• Voici le temps des assassins, Julien Duvivier, 1956

     Voici le temps des assassins, Julien Duvivier, 1956

    Voici le temps des assassins ne fut certainement pas un bide, comme on a pu le dire, mais il fut très décevant pour un film avec Jean Gabin. On peut parler d’un demi-échec. La critique ne fut pas tendre avec Duvivier. Et pourtant comme de nombreux Duvivier, Panique, L’affaire Maurizius, voire même La belle équipe, il est parmi les préférés des cinéphiles. Autrement dit, son aura a grandi avec le temps. Ce qui peut vouloir dire qu’au fond le public n’était pas près dans ces années-là à intégrer et à apprécier la noirceur du réalisateur, ou peut-être ne voulait-il pas voir Gabin dans ce genre de rôle. Les cinématographies sont remplies de chefs d’œuvre qui ne firent pas un clou à leur sortie ou qui furent descendu par la critique et puis que le temps a réhabilités. Ce fut donc le sixième et dernier film de Duvivier avec Jean Gabin, on sait que le réalisateur voulait aussi tourner une troisième version en couleurs de Poil de carotte avec l’acteur, mais cela ne se fit pas, sans qu’on en sache les raisons. C’est un scénario original écrit par Duvivier avec son ami Maurice Bessy et Charles Dorat qui avait été acteur dans plusieurs films de Duvivier et puis qui s’était reconverti dans l’écriture scénaristique. Il était l’ineffable inspecteur Michelet dans Panique. 

    Voici le temps des assassins, Julien Duvivier, 1956 

    Très tôt le matin Châtelin fait sont marché 

    André Châtelin est un restaurateur réputé qui travaille aux Halles. Solitaire, il se passionne pour son métier et protège le jeune Gérard Delacroix, un étudiant en médecine qui travaille aux Halles pour financer ses études. Dans cet univers routinier apparaît la jeune Catherine qui vient dire à Châtelin que sa mère qui n’est autre que la femme dont il a divorcé il y a des années, est décédée dans la misère et qu’elle est seule au monde. Châtelin lui vient en aide et de fil en aiguille il va l’héberger dans son appartement, puis la faire travailler dans son établissement. La mère de Châtelin qui tient en dehors de Paris une petite auberge voit cette intrusion d’un mauvais œil. Mais en réalité la mère de Catherine n’est pas morte. Droguée, elle vivote dans un hôtel miteux, complotant pour soutirer de l’argent à Châtelin. Catherine, malgré les réticences de Châtelin qui se trouve bien vieux pour une jeunette de vingt ans, va arriver à se faire épouser. La nouvelle madame Châtelin commence par monter son mari et Gérard l’un contre l’autre en aiguisant leur jalousie. Les deux hommes en viennent même aux mains. Les choses cependant ne sont pas si simples. Catherine d’abord est reconnue par un certain Armand qu’elle dédaigne et qui va se jeter sous un bus, sans que Catherine en soit émue, puis un client de Châtelin, Bonnacorsi, reconnait Catherine qu’il a connu à Marseille dans un claque où Gabrielle, la mère de Catherine, se prostituait. Catherine avance dans son désir de s’attacher les services de Gérard, disant que Châtelin la maltraite. Mais la machine va s’enrayer quand Châtelin découvre que Gabrielle n’est pas morte. Il donne sa femme à garder sous la surveillance de sa mère qui la brutalise. Elle arrive cependant à échapper à la surveillance de sa mère, et à téléphoner à Gérard lui demandant de venir à son secours. Il arrive, mais quand elle lui demande d’être le complice d’un meurtre, il comprend que Catherine l’a dressé contre Châtelin et qu’en réalité elle voulait seulement s’emparer de son argent. Il se propose de l’amener chez les gendarmes, mais Catherine le chloroforme et poussa sa voiture dans la Seine où il se noie. Châtelin arrive le lendemain matin, il découvre que Gérard s’est noyé et que son chien est venu à l’auberge, il revient sur Paris avec dans l’idée d’une confrontation entre Gabrielle et Catherine. Mais entre temps le patron de l’hôtel borgne où est logée Gabrielle décide de la mettre dehors, ne voulant pas héberger une droguée. Catherine est désespérée, mais c’est le chien de Gérard qui va lui sauter dessus et la tuer. 

    Voici le temps des assassins, Julien Duvivier, 1956 

    Châtelin accueille Catherine chez lui 

    C’est le personnage de Catherine qui est le pivot de toute l’histoire, Châtelin subissant plus qu’il n’agit. Elle est intégralement mauvaise, rien ne la rachète, même si quand elle pousse l’automobile dans le fleuve pour noyer Gérard, elle hésite entre rire et pleureron en est réduit à faire des hypothèses, de quoi veut-elle se venger ? Du fait que Châtelin ait divorcé de sa mère ? D’avoir vécu dans la misère ? On ne sait pas trop. En même temps elle st marqué par le destin, puisque si elle décide de tuer Châtelin avec sang-froid, c’est parce que celui-ci est en train de découvrir la vérité. La mécanique est intéressante, car au fur et à mesure que Châtelin progresse dans la quête de la vérité, Catherine raffermit son intention de le tuer. C’est une course contre la montre. C’est le plus rapide des deux qui survivra. Sa détermination criminelle est entretenue et partagée par sa mère. Elles combinent le crime, communiant dans le mal sans possibilité de se racheter. Derrière ce jeu, il y en a un autre sans doute plus subtil, c’est celui des rapports père-fils ou père fille. Dans un premier temps Châtelin est la figure débonnaire d’un père généreux et compréhensif, et au début de l’intrusion de Catherine, il pousserait même volontiers Gérard et Catherine dans les bras l’un de l’autre. Mais sa solitude va lui faire entrevoir une autre réalité. D’autant que Catherine a la malice de créer le manque en retournant chez sa mère pendant un petit moment. Il se révèle alors un père incestueux finalement car non seulement il pourrait être par son âge le père de Catherine, mais elle est aussi la fille de son ex-femme. Cependant, il doit vaincre le tabou et imposer sa future femme à sa propre mère qui est une femme difficile et autoritaire, mais aussi à tout son entourage. Cette relation incestueuse le pousse bien évidemment à renier Gérard qu’il considérait jusqu’à la venue de Catherine comme le fils qu’il aurait aimé avoir. 

    Voici le temps des assassins, Julien Duvivier, 1956

    Catherine dit qu’elle aime voir Châtelin pécher 

    Cette mécanique du crime s’inscrit dans une période où la France se modernise, bientôt les Halles si chères à Zola n’existeront plus et la destruction de Paris est en marche. Au-delà de l’aspect criminel il s’agit d’un film sur la nostalgie, celle de Châtelin qui vieillit et qui commence à s’effacer devant les appétits des plus jeunes que lui, mais aussi de Paris qu’on assassine[1]. C’est pourquoi le choix des Halles est excellent comme métaphore, et c’est d’ailleurs une des dimensions qui font qu’on apprécie peut-être plus ce film aujourd’hui qu’au moment de sa sortie. Le crime qu’imagine Catherine, c’est le simple reflet du crime qu’on perpètre contre Paris. Il y a peu de décors réels utilisés par Duvivier, mais il y a quelques images saisissantes de ce bouillonnement de la vie dans ce quartier. 

    Voici le temps des assassins, Julien Duvivier, 1956

    Un certain Armand poursuit Catherine de ses assiduités 

    Il n’empêche que si Duvivier ne donne aucune explication sur le comportement criminel de Catherine et de sa mère, il verse obligatoirement dans une forme de misogynie. Dès que Catherine apparaît dans le décor, on comprend qu’elle va bouleverser l’amitié pourtant solide entre Gérard et Châtelin. Elles sont le vecteur du crime et donc de la perte de l’homme. Dans un premier temps Châtelin se refuse à envisager une relation entre lui et Catherine. Mais il est faible, faible parce que seul, et parce que la chair est faible. Dans son restaurant vient souvent un homme assez âgé, probablement plein d’entregent, toujours accompagné de très jeunes femmes. C’est lui qui va encourager Châtelin à passer à l’acte. C’est de cette faiblesse que joue Catherine, et pas seulement avec Châtelin, avec tous les hommes qu’ils s’appellent Armand ou Gérard. Elle sait que l’attrait de la chair sera plus puissant que leurs beaux discours sur l’amitié et la fidélité. Le sexe devient une arme dans une guerre des genres qu’on pourrait du reste rapprocher des combats de certaines néoféministes. L’homme est l’ennemi, par définition, mais Duvivier ne développe pas cet aspect, il le signale juste en passant. Si Châtelin est coupable, c’est de se laisser entraîner par ses désirs et de se faire manipuler par les deux femmes qui démontrent une solidarité à toute épreuve. Gérard ne retrouvera sa lucidté que quand il est vraiment trop tard, et encore il sous-estime la frêle Catherine qui va pourtant le tuer. Si ces deux femmes sont mauvaises et pratiquent le mal, que dire aussi de la mère de Châtelin ? Autoritaire et méchante, elle fouettera Catherine parce qu’au fond elle est jalouse et qu’elle voudrait garder son fils que pour elle. 

    Voici le temps des assassins, Julien Duvivier, 1956 

    Châtelin s’inquiète de l’absence de Catherine 

    Châtelin est une image déformée de Duvivier. D’abord parce que c’est un artisan, il aime le travail bien fait et ne supporte pas le laisser-aller dans ses cuisines. Il travaille beaucoup et reprochera à Catherine comme à sa mère de vouloir échapper à la nécessité du travail en mettant en place des combines complètement foireuses. Dans cette dimension de son être il développe une grande honnêteté. Mais celle-ci se paye d’une incapacité à maîtriser les autres dimensions de sa vie intime. Dans les années cinquante, et dans la filmographie de Jean Gabin, on trouve de nombreux films qui mettent en scène cet amour du travail bien fait des hommes durs au labeur. Ici on verra Châtelin en retard sur les mauvaises intentions de sa jeune épouse parce qu’il fait passer son travail avant toute chose. Devant assister à un banquet en tant que chef de cuisine, il ne pourra empêcher l’assassinat de Gérard. On a vu que le procureur Andergast dans L’affaire Maurizius n’avait pas compris sa famille parce que son travail passait avant toute chose. Châtelin manque de psychologie, mais ce n’est pas le cas de Catherine qui, ne travaillant pas a eu tout le temps d’analyser les rouages de l’âme humaine et d’apprendre à se servir de ce savoir pour faire le mal. Cette idée du travail bien fait va disparaître au fur et à mesure que la France va devenir moderne. Dans les cuisines de Châtelin, on remarque que tout est fait à la main et que lui et ses seconds ne s’aident pas de toute cette roboterie électrique qui, si elle permet de gagner un temps précieux, signe la mort d’une maîtrise technique des gestes essentiels des artisans. Châtelin est tellement obsédé de son métier que le jour de son mariage auquel il n’a invité personne, il va faire une démonstration de son savoir faire de cuisinier, alors que Catherine reste très indifférente à tout cela. Au début du film on le voit d’ailleurs tirer beaucoup de satisfaction d’un article de journal qui justement flatte son savoir-faire. Lors du banquet, l’homme qui fait le panégyrique de Châtelin insiste sur le caractère bien français de sa cuisine. On pourrait rapprocher cela des propos de Duvivier lui-même sur les comparaisons entre la méthode américaine et française de faire un film, la première est suréquipée, industrielle on peut dire, tandis que la seconde reste à hauteur d’homme dans la maîtrise des différents paramètres qui font un bon film. 

    Voici le temps des assassins, Julien Duvivier, 1956

    Catherine a fait semblant d’être saoule 

    La mise en scène est conditionnée par cet état d’esprit. Comme le scénario présente des invraisemblances, par exemple le fait que ce soit finalement le chien de Gérard qui tue Catherine, il faut bien que la vérité se trouve ailleurs. Et elle se trouve dans les déterminations matérielles des personnages, on pourrait dire les gestes de la vie quotidienne. Même si c’est très bref, l’histoire est enchassée dans l’atmosphère bouillonnantes des Halles, mais aussi dans les détails du restaurant de Châtelin, plus vrai que nature, ou l’auberge de la mère Châtelin. L’amour du détail parle de lui-même. D’une manière virtuose Duvivier avance avec sa caméra, au milieu des fruits et des légumes, pour suivre Catherine à son arrivée, ou elle avance pour suivre Châtelin à l’intérieur de son établissement, saluant les clients au passage, donnant un coup de gueule pour faire avancer à la cuisine. Ces mouvements de caméra, relativement longs pour Duvivier, donnent de la densité aux personnages les plus anodins de cette sombre histoire. Evidemment les passages au bord de la Seine, quand Châtelin pêche, sont moins agités, mais procèdent tout autant d’une utilisation des détails même les plus intimes. La patte de Duvivier se fait sentir dans les dialogues, avec la production d’un rythme soutenu qui s’appuie sur une multiplication des angles des prises de vue. 

    Voici le temps des assassins, Julien Duvivier, 1956

    Le jour de son mariage Châtelin fait le service 

    Lorsque le drame affleure, des formes habituelles de la dramaturgie de Duvivier vont apparaître, les miroirs, bien sûr, mais aussi cette pratique de l’espace, l’utilisation de la verticalité dans le mouvement, par exemple dans l’utilisation des escaliers avec des mouvements de grue, ou alors cette manière d’utiliser les plans larges en saisissant les personnages en pied écrasés par les plafonds des lieux où ils sont enclos. Bien entendu on retrouve aussi cette capacité à gérer les foules, soit au restaurant, soit dans le bal chez la mère de Châtelin. Plongées et contre-plongées sont la grammaire utilisée dès lors que les tensions affleurent. La photo est d’Armand Thirard, mais si elle est excellente, elle nous fait comprendre aussi à quel point elle est au service de la vision de Duvivier. Châtelin, Gérard et Catherine reforme l’éternel trio. Et Duvivier va s’efforcer de capter les regards en coin, les sous-entendus qui montrent dans des gros plans ou des positions statiques la décomposition des sentiments. Notez que Duvivier excelle toujours dans le final. C’est le cas ici aussi. A partir du moment où Châtelin a découvert la vérité sur le complot des deux femmes, tout s’enchaîne à un rythme soutenu, jusqu’au moment où Catherine perdra les pédales et avouera à demi-mot à Gérard son intention criminelle : s’approprier l’argent de Châtelin. Mais celui-ci a de la ressource. Il y a d’excellents moments de tension quand Châtelin attend avec Catherine la venue de Gabrielle tous les deux assis dans un silence de mort. 

    Voici le temps des assassins, Julien Duvivier, 1956

    Châtelin va retrouver Gabrielle 

    L’interprétation est remarquable. D’abord Gabin qui trouve là un de ses meilleurs rôles en Châtelin. Vers cette époque il multipliera d’ailleurs les personnages mûrissants saisis par le démon de midi, Le désordre et la nuit, ou encore En cas de malheur adapté par Claude Autant-Lara d’un ouvrage de Simenon sur une trame finalement assez proche. A chaque fois, il oppose sa force morale et physique à une forme de détresse psychologique qui ressort du passage du temps. Ici il est apparemment teint pour masquer ses cheveux blancs, mais cela lui donne un peu plus de poids encore et ne le rajeunit pas. Après tout il n’était pas si vieux, il avait à peine la cinquantaine. Il y a ensuite Danièle Delorme dans le rôle de la trouble Catherine. Le choix est excellent parce qu’elle est un mélange crédible de fragilité qui donne envie de la protéger, et d’une détermination farouche dans le crime. Pour elle aussi c’est un de ses meilleurs rôles. Bien que par la suite elle jugera que son interprétation reposait un peu trop sur un jeu vieillot. Le troisième personnage c’est Gérard Blain dans le rôle de Gérard Delacroix. C’était son premier rôle, jusque là il n’avait été qu’un petit figurant dans une demi-douzaine de films. C’est Duvivier qui lui mettre le pied à l’étrier. Il est plutôt bon, par la suite, notamment après son passage chez Truffaut et Chabrol, il va évoluer vers un jeu plus exhibitionniste qui le fera comparer à James Dean, avec une carrière en Italie qui reste encore aujourd’hui méconnue, notamment sous la direction de Carlo Lizzani. Mais les autres personnages sont aussi globalement très bons. Certes Lucienne Bogaert dans le rôle de Gabrielle, la mère indigne et droguée en fait peut être un peu trop dans le genre grimaçant, mais le reste tient la route, jusque dans les plus petits rôles. 

    Voici le temps des assassins, Julien Duvivier, 1956 

    Catherine a réussi à faire croire à Gérard que Châtelin la martyrise 

    La musique est très soignée, avec en ouverture une chanson interprétée par Germaine Montero, la dernière chanteuse réaliste. Dans Pépé-le-Moko il y avait Fréhel qui pleurait sur le temps de sa jeunesse et de ses amants, dans La tête d’un homme c’était Damia, ici Germaine Montero chante La complainte des assassins en même temps que défile le générique. On est prévenu. Très sensible à la musique, Duvivier avait aussi une passion pour la chanson populaire, la chanson des rues. Le titre du film est emprunté à Arthur Rimbaud, c’est la dernière phrase du poème en prose, Matinée d’ivresse qui est inclus dans Les illuminations. L’établissement de Châtelin s’appelle Au rendez-vous des innocents, jeu de mots qui renvoie aussi bien à la proximité de la Fontaine des Innocents qu’aux assassins qui guettent le patron de cette boutique. 

    Voici le temps des assassins, Julien Duvivier, 1956

    Châtelin découvre le corps noyé de Gérard 

    C’est au final un excellent film noir et un des meilleurs Duvivier. Je l’ai vu évidemment plusieurs fois, et je suis de plus en plus frappé par le rythme qu’impose le réalisateur par un travail minutieux de découpage. Plus personne ne sait faire ça aujourd’hui. Facilement disponible, il vaut vraiment le coup de le redécouvrir en Blu ray dont le master a été fait à partir d’une belle copie restaurée. 

    Voici le temps des assassins, Julien Duvivier, 1956

    Catherine est morte tuée par le chien



    [1] Louis Chevalier, L’assassinat de Paris, Calmann-Lévy, 1977.

    « L’affaire Maurizius, Julien Duvivier, 1954Le cinéaste Kim Ki-duk est décédé »
    Partager via Gmail

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :