la psychanalyse. Au mieux elle ne sert à rien, au pire elle aide le sociopathe à s’améliorer dans son métier. A l’aide d’une vague étude, Chase expliquera ainsi les raisons de l’abandon de Tony par le docteur Melfi : « Les gens ont tendance à oublier que Melfi était compromise dès le début ». Cet abandon met fin à une relation qui était une sorte de relation amoureuse, non seulement à cause du transfert qu’effectue Tony sur le docteur Melfi, mais aussi à cause de la fascination que Tony exerce sur elle. La série est un long défilé de psychologues, psychiatres ou assimilés qui évolue entre une forme avérée d’incompétence et une sorte d’escroquerie. Cette profession ne semble servir à rien. Mais la psychanalyse a aussi d’autres fonctions dans cette série sur le plan formel. On a remarqué que le bureau du docteur Melfi où elle reçoit ses patients est un espace clos et comme une sorte de matrice, et puis que cet espace est un lieu d’affrontement entre deux mondes. Melfi représente le savoir, le politiquement correct, la bourgeoisie lettrée, Tony est au contraire le trublion, celui qui dynamite le système et en démontre toutes les inépties. Il n’y a pas de gagnant, mais à la fin de ce combat, juste de la rancœur des deux côtés de cette relation. Cependant on peut trouver au fil des saisons que le caractère répétitif de cet affrontement est lassant. Mais c’est un des défauts récurent de la série, la répétition qui empêche ou retarde l’évolution des personnages. Ça tire complaisamment à la ligne si on veut.

    Toujours sur le plan de la forme, les séances de psychanalyse deviennent l’équivalent de la voix off, traditionnelle du film noir. C’est le commentaire. Elle introduit l’incertitude, l’ambiguïté des situations et l’image de situations qui sont à l’évidence sans solution. La seule issue est la mort, que celle-ci soit naturelle, la mère de Tony, ou le résultat d’un attentat. Dans ces méditations plus ou moins régulières, Tony cherche la voie de la réconciliation, pensant qu’ainsi il évitera de nouvelles crises d’angoisse. Mais cette réconciliation, que ce soit avec sa famille, sa mère, sa sœur, son oncle, ou avec les rivaux, est impossible. La seule chose qui soulage Tony c’est la disparition pure et simple de ses ennemis, mais ceux-ci ont l’art de se renouveler en permanence parce que dans ce monde-là la concurrence est violente et particulièrement instable, comme dans les formes primitives du capitalisme. 

    The sopranos, David Chase, 1999-2007 

    Un flic corrompu apprend à Tony qu’un de ses hommes travaille pour le FBI 

    La corruption de la police est la possibilité pour les mafieux d’obtenir des renseignements et de parer les attaques des autorités. L’informateur de Tony lui annonce qu’il couve dans son équipe un informateur, sans être capable de donner un nom. Mais ce n’est pas le bon que Tony va descendre, et en effet, il y en a plusieurs qui pour des raisons diverses et variées s’appliquent à trahir Tony. Ce policier profite des facilités de la vie de truand en fréquentant gratuitement un bordel. Mais pris entre deux feux, il va se suicider – un suicide de plus qui tend à démontrer qu’il n’y a aucun avenir à fréquenter la mafia. 

