19 Septembre 2023
Le prolifique Cornell Woolrich, alias William Irish, a été un grand fournisseur d’histoires pour le cinéma. Pour le meilleur et pour le pire entre 1929 et 2001, il ne compte pas moins de trente-cinq adaptations de ses œuvres au cinéma, d’Hitchcock à Robert Siodmak, en passant par le malheureux François Truffaut qui l’adaptera deux fois, Tarantino en dira pis que pendre[1], et il y a une soixantaine d’adaptation à la télévision. Cette carrière par son étendue montre qu’il a été un des piliers du film noir, classique ou non. Et d’ailleurs dans mes chroniques nous l’avons souvent rencontré. Ce qui est très caractéristique de son œuvre et de son style, c’est cette capacité à jouer de la subjectivité de ses héros. Très souvent écrit à la première personne du singulier, il donne une image instable de la réalité où le rêve et le cauchemar viennent s’immiscer pour apporter une forme d’absurdité à leur détermination. Ce sont des personnes simples, très souvent porteuses d’un handicap et qui ne surnage qu’à partir d’un instinct de survie chevillé au corps. Cette incertitude existentielle a fait qu’on a souvent rapproché William Irish de David Goodis. Et en effet leurs personnages sont des figures à l’abandon, des réprouvés, des malchanceux. I Married a Dead Man, a été porté cinq fois à l’écran dont une en Inde et une autre encore au Japon, et une fois à la télévision américaine, sans compter une série brésilienne. Mitchell Leisen n’est pas très connu, il a fait un peu de tout, des comédies, du noir par exemple Four Hours to Kill ou Bedevilled, produisant lui-même ses films, il en avait la maîtrise. Très bon technicien, il était aussi un excellent directeur d’acteurs. Il aimait bien les films où les femmes avaient la vedette, il tourna plusieurs fois avec Barbara Stanwyck, Claudette Colbert ou Paulette Godard. Sa carrière en tant que réalisateur de films de cinéma, s’arrêta assez tôt il bifurqua ensuite vers la télévision.
Helen Ferguson, enceinte de huit mois, de fait méchamment larguer par son petit ami Stephen Morley, une petite crapule. Il lui donne tout de même un peu d’argent et un billet pour San Francisco. Dans un train bondé, elle fait la connaissance d’un couple, fraichement marié, dont la femme est aussi enceinte de 8 mois. Les deux femmes sympathisent, la jeune Patricia lui montre sa bague de mariage avec Hugh Harkness, et la lui fait essayer. Mais le train a un accident, de nombreux morts, dont le couple Harkness. Helen se réveille à l’hôpital où elle a accouché par césarienne d’un petit garçon. Elle a cependant été inscrite sous le nom de Patricia Harkness. Son premier élan est de refuser la substitution d’identité. Mais étant seule est désargenté, les Harkness se montrant très accueillants, mais aussi très riches, elle accepte cette opportunité, notamment parce qu’elle espère ainsi pouvoir élever son fils dans de bonnes conditions. Hugh Harkness avait un frère aîné, William, qui va tomber amoureux de la fausse Patricia. Mal à l’aise dans ce rôle usurpé, Helen multiplie les gaffes que la famille Harkness met sur le compte des séquelles du choc qu’elle a subi. La famille l’a adoptée, et la mère de William aimerait bien qu’il se marie avec une fille comme Patricia.
Helen Ferguson est chassée par le père de son enfant
Après les fêtes de fin d’années que la famille a fêtées avec beaucoup de chaleur, et alors que Patricia est de défaire les guirlandes du sapin de Noël, elle reçoit un télégramme qui lui demande qui êtes-vous ? Sous le choc elle manque de s’évanouir. Un peut plus tard, elle reçoit un autre télégramme, mais cette fois c’est William qui l’invite à sortir pour aller danser. Elle est contente, elle rencontre les amis de William, mais tout soudain surgit Stephen Morley. Il lui explique comment il a découvert son subterfuge. Il se propose de la faire chanter. Dans un premier temps il lui demande 500 dollars, étonnée qu’il lui demande si peu, elle signe un chèque. Mais cette crapule lui explique que ce chèque est seulement une preuve. Il veut qu’elle l’épouse, parce qu’il se dit que comme ça il pourra mettre la main sur une partie de la fortune des Harkness. Dans un premier temps elle refuse, mais il revient à la charge et elle finit par l’épouser, en pensant que le mariage ne dure que jusqu’à ce qu’un des deux conjoints décède. Ce qui revient à dire qu’elle envisage de la tuer. La vieille madame Harkness ayant surpris des bribes de conversation, elle en appelle à William qui tente de retrouver Patricia. Sur la route enneigée il la croise d’ailleurs avec Stephen au volant. Il tente de les suivre, mais il a pris du retard. Entre temps Helen, alias Patricia, a obtenu de Stephen qu’il lui donne son adresse, en revenant dans la maison des Harkness, elle prend un revolver et se décide d’aller abattre le maître chanteur. Cependant, lorsqu’elle arrive chez lui, elle le trouve déjà mort. Elle tire un coup de feu. Sur ces entrefaites, William arrive, croyant qu’elle l’a abattu. Ils vont donc essayer de se débarrasser du cadavre en le jetant sur la voie ferrée. Mais le cadavre va rester accroché à une rambarde. En rentrant à la maison, après que Helen ait avoué la vérité à William, ils trouvent la vieille Harkness décédée. La gouvernante de la maison remet à Helen une lettre que la mère de William a rédigée et dans laquelle elle dit que c’est elle qui a abattu Stephen. La police arrive, Helen veut tout avouer, mais les policiers ont déjà un coupable et la balle tirée dans le maître chanteur ne correspond pas au calibre du revolver dont s’est servi Helen. En fait c’est la petite amie de Stephen qui l’a tué, parce qu’il voulait la quitter alors qu’elle était enceinte. Dès lors plus rien ne fait obstacle au mariage entre William et Helen.
Dans le train Helen fait la connaissance de Patricia et Hugh Harkness
Des thèmes importants du film noir classique sont présents, à commencer par l’usurpation d’identité et donc le thème du double. Helen est une fille abandonnée à elle-même, délaissée par un saligaud, n’ayant plus de repaire, plus de famille, elle va recréer des liens. Elle repart donc à zéro, avec son enfant, elle renait. Tout se passerait bien, si le passé ne la rattrapait pas. Et le passé c’est sa mauvaise part à elle. La faute qu’elle a commise, c’est d’avoir succombé aux charmes de Stephen. Il faut donc qu’elle se rachète. Sa position est ambiguë parce que même si elle manifeste des scrupules, elle saute sur l’occasion pour commettre un délit. On sent bien quand elle arrive dans la propriété des Harkness qu’elle envie cette richesse, même si elle nous dit qu’elle fait ça pour son enfant. Elle choisit d’être double, à la fois Helen et Patricia. Pour parfaire Patricia, la rendre plus crédible, elle s’efforcera d’apprendre qui était Hugh, à travers les souvenirs que sa mère avait conservés. Elle au moins deux raisons de duper les Harkness, d’une part l’attrait du gain, et d’autre part s’inventer une famille. Elle va développer une double personnalité, d’un côté la jeune femme fragile et abandonnée qui cherche du soutien, et de l’autre cette femme dure qui envisage purement et simplement d’ajouter le meurtre comme délit à l’usurpation d’identité. Certes elle a de très bonnes raisons de tuer, et Stephen ne vaut rien, mais c’est un véritable meurtre qu’elle planifie. Elle a profité de la compassion des Harkness, d’abord Hugh et Patricia, puis la mère et le père Harkness qui lui ouvriront un compte en banque pour qu’elle puisse donner de l’argent à celui qui est manifestement son barbiquet. La curiosité est que la fille qui la remplace dans le lit de Stephen aura exactement la même idée qu’elle puisqu’elle le tuera. Il y a donc quelque chose de profondément immoral dans cette histoire, autrement dit des femmes se font justice elles-mêmes, soulignant que quelque part la justice ordinaire est bel et bien défaillante.
Le train a un accident
Mais la naïveté des Harkness est compensée par le fait qu’ils sont riches et qu’il est normal que les pauvres – donc Helen – tentent de prendre un peu de cette richesse. Il suffit de voir le passage d’Helen du petit appartement de Stephen à la luxueuse demeure des Harkness pour le comprendre. Ce sera encore plus clair quand Helen posera la question au docteur qui la soigne : si elle n'avait pas été considérée comme la belle fille des Harkness, elle aurait été reléguée dans le dortoir commun avec les pauvresses. Ce petit dialogue justifie clairement le fait qu’Helen s’empare d’une identité qui n’est pas la sienne. En s’emparant d’une identité qui n’est pas la sienne, elle renie le monde d’où elle vient qui n’a pas été tendre avec elle. Comme souvent ce sont les objets liés à la modernité qui vont lui permettre de passer d’un monde à un autre. Le train qui va d’Est en Ouest, de New York à San Francisco, est le premier moyen. Mais en ayant un accident, il provoque le hasard. C’est donc un instrument à double tranchant, et c’est la même chose avec le télégramme ou le téléphone. S’ils ouvrent des perspectives, ils annoncent aussi un danger bien réel qui se traduit par la désorganisation de la maison Harkness qui est menacée d’engloutissement à partir du moment où un élément étranger à ses mœurs, Helen, s’introduit chez elle.
Helen se réveille dans une clinique où elle est enregistrée sous le nom de Patricia Harkness
Le plus étrange dans ce film, mais c’est conforme à l’esprit de l’œuvre de William Irish, c’est que l’intrusion de la pauvre Helen dans cette famille de riche, très abritée dans son quartier de belles demeures, c’est qu’elle transforme une partie de la famille en criminels ou du moins en individus capables de commettre des meurtres. La vieille madame Harkness ment, prétendant avoir tué Stephen Morley. William ment aussi et jette un cadavre par-dessus la rambarde de la voie de chemin de fer. Leur motivation première est évidemment de protéger Helen. En réalité on peut se demander s’ils ne veulent pas au contraire faire l’expérience de la marginalité, histoire de sortir du cadre de leur petite vie trop bien réglée. Helen elle-même envisage froidement de tuer Stephen, il faut la voir sourire quand elle entend le juge qui va les marier lui dire « jusqu’à ce que la mort nous sépare ». Son plan est déjà formé. Et au délit d’usurpation d’identité, elle veut ajouter le meurtre ! Cette perspective annonce deux choses, d’abord que n’importe qui peut être animé de pulsions meurtrières quel que soit le polissage de sa personnalité par l’éducation et la loi. Ensuite que passer au meurtre est une simple question de circonstance !
Elle rejoint la maison des Harkness avec son fils
Il y a en filigrane la mise en perspective de « la vie paisible » face à la réalité de la vie. Chaque fois qu’Helen se trouve face à un bonheur factice, l’arbre de Noël, faire du shopping, sortir dans un dancing pour s’amuser, la contrepartie est immédiate, le malheur rode. C’est encore la même chose quand elle rencontre dans le train un jeune couple qui pourrait devenir ses amis, l’accident met un terme à ces spéculations. Bien entendu elle hésite, elle ne veut pas perdre ce qu’elle a durement gagné. Une famille, le sapin de Noël. Mais ses agissements pour garder « son bonheur » aggrave la situation et crée de nouveaux problèmes. Il y a un côté paranoïaque dans cette fuite en avant qui correspond bien à l’ambiguïté des romans d’Irish. Même le happy end parait assez faux, parce qu’on pressent que William saura se souvenir des ennuis qu’Helen lui a apporté – notamment la mort de sa mère – mais aussi de ses mensonges. D’ailleurs le début du film le laisse entendre, quand Helen à l’aide la voix off médite sur l’absence de solution à ses tourments.
Le frère d’Hugh s’intéresse à elle
Le récit est composé d’un long flash-back qui vient justement après les lamentations d’Helen. L’exposé de la situation se fait à, travers la description d’un univers bourgeois et tranquille, signalant que derrière cela il y a des drames qui se jouent. Cet exposé signale qu’on attend la police, et laisse le doute sur qui pourrait bien être arrêter par la police. D’emblée, c’est le point de vue d’Helen que nous suivons. Tout est organisé autour de la vision qu’elle a de son histoire. Certes elle amorce une confession disant que tout cela est de sa faute, mais la structure du récit remet en question cette idée. Le suspense repose non pas sur qui est le coupable, on le sait rapidement, mais sur comment Helen va pouvoir s’en sortir. La réalisation va donc s’efforcer de mettre l’accent sur l’ambigüité des caractères. Il y a beaucoup de sous-entendus, des gens qui s’espionnent dans les couloirs. Mitchell Leisen est aussi un bon technicien. Il est secondé par le photographe Daniel Fapp qui, s’il n’a pas fait beaucoup de films noirs en tout de même fait l’excellent Union Station qui Melville tenait en haute estime[2], ou encore The Trap[3]. C’est lui qui a photographié West Side Story, le vrai celui de Robert Wise. On reconnait une certaine parenté avec la stylisation de The Big Clock, avec cette capacité de Daniel Fapp à styliser par des contrastes élevés les décors qui deviennent des protagonistes de l’histoire. Ainsi la lumière n’est pas la même quand on évolue à l’intérieur de la maison des Harkness, et quand William et Helen partent à la recherche de Stephen dans les quartiers périphériques.
Elle reçoit un télégramme de Stephen
La réalisation est de haut niveau. Leisen utilise très bien, la verticalité des décors, notamment les escaliers qu’Helen gravit pour aller tuer Stephen, mais aussi les plans larges qui épuisent les hauteurs de plafond et permettent de situer tous les membres de la famille les uns après les autres. L’accident du train est filmé sobrement, on verra surtout Patricia et Helen qui sont renversées à l’intérieur du wagon, puis on passera directement à la prise en charge des survivants qu’on amène à l’hôpital. Deux scènes sont à retenir, d’abord cette vieille femme qui s’est enfermée dans les toilettes et qui contemple sa décrépitude avancée longuement dans le miroir au-dessus du lavabo. Et puis ce long travelling quand William accompagne Helen faire du shopping. C’est du studio le principal du temps, et les scènes de poursuite en voiture ne sont pas très remarquables.
William l’a invitée à danser
Mais Leisen est aussi un très bon directeur d’acteurs. Et une grande partie de la réussite de ce film repose sur leurs performances. D’abord, c’est Barbara Stanwyck qui interprète Helen. C’était sa deuxième apparition dans un film de Leisen, on l’avait vue, dix ans auparavant, aux côtés de Fred McMurray dans Remember the Night, une comédie écrite par Preston Sturges qui eut beaucoup de succès. Dans No Man for her Own, elle a déjà 43 ans, et une très longue carrière derrière elle, balisée de chefs-d’œuvre. Elle est complètement rajeunie, elle a changé de coiffure, et reste très crédible dans le rôle d’une jeune fille. C’est étonnant parce qu’à cette époque elle jouait surtout des femmes très dures et pas des oisillons tombés du nid. On retrouvera d’ailleurs cette dureté ponctuellement, notamment quand elle affronte le sombre Stephen lors de la scène du mariage. Sa performance est parmi les meilleures qu’elle a réalisées au long de sa carrière. A ses côtés nous avons John Lund dans le rôle de William, si au début du film il parait fade, justement au fur et à mesure qu’il se rapproche d’Helen, il s’anime et apparait un peu plus viril et déterminé. C’est un bon acteur, avec un contrat chez Paramount qui lui donnait des rôles de façon très discrétionnaire, il essaiera de passer chez Universal, mais sans grand succès.
Stephen a retrouvé la piste d’Helen et veut la faire chanter
Les rôles de support comme on dit chez les anglo-saxons, les seconds rôles chez nous, sont très intéressants. D’abord Lyle Bettger dans le rôle de la crapule Stephen Morley. Comme on le sait depuis longtemps pour réussir un film noir, il fut que le méchant soit à la hauteur. Malgré un physique qui n’était pas mauvais, il restera abonné aux rôles de mauvais qui tort la bouche pour démontrer sa fourberie. On le retrouvera la même année chez Rudolph Maté dans Union Station pour un rôle de crapule. Il fera une longue carrière sans arriver toutefois à la reconnaissance d’un Dan Durya, autre habitué aux rôles de crapules. Jane Cowl qui incarne la mère Harkness est excellente, de même l’actrice qui joue Patricia, la vraie, Phyllis Thaxter. On la retrouvera la même année chez Michael Curtiz aux côtés de John Garfield. Elle est toujours un peu la gardienne du foyer. C’est son côté popote. On lui avait prêté le projet de se marier avec Montgomery Clift. Elle est parfaite dans le rôle de cette femme qui s’efforce de trouver de l’attrait à sa vie de femme mariée. Mais quand elle enlève sa bague pour la faire essayer à Helen, on se demande si au fond elle ne voudrait pas déjà divorcer, vu qu’elle houspille pas mal son jeune époux.
Stephen extorque un chèque de 500 dollars
Sans être dithyrambique, la critique a été généralement positive. C’est le genre de film qu’on découvre et redécouvre, comme si on n’était plus capable de faire des films simples et forts. Film assez méconnu, il mériterait une réédition en Blu ray. C’est à peine si sur le marché on trouve un DVD en anglais, sans sous-titres, et encore en cherchant bien. Robin Davis qui aimait beaucoup le film et le roman noir, en a fait une adaptation en transposant l’histoire en France en 1983, ce qui est plutôt difficile, et puis, en 1996, Richard Benjamin en a fait une comédie aussi laide que ridicule sous le titre de Mrs. Winterbourne, où Helen Ferguson est interprétée sous le nom de Connie Doyle par Ricki Lake. La sanction du public a été très nette, personne ne s’est dérangé pour voir cette catastrophe.
Stephen épouse la fausse Patricia
Helen s’apprête à tuer Stephen
William tente de jeter le cadavre de Stephen sur la voie
La vieille madame Harkness est décédée
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/quentin-tarantino-cinema-speculations-flammarion-2022-a214244597
[2] http://alexandreclement.eklablog.com/midi-gare-centrale-union-station-rudolph-mate-1950-a114844756
[3] http://alexandreclement.eklablog.com/dans-la-souriciere-the-trap-norman-panama-1959-a114844610