13 Janvier 2024
Des livres de mémoires d’acteurs ou de réalisateurs, il y en a beaucoup, plus ou moins intéressants. Celui de Bulle Ogier, co-écrit avec Anne Diatkine, est important à plus d’un titre. D’abord elle décrit son insertion dans un milieu du cinéma assez marginal qui tient plus du film expérimental que du film commercial. J’ai vu Bulle Ogier d’abord dans L’amour fou, à sa sortie. Un film qui dure plus de quatre heures et qui conte les affres d’un metteur en scène de théâtre et d’une actrice qui n’arrivent pas à avancer dans le montage d’une pièce de Racine, Andromaque. Si le canevas était assez précis, il donnait pourtant une très large place à l’improvisation aux acteurs. Bulle Ogier s’étend assez bien sur la manière de faire de Jacques Rivette, cette volonté de saisir le jeu au plus près de sa création. C’était en 1967. On pourrait qualifier ce film de Nouvelle Vague radicalisée. Puis Bulle Ogier avait fait La salamandre, en Suisse sous la direction d’Alain Tanner en 1971. C’était le portrait d’une jeune femme révoltée, navigant entre un petit boulot de vendeuse et un autre petit boulot dans une usine à saucisses. C’était drôle, enlevé, et Bulle Ogier était extraordinaire, révélant une personnalité à la fois fragile et en guerre contre la société. Comme elle le dit dans son livre, un rôle c’est toujours un peu de soi. Ce fut un succès, enfin un succès relatif, ce n’était pas des millions d’entrées tout de même, qui lui permis par la suite de faire une carrière. Ensuite elle s’est acoquinée si on peut dire avec Barbet Schroeder qui faisait aussi l’acteur sur Céline et Julie vont en bateau. C’est, nous dit-elle, l’homme de sa vie, on veut bien le croire. Mais les films de Barbet Schroeder ont dérivé d’une forme assez psychédélique dans le ton de l’époque, More, La vallée, vers une sorte de classicisme avec toutefois des films un peu scabreux, Maitresse ou Tricheurs.
Jacques Rivette dirigeant plus ou moins Bulle Ogier dans L’amour fou, 1967
Bulle Ogier suit le mouvement et peu à peu ce cinéma expérimental qui correspondait à une forme de révolte contre les formes et les normes imposées, va tourner en rond. Que ce soit Godard ou Rivette, ils vont finir au fil du temps par s’enfermer dans des questions de forme et finalement ennuyer la jeunesse qu’ils pensaient représenter leur public vieillissait en même temps qu’eux. On peut donc déjà avec le livre de souvenirs de Bulle Ogier dresser un bilan de cette avant-garde expérimentale. Godard a fini par nous ennuyer après Bande à part, définitivement. Rivette après Céline et Julie vont en bateau. La plupart de ces réalisateurs avec qui Bulle Ogier a tourné, se sont également enfermés dans un système de financement qui, s’il leur assurait du travail et la matérielle, bridait leur créativité et les éloignait du public. Barbet Schroeder s’écartera de cette misère en montant des films à Hollywood avec plus ou moins de succès, mais en retrouvant une certaine forme d’académisme. Il est possible que leur temps avait passé, la société post-soixante-huitarde n’était plus aussi riante que disons dans les années 1960-1972. Bulle Ogier fera même une incursion chez Claude Lelouch dans un film bizarre Mariage en 1974. Sans grand succès, comme quand elle se tournera vers des formes plus convenues de polar à petit budget, Le gang des otages d’Edouard Molinaro ou Bel ordure de Jean Marbœuf. Tous ces films elle n’en parlera pas… évidemment !
Bulle Ogier dans La salamandre d’Alain Tanner, 1971
Le deuxième aspect de ces souvenirs, ce sont ses propres réflexions sur le métier d’actrice. En développant des relations sociales très germanopratines, Bulle Ogier va se lier à Marguerite Duras et par là s’avancer dans le théâtre. Mais je ne connais pas ce travail parce que je ne vais presque pas au théâtre et qu’en plus Bulle Ogier a surtout joué à Paris. Elle n’a pas fait d’école de théâtre, elle a surtout fait confiance à sa spontanéité, ce en quoi elle a eu raison bien entendu. On peut dire ce qu’on veut de ses choix de carrière, mais c’était une personnalité unique, la voix, son jeu, tout cela reste naturel. Contrairement à ces acteurs interchangeables d’aujourd’hui qui ont suivi des tas de cours et qui pourtant vous irritent le poil dès qu’ils ouvrent la bouche, tant leur voix est mal posée et leurs mimiques incertaines. Ils manquent de personnalité. Il est donc clair, et les souvenirs de Bulle Ogier le montrent, qu’elle appartient au passé, je dirais à un passé glorieux en ce sens qu’il indiquait que tout était possible, y comprend qu’on peut recréer le monde dans toutes ses dimensions. Bien entendu elle décrit un monde où on croit que tout est permis, sur le plan sexuel comme sur le plan de l’usage de psychotropes. Mais elle le fait avec finesse sans titiller le voyeurisme de ses lecteurs. Elle donne d’ailleurs quelques allusions sur le fait qu’elle ne comprend plus très bien le monde moderne, et ce divorce elle l’énonce déjà pour ce que fut sa vie dans les années quatre-vingts, au point qu’elle avait besoin de sa fille pour tenter de combler son océan d’incompréhension.
Bulle Ogier dans La vallée, 1972
Le troisième aspect de cet ouvrage c’est le deuil. Bulle Ogier a perdu beaucoup de monde, et à commencer par sa fille qui semblait promise à une belle carrière d’actrice et qui décédera d’une crise cardiaque à l’âge de 25 ans. Mais il y a bien d’autres pertes tout autour d’elle qu’avec l’âge elle dut assumer. Des misères, elle en a eu son lot, à commencer par un père qui la reniera ! Mais ces drames et ces traumatismes l’ont nourrie en quelque sorte, cela l’a obligée à s’accrocher à son métier, mais surtout lui a donné une distance ironique aussi bien avec le théâtre que le cinéma. Si elle semble avoir bien aimé Marguerite Duras, elle en dresse tout de même un portrait assez féroce. Par exemple quand elle rencontre Marguerite Duras pour la première fois, celle-ci lui dit qu’elle est trop grande ! C’est cocasse quand on sait que Bulle Ogier mesure moins d’un mètre soixante ! Marguerite Duras n’est pas plus haute que trois couilles à genoux, à la limite du nanisme, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir une haute idée de sa grandeur ! Bulle Ogier venait d’un milieu très bourgeois, mais complètement décomposé, ce qui sous-entend que c’est bien cela qui a nourri sa révolte. C’est tout de même étrange parce quand elle interprète Rosemonde dans La salamandre, elle semble vraiment sortir de la classe ouvrière !
Céline et Julie vont en bateau, Jacques Rivette, 1973
J’aime bien Bulle Ogier, même si les trois quarts de sa filmographie me laisse de marbre. En refermant son livre, je dirais que c’est une femme de passions et de fidélité. Fidélité d’abord à elle-même, puis à son mari et à son entourage, ses réalisateurs, mais aussi fidélité à une époque complètement dépassée et anéantie aujourd’hui, mais qui a été intéressante même si elle n’a pas vraiment changé le cours de l’histoire du cinéma.