    The sopranos, David Chase, 1999-2007 

    Carmela trouve son mari négligeant 

    Malgré les défauts évidents de Tony et de son gang, la série est ainsi faite qu’on ne peut pas s’empêcher d’avoir de la sympathie pour eux, comme dans The godfather. On a donc une opposition entre des voyous raisonnables et attachants, comme Tony, Chris, Silvio, voire Baccalieri, des non-criminels comme Carmela, Angie ou même Meadow, d’un côté et de l’autre des emmerdeurs, au premier rang desquels on a des membres de la famille de Tony, Janice ou oncle junior, mais aussi les rapaces comme Richie, Ralph Cifaretto ou Phil Leotardo qui ont une soif de pouvoir impossible à satisfaire. Et même le tueur Furio nous apparaît sous un jour sympathique quand on comprend qu’il se meurt d’amour pour Carmela, alors qu’il est par ailleurs un vrai psychopathe qui massacre sans état d’âme qui on lui dit de massacrer. Si nous nous rangeons de fait dans un camp plutôt que dans l’autre, c’est que les valeurs portées par les « gentils » sont universelles, le sens de la famille et des responsabilités, une certaine forme de loyauté, même si ces valeurs sont constamment bafouées et même si cela nous ramène périodiquement à réviser l’ambiguïté des personnages. Mais cette ambiguïté est le fonds de commerce du film noir, et on admet aussi bien qu’il soit difficile de s’en tenir à la lettre aux règles qu’on s’est donné, comme le fait qu’un être humain est complexe et n’est pas tout d’une pièce. C’est bien pour ça que Tony va voir le docteur Melfi qui elle aussi est travaillé par l’ambiguïté. Elle fait semblant d’avoir une simple relation professionnelle avec Tony, mais elle est manifestement attirée sexuellement par lui et par le monde de la violence qu’il représente. On la sent parfois proche de céder, mais les tabous, la morale bourgeoise, sont les plus forts. 

    The sopranos, David Chase, 1999-2007 

    Tony n’apprécie pas Richie qui s’est mis en ménage avec sa sœur 

    Ces ambiguïtés font que la série est traversée par des conflits incessants qui ne peuvent se terminer que par la mort. Que ces conflits soient d’ordre familial ou d’ordre professionnel, ils décrivent une Amérique en proie au doute où personne ne peut s’entendre avec personne, c’est la guerre de tous contre tous, et la guerre des gangs n’en est qu’un aspect singulier. Les affrontements les plus importants se passent dans des espaces clos, que ce soit le cabinet du docteur Melfi, ou que ce soit la cuisine de Carmela, à l’abri des regards. Ça donne évidemment un côté claustrophobe, sans issue, à l’ensemble des relations. Si la plupart des affrontements tournent autour de la virilité des protagonistes, les femmes aussi sont totu autant capables de créer des problèmes. A commencer par la mère de Tony. C’est aussi le cas de Gloria Trillo, la vendeuse de voitures dépressive, qui n’arrive pas à gagner sa guerre avec Tony et qui ne trouvera comme solution, après s’être battue physiquement avec lui, que de se suicider pour lui laisser toute la culpabilité de la rupture. La série décrit donc bien des femmes sur la voie de l’émancipation ! 

    The sopranos, David Chase, 1999-2007 

    Chris est tenté par le cinéma 

    Le cinéma joue un rôle central dans cette série. Non seulement parce qu’elle emprunte des formes et des thèmes au cinéma, mais parce que le cinéma est une composante du mode de vie des mafieux. Le cinéma c’est le reflet d’eux-mêmes que cette industrie leur renvoie. C’est leur culture et leur justification, c’est au fond le pendant de la psychanalyse, le cinéma leur procure des comportements et des allures qui les habillent en encadrent leur folie. Le cinéma a très longtemps fasciné les gangsters et réciproquement. Ces deux mondes entretiennent des rapports incestueux. On verra par exemple Silvio se lancer dans des imitations cocasses d’Al Pacino. Bien entendu, c’est The godfather qui est le mètre-étalon de tout ce qu’ils font, mais ils sont bien aidés en cela par la fascination que ce film a engendré en dehors même de la pègre et qui présente la mafia comme un idéal de force, de virilité et d’honneur, bien plus attirant que la vie ordinaire. Le fils de Tony se fait respecter à l’école sans rien faire du tout, simplement parce qu’on murmure qu’il est le fils d’un parrain. En grandissant, alors qu’il est un adolescent complexé et dépressif, la référence qu’il renvoie à son entourage va lui servir de clé pour pénétrer un milieu qui n’est pas le sien. Mais plus encore, les Soprano vivent avec le cinéma et cela a plusieurs significations, d’abord ils se réfèrent à peu près tous à un cinéma du passé. Tony Soprano repasse en boucle The public ennemy de William Wellman et qui remonte à 1931. Il s’identifie manifestement à James Cagney, un dur de dur, qui n’hésite pas à écraser un pamplemousse sur la figure de sa concubine, ce qui fait rire Tony. On remarquera que dans The public ennemy la mère de James Cagney tient un rôle décisif. Si elle est compatissante comme beaucoup de mères de gangsters au cinéma, elle renvoie pourtant à une autre mère de James Cagney, précisément à Ma Jarett de White heat, le film de Raoul Walsh sorti en 1949, or cette mère est abusive, car contrairement à ce que disent Frédéric Foubert et Florent Loulendo[4] qui semblent mieux connaître les séries télévisées que le film noir, les films de gangsters sont aussi l’occasion de mettre en scène des mères abusives et criminelles, par exemple, Bloody Mama de Roger Corman, 1970, ou The Grissom gang de Robert Aldrich en 1971. Cette référence au cinéma retrouve sa cohérence avec le fait que Tony est la victime de sa mère, au fond c’est pour elle qu’il s’est appliqué à être un gangster efficace. David Chase se complaisait à dire qu’il avait pris pour modèle de Livia, la mère de Tony, sa propre mère qu’il décrivait comme méchante et possessive. 

