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Le blog d'Alexandre Clément

Alice Laguarda, L’ultima maniera, le giallo, un cinéma des passions, Rouge profond, 2021

 Alice Laguarda, L’ultime maniera, le giallo, un cinéma des passions, Rouge profond, 2021

C’est assez étrange, mais si en France on aime le cinéma italien, on l’aime plus pour son intellectualisme, ses comédies un peu grinçantes que pour ses productions à la chaine dans le cinéma de genre comme on dit. Le western spaghetti n’a trouvé ses lettres de noblesse qu’avec Sergio Leone. Et donc le giallo et le poliziottesco ont souffert d’un mépris assez large de la critique cinématographique française qui s’est assez mal émancipée de l’emprise des cuistres de la Nouvelle Vague. Même dans la distribution, ces films ont souffert d’un ostracisme injustifié, alors qu’ils se vendaient bien aux Etats-Unis, en Angleterre, en Espagne ou en Allemagne. Très souvent distribués dans les salles de second rang en France, ils passaient plutôt inaperçus. Les choses changent depuis quelques années. Si auparavant on considérait le giallo et le poliziottesco comme des phénomènes de société, on les regarde un peu plus il me semble comme des œuvres d’art originales. Ces deux segments de la riche cinématographie italienne ont bien entendu à voir avec le film noir. Du reste Alice Laguarda soulignera très souvent les influences d’Hitchcock sur le giallo. Le giallo et le poliziottesco sont apparus un peu en même temps, et on trouve des réalisateurs qui passent avec facilité de l’un à l’autre quand ils ne font pas quelque incursion dans le western, le film de guerre ou le film d’horreur. Mais ces deux genres s’ils ont des proximités, la violence, la mise en scène de la libération sexuelle, présentent aussi des différences très importantes dans la manière de filmer. J’en vois au moins trois fondamentales :

– d’abord le poliziottesco est beaucoup plus porté sur l’action que le giallo qui a un rythme naturellement plus lent, ménageant des plages de temps suspendu, avant que la violence ne se déchaîne. Si le poliziottesco utilise dans sa violence plutôt les armes à feu, le giallo est plus porté sur les armes blanches qui n’élimine pas les corps d’une manière neutre, mais en les découpant à la façon d’un boucher ou d’un chirurgien, le sang doit couler abondamment. Du reste le chirurgien est un personnage récurrent du giallo ;

– ensuite le poliziottesco se veut plus réaliste, il recherche une vérité presque sociologique et documentaire dont se moque totalement le giallo. Ce qui engendre des différences importantes dans l’écriture du scénario, la psychologie des personnages est plus développée dans le giallo, le poliziottesco travaillant plus sur l’exhibition de faits bruts. Cela entraîne l’histoire vers l’imaginaire et en créant quelque chose qui n’existe pas dévoile la vérité des œuvres de fiction ; 

Alice Laguarda, L’ultime maniera, le giallo, un cinéma des passions, Rouge profond, 2021 

Mario Caiano, L’occhio nel labirinto, 1972

– cela va entraîner aussi des différences dans le traitement de la couleur. Le poliziottesco opte pour des couleurs plus naturelles, documentaires, pastellisées si on veut, usées et fatiguées, tandis que le giallo travaille sur des couleurs violentes et tranchées, elles sont vives et fraiches le plus souvent. Le rouge est la couleur du giallo – qui en fait devrait être du jaune ! Il y a une vraie originalité dans le traitement des couleurs. Et si le rouge domine, on y trouve aussi du bleu, du jaune, voire du vert, mais toujours très foncé, avec la volonté de se démarquer de la réalité et de donner un sens à la couleur. Je ne crois pas que cela existe en dehors du cinéma italien. 

Alice Laguarda, L’ultime maniera, le giallo, un cinéma des passions, Rouge profond, 2021

Lucio Fulci, Una sull’altra, 1969 

Alice Laguarda va s’intéresser à l’esthétique du giallo qu’elle désigne comme un reflet de la crise de la société italienne des années soixante-dix. En quelque sorte c’est le contraire du poliziottesco qui attaque bille en tête et d’une manière didactique les travers de la société italienne. C’est donc la forme de l’image, les couleurs, la manière de saisir les décors qui traite de cette question. Ce qui est adéquat avec le fait que les criminels ne sont plus issus des classes prolétaires, mais au contraire des bourgeois dont le principal moteur est plus la perversion que la cupidité. Cela donne inévitablement un rapport avec la psychanalyse, et une approche plus subjective de la crise de l’Italie de cette époque. En ce sens, c’est typiquement italien puisque le sujet est celui de la confrontation d’une société traditionnelle qui se meurt, aux nouvelles valeurs importées d’Amérique, le sexe et l’argent, qui finalement ne produisent que l’ennui au sens d’Alberto Moravia. 

Alice Laguarda, L’ultime maniera, le giallo, un cinéma des passions, Rouge profond, 2021 

Lucio Fulci, Una lucertola con la pelle di donna, 1971 

Alice Laguarda emploie le terme de maniérisme pour donner une sorte d’unité au giallo. Le maniérisme doit être compris dans tous les sens du terme, comme la continuation d’une esthétique picturale, mais aussi comme une façon d’intégrer et de désintégrer des éléments du quotidien pour les vider de leur sens immédiat. C’est qu’en effet il y a une méticulosité dans la composition des plans, avec des angles choisis. Mais elle insiste aussi sur l’importance des décors où s’invite le vide, qu’elle définit comme une relecture des films d’Antonioni, avec notamment un démarcage de L’avventura. Contrairement au poliziottesco où le vide est remplacé par le trop plein d’une foule grouillante, le crime se passe plutôt dans des endroits clos.  On va donc insister sur les décors, leur géométrie, leur couleur, ou comme dans le film noir sur les longs couloirs qui sont sensés mener à la vérité, mais qui ne mène qu’à la mort. Les formes de l’architecture moderne avec leur verticalité traumatisante sont présentées comme un enfermement sans issu. On ne peut pas en sortir, c’est une forme de critique de la séparation qui mène à la folie, au meurtre et à la disparition. On trouve les prémisses de cette critique de la ville tentaculaire et inhumaine bien évidemment dans le film noir, mais le jeu sur les couleurs lui donne un lustre nouveau. 

Alice Laguarda, L’ultime maniera, le giallo, un cinéma des passions, Rouge profond, 2021

Mario Caiano, L’occhio nel labirinto, 1972 

Egalement Alice Laguarda souligne l’importance des références à la peinture, Hopper dans Profondo rosso de Dario Argento, ce peintre qui est aussi une référence d’Hitchcock dans Psycho qui est très souvent cité dans le giallo, notamment la fameuse scène de la douche. Mais il y a d’autres références tout aussi intéressante sur la peinture ancienne et sacrificielle religieuse qui apparaissent comme une critique indirecte des institutions. C’est un des points très fort du livre qui illustre ce qu’on avait vu déjà dans le film noir, la mise en parallèle de la peinture et du cinéma, avec Laura de Preminger, Vertigo  d’Hitchcock, ou encore The woman in the window et The scarlet street de Fritz Lang. L’utilisation de la peinture est un peu différente dans le giallo non seulement parce qu’elle vise une continuité historique avec les peintres de la Renaissance, mais aussi parce qu’elle n’est pas un décor, un faire valoir ou une opposition avec la forme artistique du cinéma. En ce sens elle est purement italienne et renforce le côté inimitable du giallo. Comme on le comprend le giallo est bourré de citations et de détournements savants qui en font une relecture aussi du film noir. Bien que le giallo vise un public populaire, c’est un genre très intellectuel, les réalisateurs comme les scénaristes sont tout à fait conscients de ce qu’ils fabriquent. 

Alice Laguarda, L’ultime maniera, le giallo, un cinéma des passions, Rouge profond, 2021

Dario Argento, Suspiria, 1977  

Il y a tout de même quelque chose d’intéressant dans le choix des titres, très souvent décalés et surréalistes. Si Una lucertola con la pelle di donna est bêtement traduit en français par Le venin de la peur, ils sont très souvent traduits dans une forme mystérieuse qui n’a pas toujours de rapport avec le film, mais qui justement renforce ce caractère flottant et rêveur qu’on trouve le plus souvent dans le giallo. La ragazza dal pigiama giallo, non seulement poursuit cette voie, mais en plus dévoile l’essence du genre puisqu’il s’agit d’un giallo qui en français se traduit par jaune ! Par contraste, les titres des poliziotteschi sont très terre à terre, et volontairement sans poésie pour renforcer leur côté presque documentaire. Lo Strano vizio della signora Wardh est un titre qui parle à la peau et qui illustre bien que le sujet du giallo comme le souligne souvent Alice Laguarda ce sont l’extravagance des passions. Il y a quelque chose de sadiste dans ce titre. C’est le mot d’ordre du giallo, le sexe et la mort sont au rendez-vous. Il y a aussi tout un bestiaire dans le giallo, Quatro mosche di velluto grigio, Il gatto a nove code, L’ucello dalle le piume de cristalo ou encore Gatti rossi in un labirinto di vetro. La grandiloquence du giallo lui donne forcément rendez-vous avec le théâtre et l’opéra, d’autant que le rouge dans les formes classiques de ces lieux dominait comme dans L'assassino a riservato nove poltrone. Notez que le giallo repose souvent sur des scénarios qui sont travaillés dans le sens du rebondissement surprenant, moins linéaires que les poliziotteschi, ils visent les renversements de situations paradoxaux. Et quelque part c’est un détournement de la logique du roman à énigme avec une hystérisation de ses figures de styles. 

Alice Laguarda, L’ultime maniera, le giallo, un cinéma des passions, Rouge profond, 2021

Dario Argento, Profondo rosso, 1975 

Dans cet ouvrage, je trouve aussi que la discussion sur le miroir  bombé qui déforme les images et qui est assez fréquent dans le giallo est particulièrement intéressante. En effet le miroir est souvent utilisé dans le film noir pour évoquer le double, le soupçon ou le mensonge, par exemple chez Melville ou chez Siodmak, mais il est utilisé à plat, usant seulement d’images inversées. Alice Laguarda montre que le miroir bombé qui pourrait être une image du globe occulaire, a une autre fonction, au-delà du mensonge il désigne un flottement, une absence de certitude dans ce qu’on croit voir et qu’on ne voir que d’une manière déformée. Cette forme qui souligne la folie des personnages renforce l’idée angoissante d’une réalité déformée sur laquelle on n’a plus aucune prise. Mais en reprenant cette forme particulière d’image, les réalisateurs se rapprochent encore un peu plus des peintres maniéristes. Notez qu’on trouve un usage vénéneux du miroir bombé et de l’image déformée qu’il reflète déjà dans The servant de Losey en 1962. Les relations troubles et équivoques qui se nouent entre le maître et le valet s’incarnent très bien dans cette forme d’image fiévreuse. Dans le giallo le miroir bombé renvoie justement à ces relations sado-masochistes dans lesquelles se complaisent les personnages. Le chapitre qu’Alice Laguarda consacre à l’œil est tout de même un petit peu décevant, alors qu’elle touche là un aspect essentiel. Elle fait remonter cette manière de filmer l’œil et ce que saisit la caméra de ce qui se reflète à sa surface à Robert Siodmak, Phantom lady, mais je croie qu’il y avait plus à dire, peut-être en rapprochant cette manière de Peeping Tom de Michael Powell, film précurseur de ce que fera la giallo de cette figure de style – du reste le traitement de la couleur chez Michael Powell n’est pas tout à fait éloigné de celui du giallo. Tout cela engage une sorte de méditation sur ce qui est vu et ce qui est montré et toute la distance qu’il peut y avoir entre les deux termes. Mais cette critique ne doit pas faire oublier tout le bien que je pense de l’ensemble. 

Alice Laguarda, L’ultime maniera, le giallo, un cinéma des passions, Rouge profond, 2021

Pupi Avati, La casa dalle finestre que ridone, 1976 

Le livre d’Alice Laguarda est fait de courts chapitres autour d’un ou deux films illustratifs. Abondamment illustré, les images, bien que petites, ou peut-être à cause de cela, mettent vraiment bien scène la spécificité du giallo. Le livre est à lire et à voir. C’est dans l’ensemble bien écrit et échappe assez largement au jargon universitaire qui encombre souvent la critique de profession. Le pari de donner ses lettres de noblesse au giallo est tout à fait réussi et ravira les amateurs du genre qui au fil du temps deviennent de plus en plus nombreux en France. Pour ceux qui ne connaissent pas encore très bien le giallo, c’est une bonne invitation à le découvrir. L’ouvrage est publié chez Rouge profond dont le nom n’a pas été choisi au hasard puisqu’il renvoie au film de Dario Argento, Profondo rosso. 

Alice Laguarda, L’ultime maniera, le giallo, un cinéma des passions, Rouge profond, 2021

Mario Bava, Sei donne per l’assassino, 1964 

Alice Laguarda, L’ultime maniera, le giallo, un cinéma des passions, Rouge profond, 2021

Luigi Bazzoni, Giornata nera per l'ariete, 1971

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