10 Octobre 2022
Cette fois, Godard va tenter de faire un vrai film noir en adaptant un excellent roman de la non moins excellente Dolores Hitchens. Je conseille à ceux qui ne la connaissent pas encore de lire tout ce qu’elle a écrit. Ça vaut le déplacement, c’est finement analysé. Très féminin dans le style psychologique si on veut, elle avait une façon de faire tenir debout les intrigues de ses romans qui personnellement m’épate. Mais dans le fonds comme dans la forme, Godard va s’éloigner de cet ouvrage, au point qu’il n’en restera rien du tout. Le roman a été publié en 1958, il s’inscrit dans ce genre – ou ce sous-genre – dans la longue lignée des romans qui mettent en scène des adolescents très perturbés par la démission de leurs parents, ce qui permettait à Dolores Hitchens d’avancer vers une critique acerbe de la consommation et du mode de vie américain symbolisé par l’expansion des banlieues. Tout cet aspect n’existe pas chez Godard. Dans Bande à part, les délinquants sont certes jeunes, mais ce ne sont pas des adolescents. En outre la transposition du sujet à la France du début des années soixante, si elle permet des fantaisies de mise en scène – les scènes plus ou moins dansées – elle vide le film d’un contenu réaliste. Quand Godard met en route ce film, il vient de faire Le mépris, un bon succès pour lui. Mais comme Anna Karina est en pleine dépression – Godard la délaisse et refuse d’habiter avec elle dans l’appartement qu’ils ont pourtant acheter ensemble – il tente de monter un autre projet, en attendant de pouvoir monter Pierrot le fou. Il a la prétention de faire un petit film noir « à la Samuel Fuller » selon lui. François Truffaut lui conseille d’adapter le livre de Dolores Hitchens, mais comme nous allons le voir, le rôle de François Truffaut dans cette affaire est bien plus prégnant qu’on ne le croit. Le budget est très étroit, 120 000 $, avancés par Columbia[1]. Le film sera tourné en un mois, avec des moyens rudimentaires. Après les fastes du Mépris, on peut se demander si Godard n’a pas voulu retrouver la liberté qu’il avait connue sur A bout de souffle.
Arthur et Franz sont deux petits délinquants qui cherchent à voler de l’argent à une dénommée Victoria qui habite dans un pavillon de banlieue non loin de la scène. En recherchant le moyen de faire ce coup, ils vont rencontrer Odile dont ils tombent amoureux tous les deux. Celle-ci travaille chez Victoria et elle peut les aider. Ils la suivent à son cours d’anglais, puis la draguent. Elle semble plus attirée par Arthur que par Franz, ce qui rend celui-ci malheureux. Elle semble timide et inexpérimentée. Ils l’entrainent cependant dans une sorte de dérive. Ils s’amusent, ils dansent, puis elle finit par atterrir dans le lit d’Arthur. Ils continuent à mettre en place leur coup foireux, Odile expliquant qu’il y a beaucoup d’argent, mais hésitant à les suivre. Le lendemain ils se retrouvent au Louvre pour une visite exprès dans un musée presque vide. Ils vont faire une première tentative de cambriolage, s’étant recouvert le visage avec les bas d’Odile. Mais ils ne trouvent rien et se proposent de retourner le lendemain. A leur retour, guidée par Odile, ils vont tomber pourtant sur Victoria. Arthur la menace avec son revolver. Ils lui demanent l’argent, puis ils l’enferment dans une armoire après l’avoir bâillonnée. Fouillant la maison, ils vont trouver en effet de grosses quantités d’argent. Mais Victoria est mort étouffée dans son armoire. Au moment de partir, Arthur revient vers la maison et tombe nez-à-nez avec un de ses ennemis. Ils se tirent dessus et les deux meurent sous les regards de Franz et Odile qui choisissent finalement de partir refaire leur vie ensemble très loin de tout.
Arthur tente de motiver Odile pour qu’elle les aide
La première chose qui m’a frappé en revoyant ce film, c’est l’influence de Truffaut sur Godard. Certes ils n’utilisent pas les mêmes approches cinématographiques, mais la parenté entre Bande à part et Jules et Jim me parait évidente. J’irais même jusqu’à dire que Godard a voulu donner une leçon de cinéma à Truffaut. Il reprend d’abord le trio manipulé par la femme qui s’applique à séparer les deux amis, jusqu’à ce que l’un décède. Mais dans le film de Truffaut Catherine mourra de ses hésitations et de sa nature mauvaise. Dans les deux cas la femme est présentée comme quelqu’un de peu fiable qui ne sait pas ce qu’elle veut et qui finalement devrait être un peu mieux guidée : c’était du reste probablement l’opinion que Godard se faisait de la malheureuse Anna Karina. Ensuite la visite du Louvre en 9 minutes et quelques est le pendant de la scène où on voit Jules et Jim courir derrière Catherine qui s’est dessiné une moustache. Si le principe sautillant est un peu le même, dans la visite du Louvre, c’est Arthur qui mène la barque et non pas Odile. Godard rejette donc cette inversion des rôles assumée par Truffaut. Le troisième emprunt à Truffaut c’est évidemment la voix off. Vieux procédé qui économise de la pellicule, dans Jules et Jim il donne un ton littéraire remarqué qui laisse à entendre que la bande son est plus importante que l’image. Godard marqué par le cinéma discrépant ne peut que souscrire à cette idée.
Arthur lit les faits divers dans France soir
Mais laissons cette référence à Truffaut sur le côté. Une fois qu’on s’est attardé sur le trio mis en scène par Godard, on se pose la question du peu de consistance de ces personnages. Godard prétend interrompre son film, introduire de la distanciation d’avec eux pour en expliquer le comportement. Or, il n’explique rien, et après cette parenthèse, on n’en sait pas plus qu’avant. Est-ce délibéré ? Je ne le crois pas, c’est seulement le résultat de la paresse de Godard. Les trois personnages principaux ne sont même pas des rebelles ou des marginaux hantés par leur destin. Ils représentent le vide absolu. Qu’a voulu faire Godard avec ces personnages creux ? Pour les uns, il a brossé le portrait d’une génération révoltée, pour les autres celui d’une génération rongée par la cupidité et la consommation. Evidemment c’est là le plus gros défaut du film, cette incapacité à dire quelque chose d’intéressant sur cette petite délinquance de banlieue. Hitchens, en choisissant des adolescents décervelés et incultes, les condamnait comme l’expression des dérives d’une société consumériste. Là on ne sait pas si ce sont des « en-dehors » ou des imbéciles dépassés par leur velléité.
Arthur et Franz se disputent Odile
Malgré cette indigence scénaristique, le film est une sorte de documentaire sur la banlieue façon début des années soixante, avant que celle-ci couvre d’HLM et d’une population bigarrée. Cet aspect s’inscrit en réalité dans la tendance des années soixante de produire un cinéma plus près de la réalité de la vie. Par exemple Chronique d’un été de Jean Rouch, film que Godard connaissait très bien, sorti en 1961. Cette manière de filmer à même le sol, se traduit par un flux d’images continu qui met en avant le mouvement non pas de personnages, mais d’une forme quasi collective de population. Cela n’est pas nouveau, on l’a déjà vu dans tous les films qui veulent saisir la ville comme un personnage. Et donc ce sera ici la banlieue comme un être à part avec sa personnalité. Cela va exister en opposition frontale d’avec les caractères individuels des pseudo-héros autour desquels est construite l’intrigue. C’est à mon sens l’aspect le plus intéressant du film. Godard prolongera cela en essayant de donner une image des couleurs de la nuit.