    The sopranos, David Chase, 1999-2007 

    Furio va secouer ceux qui sont en retard dans les paiements 

    Mais Carmela sa femme organise aussi chez elle une sorte de mini-ciné-club pour profiter de l’excellent et coûteuse installation home-cinéma de son mari avec ses copines. Elle passe principalement des films du passé, et ses séances s’arrêteront avec The godfather, évidemment. Le cinéma devient alors un objet de nostalgie, du temps qu’on allait le samedi soir voir des films populaires. Il a laissé sa place à la télévision, comme si les séries étaient une forme originale et moderne de fiction. Le cinéma c’est le passé, la culture, toute la culture presque des Soprano. Mais cela indique aussi que David Chase pense que sa série est un dépassement du cinéma ! C’est une manière d’auto-congratulation qui se discute. Le cinéma dans son usage post-moderne est l’aboutissement de la tyrannie de la société de consommation. Les films ne sont plus que des pièces de musée, peu importe leur qualité intrinsèque, ils sont des objets de consommation courante destinés à combler l’ennui. Pour Carmela il s’agit clairement du refus de lire Madame de Bovary de Flaubert et donc c’est une manière de refuser son bovarysme. 

    The sopranos, David Chase, 1999-2007 

    Adriana aime Chris et le lui montre 

    Parmi les personnages les plus attachants de cette série, on trouve le couple formé par Chris Moltisanti et Adriana La Cerva. Ils sont manifestement tous les deux paumés. Le premier qui est un tueur de premier plan, impulsif et violent, se raccroche autant qu’il le peut à Tony qu’il prend pour son père mais qu’il déçoit constamment, comme Tony qui décevait constamment sa mère, quoiqu’il fasse. Adriana qui se veut moderne et émancipée, sans toutefois tremper dans les combines du clan, se raccroche désespérément à Chris, même quand il la bat parce qu’il est jaloux, sans raison véritable. Quand le FBI la piège pour des histoires de drogue, elle a beau délayer, elle entre de plein pied dans le drame. Elle en mourra d’ailleurs et disparaîtra lorsque Chris comprendra qu’elle compromet le clan tout entier. Cette disparition affectera profondément Chris qui, bien qu’il se remariera et aura un enfant, ne retrouvera plus jamais cette complicité qu’il avait avec une autre réprouvée comme Adriana. L’histoire pathétique de ce couple est tout à fait shakespearienne. En effet, sur cette histoire d’amour plane en permanence l’ombre de Tony. Non seulement il aura la tentation de baiser Adriana dans une forme de droit de cuissage moderne, mais c’est lui qui organisera l’assassinat d’Adriana, comme s’il ne supportait pas le romantisme de cette relation entre deux drogués. On remarquera au passage que le FBI joue un rôle déterminant dans la mort d’Adriana en lui donnant une mission qu’elle est incapable d’assumer, entre autres parce qu’elle ne veut pas faire de mal à Chris. 

