• Thomas Pillard, Le film noir français, 1946-1960, Jospeh K., 2015

     Thomas Pillard, Le film noir français, 1946-1960, Jospeh K., 2015

    A l’évidence le film noir français a bel et bien existé, il forme un corpus très intéressant. Genre à la fois populaire et grave, il a été souvent minoré par une critique un peu paresseuse qui pense que le film noir est seulement et d’abord un genre américain. Il faut dire à la décharge de ceux-là que pendant longtemps il était assez difficile de voir les films discutés qu’ils n’étaient pas considérés comme s’élaborant dans le cours d’une cinéphilie sérieuse et savante, disons un peu bourgeoise sur les bords. Deux événements ont fait que le film noir est aujourd’hui mieux apprécié. D’abord leur numérisation permet une circulation sous la forme de DVD ou de Blu ray maintenant, des œuvres qui en forment le corpus. Pour dire la vérité je découvre toute les semaines ou presque grâce à ces nouveaux circuits de distribution des films noirs dont j’ignorais jusqu’à l’existence. Et puis le support numérique facilite l’étude du genre. On peut s’arrêter revenir en arrière, prélever des images ou des scènes complètes pour illustrer le propos. A l’époque de Borde et Chaumeton, la critique cinématographique se basait uniquement sur les films vus en salle. Certes c’était bien mieux pour apprécier les films, mais cela les rendait aussi plus difficile d’accès. Si on n’était pas Parisien c’était une vraie galère que de voir seulement les films des « grands » réalisateurs. On faisait des kilomètres, d’une ville à l’autre, on hantait les ciné-clubs où parfois on était accueillis sur de simples sièges de bois et où les copies étaient projetées sur des sortes de draps blancs. O n’imagine pas la galère que c’était de voir Gun Crazy ou Detour, ou même encore l’œuvre de Pierre Chenal.

    Et puis, la critique était bien moins développée qu’aujourd’hui. Peu de livres, même quand on lisait l’anglais, sauf sur des « grands » réalisateurs, on se contentait des revues, Positif à laquelle je suis resté fidèle, Les Cahiers du cinéma, auxquels j’ai toujours été allergique pour cause de Nouvelle Vague, et quelques autres revues comme Cinéma avec derrière le numéro de l’année.

    Cet ouvrage qui est la thèse de doctorat de l’auteur, sans doute refondue, part de l’idée très juste me semble-t-il  que si le film noir américain a eu une importance décisive sur le cinéma en général et sur la manière de filmer, il n’a pas été la seule influence sur le film noir français. Autrement dit sa thèse s’articule sur le fait que si le cinéma français a été très fortement influencé après la guerre par le film noir américain, d’autres influences comme le réalisme poétique d’avant-guerre et le douloureux souvenir de l’occupation ont été déterminantes. Il rappelle fort à propos que le terme même de film noir n’a pas été créé par Nino Franck à propos de la cinématographie américaine, mais avant-guerre par la critique française. Par ailleurs, il va mettre l’accent sur le fait que par-delà la période de l’Occupation, le « noir français » des années cinquante s’inspire des films noirs d’avant-guerre. Des auteurs comme Carné ou Duvivier ou encore Pierre Chenal assurant la liaison entre les deux époques.  La thèse s’articule sur l’idée que le noir à la française entre 1946 et 1960 se débat avec son passé, tente de sauver la tradition française et donc serait particulièrement rétrograde.

    Autrement dit, il prend le contrepied exact de la thèse un peu fanée de Borde et Chaumeton selon laquelle il n’y a pas de film noir français. C’est une thèse évidemment que je partage et que j’ai développée assez souvent sur ce blog.  C’est donc le premier ouvrage important sur le film noir français et à ce titre il doit être salué chaleureusement.

     Thomas Pillard, Le film noir français, 1946-1960, Jospeh K., 2015 

    Dans son ouvrage illustre son propos avec un document publicitaire à propos du film de Pierre Chenal, document qui rappelle l’atmosphère « noire » du film 

    L’ouvrage se présente au-delà de ces principes comme une succession ordonnée d’analyses minutieuses de films. Pillard a un bon œil pour repérer la succession des plans et leur donner une signification à partir des objets, des attitudes en les historicisant. Et très souvent il apporte un regard nouveau sur des films très connus comme Nous sommes tous des assassins ou Manèges. Souvent cependant, les analyses sont un peu hâtives, et faire de Duvivier un cinéaste antisémite est exagéré. S’il y a des rémanences d’antisémitisme dans Panique, c’est plutôt à Simenon qu’on le doit. Il a tenu pendant plusieurs années une rubrique intitulée Le péril juif dans La gazette de Liège entre 1919 et 1922.