Le trio danse sur une musique de jazz
Ces principes théoriques en les mettant en œuvre vont induire un certain nombre de procédés qui s’apparentent à une dilatation du temps. Ne cherchant pas à donner un rythme à l’action, Godard va rallonger des séquences comme celle de la danse du Madison dans le café, ou lors de la visite au Louvre. L’action passe alors au second plan, derrière les caractères très incertains des personnages. Cette manière de superposer plusieurs temporalités différentes est souvent pénible à suivre, mais elle suit cette volonté de rompre une linéarité trop évidente. Ainsi on passe sans transition de la première tentative de cambriolage à la seconde censée se passer le lendemain, mais qui s’affiche dans la continuité. On bousculera aussi la logique en montrant Victoria revenir à la vie, alors qu’Arthur l’avait déclarée morte, comme aussi quand on voit surgir d’on ne sait où l’ennemi d’Arthur qui vient pour le descendre et récupérer le butin.
Arthur et Odile font une grande promenade dans la nuit parisienne
Cette scène finale rejoint la pantomime et rappelle qu’au début du film Arthur et Franz jouaient à faire semblant de s’entretuer, cette gestuelle extravagante sera reprise pour ce qui est censé être un duel mortel au pistolet. Les scènes dites d’action sont jouées de manière non-réalistes, comme s’il fallait nécessairement mettre de la distance pour rendre le drame aussi dérisoire que possible. L’ensemble est filmé par Raoul Coutard, avec une caméra légère, souvent portée à l’épaule, ce qui donne des angles de prise de vue assez étonnant, je pense à la scène du Madison. Il y a un abus des scènes tournées en voiture qui sont en outre saturées de dialogues plus ou moins lourdauds. Dans la volonté de faire littéraire, Godard utilise des citations, notamment Raymond Queneau et son livre intitulé Odile. Donc le style c’est bien du Godard, avec tout ce qu’il faut pour agacer le spectateur, mais ça reste encore visible grâce au support d’une vraie continuité. On sent tout de même une forme de retenue et une hésitation à aller un peu plus loin dans l’outrance. Ce sera pour plus tard. Ajoutons un mot sur la musique. Elle est signée Michel Legrand, donc du très bon jazz, nuiteux, noir, polardeux. Cela accompagne d’ailleurs le fait que Godard reste très attentif aux sons réels enregistrés, ce qui contribue à donner une identité singulière à cette banlieue un peu endormie
Ils vont visiter le Louvre en quelques minutes
L’interprétation c’est d’abord Anna Karina qui dira : « Je venais de sortir de l’hôpital. C’était un moment douloureux. J’avais perdu le goût de la vie à cet instant. J’avais perdu du poids, je n’allais pas bien, ni dans ma tête ni dans mon corps. Je n’avais plus le désir de vivre, tout allait mal. C’est vrai : le film m’a sauvé la vie. »[2] Elle est Odile, une fille perdue qui ne sait pas ce qu’elle veut, et en ce sens Anna Karina adhère pleinement à son rôle. Samy Frey et Claude Brasseur, respectivement dans les rôles de Franz et d’Arthur sont plutôt des faire-valoir, même si Brasseur à l’air bien plus impliqué que Frey qui trimballe son ennui comme une vieille valise en carton. Godard s’en foutait un peu de la direction d’acteurs.
Franz et Arthur se sont servi des bas d’Odile pour cacher leurs visages
Le film n’a pas été un succès commercial, et il est même assez dédaigné par les fans de Godard. C’est pourtant parmi la kyrielle de films qu’il a tourné ce qu’il a fait de mieux. La critique a été tiède. Mais le budget initial étant très faible, le film a tout de même rapporté de l’argent. Avec le temps il a été cependant un peu réévalué. Cependant, si on mesure la réussite de ce film au fait que Godard voulait faire un petit film noir à la Samuel Fuller, alors c’est raté.
Arthur menace Victoria
Arthur meurt sous les yeux de Franz et Odile
Jules et Jim de François Truffaut, Bande à part de Godard
[1] Je tire ces petites anecdotes du livre de l’hagiographe Antoine de Baeque, Godard, Grasset & Fasquelle, 2010. Mais une partie des informations avancées par de Baeque sont fausses, par exemple, on voit bien qu’il n’a pas lu l’ouvrage de Dolores Hitchens, ou encore qu’il passe à côté du sujet même, étant incapable d’en résumer correctement l’intrigue.
[2] Richard Brody, Everything is cinema, Picadro Paper, 2009.