    The sopranos, David Chase, 1999-2007 

    Pussy doit porter un micro pour trahir Tony 

    L’ensemble des personnages du gang de Tony sont tout de même très sournois, Tony lui-même est frappé de cette maladie. Il ne fait confiance à personne, ni à sa femme, ni au dévoué Chris qui le sait et qui en ressent beaucoup d’amertume. Le pire est sans doute Johnny Sack qui retient sournoisement les informations pour semer la zizanie entre Tony et Carmine, puis entre Tony et Leotardo. Mais il va être puni, atteint d’un cancer rapide, il n’aura pas le temps de mener à bien son plan, être maître à Newark comme à New York. Les raisons de mentir sont nombreuses. S’il y a la volonté de faire avancer ses pions dans la hiérarchie mafieuse, il y a aussi la trahison pure et simple en travaillant pour le compte du FBI. Mais les traitres sont tellement nombreux que Tony se trompera sur l’indicateur. Il assassinera la mauvaise personne, puis, le vrai indicateur étant décédé de mort naturelle, il découvrira que le fidèle Pussy s’est fait également piéger et le noiera en mer. Ces traitres sont le complément de la surveillance permanente des mafieux. S’il s’ensuit un jeu naturel entre le chat et la souris, les trahisons amènent des configurations d’alliance à géométrie très variable. Bien que les mafieux présentent la collectivité – l’organisation – comme une entité supérieure aux individualités, ils poursuivent tous dans l’ombre des objectifs personnels plus ou moins performants. En tant que parrain du gang, Tony reçoit des sortes de rentes sur toutes les activités de rackets, il sait que ceux qui le payent le volent, mais c’est la règle non écrite, tant que l’argent rentre, personne ne trouve à redire à ces petits arrangements. 

    The sopranos, David Chase, 1999-2007 

    Tony répudie sa maîtresse russe

    Le sexe est omniprésent dans les discussions des uns et des autres. La plupart sont mariés, mais ils ont une maitresse plus ou moins officielle, ce qui ne les empêche pas d’aller se faire sucer par les strip-teaseuses aux seins siliconnés du Bada Bing. Cette débauche d’activité sexuelle débouche parfois sur des pratiques scabreuses, c’est le cas de Ralph qui entame une liaison torride avec la sœur de Tony, mais aussi celui du gros Vito Spatafore qui révèle des penchants homosexuels qui ne sont pas du goût de son milieu. Il sera d’ailleurs assassiné sous ce prétexte. On note à ce propos que Tony se révèle plus conciliant que la moyenne des autres mafieux, essayant même de lui sauver la mise. En tous les cas, les relations sexuelles se divisent en deux groupes, celles qu’on peut avoir avec son épouse avec qui on fonde une famille, et celles qui relèvent de la simple consommation. Chris est encore plus frénétique que Tony, il monte sur tout ce qui bouge et se drogue pour mieux faire la fête, passant de la coke à l’héroïne. Curieusement celui qui parait le plus fidèle c’est le fourbe Johnny Sack qui est amoureux de sa femme qui pourtant pèse 200 kilos pour un mètre cinquante et qui passe son temps à manger des gâteaux. Souvent on a l’impression que le sexe est une manière de conjurer le danger, histoire de se prouver qu’on est encore en vie au moins pour quelque temps. Il serait pourtant abusif de voir dans les relations hommes-femmes de simples relations de domination. C’est presque l’inverse. Si Carmela a du mal à se cantonner dans son rôle de femme au foyer, elle le fait savoir et manifeste avec ses copines des velléités d’indépendance. On sent que les hommes, aussi durs soient-ils, sont complètement dépassé par le rôle qu’ils devraient endosser. L’antipathique Janice, la sœur de Tony, non seulement lui tient la dragée haute et le manipule, mais elle est l’élément dominant dans les couples qu’elles forment et qui ne durent pas, que ce soit avec le sinistre Richie, avec le gourou californien qui s’endort aussitôt qu’il est assis, Ralph qu’elle jette dans les escaliers de sa maison, ou encore le bon gros Baccalieri. Il y a également le portrait très étonnant de Svetlana, la bonne polonaise, unijambiste et voleuse qui finit par avoir une relation sexuelle avec Tony, toutefois après avoir récupérer sa jambe artificielle que Janice lui avait volée ! 

    The sopranos, David Chase, 1999-2007 

    La mère de Tony est morte 

    Ce milieu mafieux est travaillé par l’idée d’une mort imminente. Celle-ci rode autour d’eux en permanence et on va très souvent à un enterrement. Les rêves de Tony sont très nombreux, parfois très longs et répétitifs, notamment quand il se trouve dans le coma à l’hôpital, ça tire à la ligne. Mais ces rêves lui parlent toujours de la mort, soit de la sienne, soit de celle de très proches. C’est très difficile de filmer des rêves, Hitchcock s’y est cassé le nez à plusieurs reprises que ce soit dans Spellbound en 1945film dans lequel la référence à la psychanalyse est décisive – ou dans Vertigo en 1958 où les héros masculins sont travaillés eux aussi par des crises de panique. Et bien sûr David Chase n’y arrive pas non plus, et il y arrive d’autant moins que ces rêves durent et deviennent une histoire dans l’histoire. Il y a deux moments de rêve, le premier a trait à la trahison de Pussy et Tony retrouve au bord de mer ses acolytes, mais il doit faire face à un poisson qui parle – le poisson étant le symbole de la religion catholique, on peut se demander si Chase a fait le rapprochement. C’est d’autant plus pénible que les trucages sont mauvais. Le second c’est lorsque Tony se trouve à l’hôpital et qu’il doit faire face à deux problèmes, une perte d’identité, il devient un simple voyageur de commerce du nom de Finnerty, subissant un déclassement inattendu, et il doit affronter des moines bouddhistes particulièrement revendicatifs. Il se retrouve alors dans une situation précaire et sans issue. Ces séquences très dilatées plombent le récit et le surchargent lourdement. 

    The sopranos, David Chase, 1999-2007 

    Johnny Sack est venu s’installer dans le New Jersey 

    La consommation et sa critique sont au cœur de la série. Elle ne s’explique plus depuis longtemps par la nécessité, mais par la compétition entre les individus. Les enfants de Tony et de Carmela portent cette critique, même si c’est d’une manière désordonnée et souvent à contretemps ou encore dans une volonté de se distinguer de leurs parents. Un des enfants citera d’ailleurs The theory of the leisure class de Thorstein Veblen[5]. AJ est le plus virulent en la matière. Mais il n’est pas besoin d’un portevoix pour la comprendre. Dès que Carmela se voit offrir un manteau de fourrure ou un bijou de prix, elle frétille et est prête à tout pardonner à son mari infidèle. Il lui offrira aussi une Porsche Cayenne alors qu’elle n’en a manifestement pas besoin. AJ critiquera cette tendance consommatrice qu’il croit devoir refuser. On voit d’ailleurs que les femmes sont les plus accrochées à la consommation. Adriana a le même comportement avec les objets que lui offre Chris, elle les prend comme des preuves d’amour. Cette volonté critique induit de filmer les objets comme des formes de prison tout à fait modernes. La maison dont Tony est si fier, ressemble, lorsque les enfants ne sont plus là, à une coquille vide et sans signification. Carmela met tout dans l’idée de maison et de famille. Quand elle se lancera dans une activité professionnelle, c’est vers l’immobilier qu’elle se tournera. Les maisons sont le signe de la séparation d’avec le monde, un enfermement volontaire. Tony est double, en ce sens que sa vie se gagne dans les rues sordides, mais que c’est dans sa maison luxueuse et richement décorée qu’il se réfugie comme pour se protéger de fréquenter l’infréquentable. Ce n’est pas non plus un hasard s’il tombe sous le charme d’une femme qui achète et vend des maisons. C’est le symbole de la propriété et de la réalisation de soi. Et c’est avec elle qu’il fera des affaires, espérant au passage pouvoir la baiser. Malheureusement pour Tony, elle lui préférera le drogué Chris qu’elle a rencontré dans des réunions destinées à les remettre sur pied, pour s’envoyer en l’air. Beaucoup de scènes tournent autour de la maison. La cupide Janice tente de mettre la main sur la maison de sa mère, une manière de réintégrer son ventre, mais elle se contentera de devenir la maitresse de la maison de Baccalieri. Elle aura tenté auparavant de se faire offrir par Richie Aprile une maison qui puisse entrer en compétition avec celle de son frère. Johnny Sacks fera faire le tour du propriétaire à Tony pour démontrer que sa nouvelle maison vaut bien la sienne. La réalisation s’attarde aussi sur les automobiles qui donnent un sentiment de puissance qui va bien avec le reste. Tony se fait aussi de temps à autre conduire, comme tous les patrons du crime. En a-t-il besoin ? On ne sait pas trop. On remarque aussi que les accidents sont très nombreux, comme si c’était une spécificité du métier. 

    The sopranos, David Chase, 1999-2007 

    Tony explique à Ralph qu’il ne le nommera pas capo 

    Dans la série, on mange énormément. Chez Carmela l’immense frigo est toujours plein, il est un passage obligé de tous les membres de la famille, y compris le curé ! On ne mange pas vraiment par goût, mais goulument, par compensation. Il y a beaucoup de gros dans cette bande. Tony est très enveloppé malgré sa carrure puissante, ça se voit. Ginny l’épouse de Johnny Sack est énorme et se remplit la panse de gâteaux. La famille Baccalieri est également frappé du même mal de père en fils. Et Vito Spatafore, le mafieux homosexuel a des difficultés à se mouvoir tellement il est gros. C’est l’image d’un handicap, peu de fluidité dans les mouvements, mais on ne peut pas s’empêcher de manger et de boire. C’est un rituel également que de banqueter avec tout le monde. Et lorsqu’il faut payer l’addition, cela donne lieu à des affrontements larvés entre Paulie et Chris. Payer, les mafieux n’aiment pas ça. Tony a ses habitudes chez Arthur, un ancien camarade de lycée passionné de cuisine. Son restaurant, le Vesuvio, se veut à la fois familial et de qualité. Mais Tony qui est aussi très gourmand refuse de payer la note, il compensera cependant cette forme d’avarice par le fait qu’il aidera Arthur à remonter la pente dans les moments difficiles. En tous les cas, ces Italo-Américains se présentent comme les défenseurs du bon goût en matière culinaire. La série s’étend sur les petits plats qu’on mange chez Arthur. Les plats sont détaillés, les cuisines sont visitées. C’est d’ailleurs une spécificité des romans et des films noirs que d’insister sur cet aspect. On trouve par exemple des recettes détaillées de la cuisine vénitienne dans les romans de Donna Leon, recettes qui ont été reprises dans un ouvrage particulier[6]. Les enquêtes du commissaire Montalbano d’Andrea Camilleri sont émaillées de recettes siciliennes. Le succès de la série des Soprano entrainera aussi la publication d’un livre très intéressant de recettes[7]. Cette gourmandise est une forme de jouissance, la contrepartie du sexe et aussi de cette possibilité de donner la mort. 

    The sopranos, David Chase, 1999-2007 

    Les gangsters ont leur couvert au Vesuvio, le restaurant d’Arthur Bucco 

    C’est une série avec de gros moyens. Pourtant, du point de vue cinématographique, il y a de nombreux points très décevants. Certes la photo est bonne, bien léchée, comme on fait aujourd’hui, mais le montage trop resserré nuit à la qualité de l’action proprement dite. C’est frappant dans les scènes d’action violente qui sont plutôt sabotées, leur donnant un aspect à mon sens trop statique. On peut dire que c’est volontaire dans la mesure où il s’agit plus de psychologie que d’action, mais dans les séries qui vont suivre, The wire ou The shield, ce sera beaucoup plus créatif sur le plan technique, avec une utilisation par exemple plus fréquente de la caméra à l’épaule et une meilleure insertion de la rue dans le récit.  J’ai déjà souligné le côté répétitif et les longueurs, que ce soit dans les querelles avec la mère ou avec la sœur, filmées champ-contrechamp, c’est pareil, ça traine en longueur avec les mêmes mimiques et le téléspectateur perd patience. Les décors naturels très intéressants pourtant ne jouent pas le rôle qu’il devrait et on multiplie très souvent les gros plans inutiles faute de connaître très bien la grammaire cinématographique. Il y a peu de profondeur de champ et souvent les paysages sont filmés à plat, ce qui leur donne une apparence de carte postale, c’est frappant dans le voyage à Naples et aussi à Miami et à Las Vegas. 