     Thomas Pillard, Le film noir français, 1946-1960, Jospeh K., 2015 

    La prose antisémite de Simenon 

    Parmi les critiques qu’on peut adresser à Pillard, il y a d’abord cette manie de construire un « corpus » d’étude selon des principes discutables. En effet, en retenant trois moments et une poignée de film, il oblitère ce qu’a été vraiment le film noir français dans ces années-là. Or sa sélection pose problème puisqu’en effet il ne prétend pas discuter d’un échantillon, mais d’un ensemble qui formerait de façon exclusive un genre. Le choix des films qu’il range dans ce corpus n’est pas vraiment expliquer, il est justifié seulement à posteriori par les propres réflexions de Pillard.

    De même la périodisation en trois périodes qui se chevauchent forcément paraît verser dans le principe, comme si ces périodes se succédaient malgré tout. Par ailleurs faire de La série noire pour rire – c’est la terminologie un peu niaise dont ce sert Pillard et qu’il emprunte semble-t-il à la critique de l’époque pour désigner ces divertissement un peu policier, un peu empruntant à l’espionnage qui seront des véhicules pour des vedettes comme Eddie Constantine – un sous genre du film noir c’est un peu abuser. Même le critique le plus obtus ne peut pas confondre un film de Fernandel avec un film noir. Et même si on convoque l’idée de parodie de film noir, on ne parle plus du film noir en lui-même, et dès lors le titre de l’ouvrage ne correspond plus à grand-chose. 

    Thomas Pillard, Le film noir français, 1946-1960, Jospeh K., 2015 

    Eddie Constantine dans Les femmes s’en balancent 

    C’est faire comme si le film noir français n’était pas très sérieux. Mais en même temps c’est aussi le résultat d’un manque de définition plus précis de ce qu’est le film noir, même si on sait bien qu’une telle définition est assez problématique. Le problème posé par cette partie sur la Série noire pour rire est qu’en rien elle n’est représentative de l’esthétique du film noir, même en étirant la définition dans un sens large. Certes il est intéressant de se pencher sur ce sous-genre qui fut très populaire, mais pourquoi le faire seulement autour des acteurs comme Eddie Constantine et Raymond Rouleau ? Ne pouvait-on y adjoindre des stars comme Henri Vidal par exemple ? Je remarque aussi que si Pillard tient compte de l’apport d’Audiard à ce segment, il ne fait guère d’incursion vers les autres auteurs qui ont donné des histoires pour le film noir, Georges Simenon ou Frédéric Dard ne sont pas abordés. Audiard d’ailleurs n’a rien publié à la Série noire, contrairement à Jean Amila par exemple dont la plupart des romans furent portés à l’écran. Ce n’est pas du tout un hasard, il ne rentrait pas dans la ligne éditoriale de la collection : ses livres n’étaient pas vraiment du « noir ».

    Pour résumer le principe, Pillard produit une thèse en trois volets – « le réalisme noir », « la série noire pour rire » et le « film de gangsters ». Ensuite il sélectionne une poignée de films qui vont soutenir sa thèse et enfin si cela ne suffit pas il va tordre l’analyse de ces films pour que sa thèse apparaisse comme incontournable. Mais avec une autre sélection on aurait pu avoir exactement la thèse inverse de celle de l’auteur ! A la fin de l’ouvrage on n’est guère plus renseigné sur ce que c’est que le film noir, et encore moins sur le film noir à la française.

     Thomas Pillard, Le film noir français, 1946-1960, Jospeh K., 2015 

    Raymond Rouleau et Martine Carol dans Méfiez-vous des blondes 

    D’ailleurs de ce manque de définition découle une construction du corpus très discutable. Par exemple Pillard qui pourtant veut peser à travers son récit le poids des années noires, retient d’André Cayatte Le miroir à deux faces, mais pas Nous sommes tous des assassins, à peine cité, qui est tout à fait en phase avec ce qu’il dit de l’importance de l’occupation, de la résistance et de ses séquelles et qui en outre à le mérite d’être un vrai film noir. De même comme il s’intéresse fort justement à la figure de Jean Gabin comme d’un pilier important du film noir français, on ne comprend pas pourquoi il ne retient pas Au-delà des grilles de René Clément. Comme la plupart des critiques français, il ne prend pas en considération Quand tu liras cette lettre de Melville, ni même les films de Robert Hossein. Quant au film de gangsters, on remarque que des films biens plus sombres que ceux qui ont été choisis par Pillard, forment un tout autre corpus : par exemple les films de Willy Rozier, ou encore le film de Claude Sautet Classe tous risques. Pourquoi mettre Razzia sur la chnouf parmi les films de gangsters, alors qu’il s’agit finalement du point de vue d’un policier infiltré ?

     Thomas Pillard, Le film noir français, 1946-1960, Jospeh K., 2015 

    Lino Ventura, Jean Gabin et Jeanne Moreau dans Touchez pas au grisbi 

    Mais il y aussi derrière un apparent rigorisme des principes de l’étude, un flottement important. Par exemple, on sait que la question sexuelle est centrale dans le film noir et que souvent elle est gérée comme une dévirilisation du héros. A l’évidence le film noir manifeste une prise de pouvoir de la femme. Or Pillard montre à la fois que cette dévirilisation est déjà bien présente avant la guerre, tout en la considérant dans les films d’après-guerre comme le résultat de l’humiliation de l’occupation allemande. Il semble bien qu’en réalité cette dévirilisation – Pillard parle de remise en cause du modèle patriarcal – s’inscrive dans le temps plus long du développement économique capitaliste et de l’urbanisation qu’il engendre.

     Thomas Pillard, Le film noir français, 1946-1960, Jospeh K., 2015 

    Scènes de guerre dans Touchez pas au grisbi 

    Autre point assez curieux, les films de gangsters comme les appellent Pillard, qu’il analyse, seraient selon lui une manière de rejouer la guerre avec les Allemands. Il parle à propos du Rififi chez les hommes et de Touchez pas au grisbi, de scènes de guerre avec mitraillettes et grenades. Mais des guerres des gangs il y en a eu avant et après la guerre et il y en a encore aujourd’hui. On pourrait donc faire une lecture inverse et dire par exemple que la guerre initiée par les Allemands est une forme de guerre des gangs avec l’idée d’accroître son territoire et de racketter les autres pays européens, et donc que les nazis ont été inspiré plus particulièrement par une culture du gangstérisme développée en Allemagne.

     

    Si les analyses des films par Pillard sont passionnantes et souvent éclairantes, elles ne prennent pourtant le problème que par un angle étroit. Réduire le film noir, fut-il à la française, à une simple lutte pour le maintien d’un modèle patriarcal « français » est extrêmement réducteur. Le langage s’en ressent. Il y a beaucoup de « politiquement correct » chez Pillard. Il voit de la misogynie partout, même où il n’y en a pas. Je passe sur le jargon universitaire. Il y a parfois des locutions bien curieuses comme « littérature populiste » dont on se demande ce que ça peut bien être, on connaissait la littérature prolétarienne, la littérature populaire, mais la littérature populiste ça me laisse un peu pantois. A moins que cela ne recouvre le mépris qui est aujourd’hui accolé au terme « populiste’ pour désigner toutes les tendances qui ne vont pas dans le sens du progrès, qui se révèlent passéistes et donc presque par essence « fascistes ». On trouvera également le terme de « cuisine nationaliste » en lieu et place de cuisine nationale. C’est sans doute intentionnel pour montrer à quel point défendre sa culture culinaire est forcément un combat réactionnaire et condamnable par le peu de modernité dont il est porteur par rapport à la cuisine cosmopolite inventée en Amérique. Manifestement qu’il existe une culture française et que certains veuillent la défendre semble aussi gêner Pillard.

    « Frédéric Dard, La vieille qui marchait dans la mer, Fleuve Noir, 1988  Denitza Bantcheva et Roberto Chiesi, Le film noir Français, Gremese, 2015 »
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