    The sopranos, David Chase, 1999-2007 

    Le docteur Melfi se fait violer dans le parking 

    Les acteurs sont plutôt bons. Avec en tête James Gandolfini dans le rôle de Tony Soprano qui trouve ici le rôle de sa vie. Il a beaucoup de finesse dans son jeu, outre ses mimiques qui masquent son désarroi ou qui indiquent sa colère, il a une manière d’utiliser son corps lourd et grand qui est assez unique, notamment quand il se confronte avec le docteur Melfi, il croise les jambes, pianote sur sa cuisse pour indiquer une profonde réflexion. Massif, il représente une force dangereuse autant que débonnaire. Ce choix est excellent, parce qu’avec ses chemises à fleurs et son ventre en avant, ou en marcel, il multiplie les facettes de son rôle et en précise d’autant les incertitudes. Il joue l’accablement avec beaucoup de conviction. Edie Falco qui interprète Carmela est aussi vraiment excellente. Elle est pleine d’incertitude, mais vieillit bien et arrive finalement à se faire respecter malgré ses appréhensions. Les enfants c’est nettement moins bien. Meadow est interprétée par Jamie-Lynn Sigler, elle est parfois trop âgée pour le rôle, notamment dans les deux premières saisons, sourit à contretemps. Certes elle s’améliore au fil du temps, mais ce n’est pas d’un niveau très élevé. AJ, le fils, c’est Robert Iler. Il est assez intéressant de le voir changer de physique, mais il joue toujours de la même manière les sales gosses désenchantés à qui on a envie de donner des baffes. Cet acteur abandonnera fort justement le métier pour lequel il n’avait pas vraiment d’avenir et se consacrera au poker professionnel. Lorraine Bracco est bien, sans plus, dans le rôle du docteur Melfi. Par contre Michael Imperioli, dans le rôle du tourmenté Chris, est vraiment très bon, c’est même un des meilleurs du casting par sa capacité à diversifier son jeu. Ces deux acteurs viennent directement de chez Scorsese, comme Frank Vincent qui incarne très bien l’ambitieux parrain Phil Leotardo. Dominic Chianese lui vient de chez Coppola, il était Johnny Ola dans le deuxième volet de The godfather. Il est ici assez mauvais, jouant plus de son physique que de ses sentiments. Drea de Matteo dans le rôle d’Adriana est une très bonne surprise, elle n’a pas qu’un physique, elle a aussi beaucoup d’aisance et de vérité dans un rôle qui n’est pas très facile. L’omniprésente et agaçante Janice est interprétée par Aida Tuturo, elle en fait beaucoup trop et aurait dû être mieux contrôlée. Les figures des seconds couteaux sont plutôt bien choisies, par exemple Steve Schirripa dans le rôle du géant maladroit Baccalieri. Tony Sirico et sa drôle de coiffure en fait cependant beaucoup dans le rôle du truand caractériel Paulie Gualtieri. Steve Can Zandt incarne Silvio Dante, avec des positions bizarres, l’épaule tombante, la tête penchée, avec une perruque curieuse. Une mention spéciale à John Ventimiglia qui interprète Artie le cuistot sympathique, mais faible qui se met toujours dans la situation d’être l’obligé de Tony. Il rencontre un moment Jean-Hugues Anglade dans le rôle du méchant Français Jean-Philippe Colbert. 

    The sopranos, David Chase, 1999-2007 

    Veillée d’arme pour le clan Soprano 

    Dans l’ensemble si on peut dire que cette série a marqué son époque, elle conserve quelque chose d’assez inabouti sur le plan formel, mais, vingt ans après, elle se voit encore très bien, elle montre en quelque sorte les débuts de l’effondrement de l’Amérique, quoique 86 épisodes ce soit beaucoup.



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/sur-ecoute-the-wire-serie-creee-par-david-simon-2002-2008-a166214520

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/the-shield-serie-creee-par-shawn-ryan-2002-2008-a166214352

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/jean-pierre-melville-rui-nogueira-le-cinema-selon-jean-pierre-melville-a206367584

    [4] Les Sopranos une Amérique désenchantée, PUF, 2009.

    [5] L’ouvrage qui date de 1899 sera traduit très tardivement chez Gallimard en 1970 sous le titre Théorie de la classe de loisir.

    [6] Brunetti passe à table, Calmann-Lévy, 2011.

    [7] Allen Rucker & Michele Scicolone, Soprano’s family cookbook, Grand central publishing, 2002.

     

    « My gun is quick, Victor Saville, 1957Nid d’espions, The fallen sparrow, Richard Wallace, 1943 »
    Partager via Gmail

    Tags Tags : , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :