1 Juin 2016
La première partie de cette revue pourrait laisser croire que ma pente naturelle me poussait à surconsommer des films très commerciaux, des gros succès, simplement en dévalant la Canebière. Rien n’est plus faux. Et cela pour deux raisons. La première est que mon père m’a emmené très jeune voir des vieux films, des films que lui-même avait aimés au temps de sa jeunesse. Et donc il recherchait les films un peu classiques si je puis dire, les films de répertoire qui vous permettent de reconstruire l’histoire du cinéma au-delà du plaisir immédiat que l’on prend à la vision d’un film. Sans doute est-ce pour cette raison que ni le muet, ni le noir et blanc ne me gênent. La seconde raison est que de mon côté je ne me contentais pas de lire les critiques de film dans le quotidien, et donc que très tôt je me suis procuré des revues cinématographiques.
Evidemment je lisais les hebdomadaires comme Cinémonde ou Ciné-Revue. Soit je les achetais d’occasion chez ma petite bouquiniste, soit je les lisais chez le coiffeur. C’était un peu l’équivalent de Première ou de Studio, des revues axées d’abord sur la promotion. Evidemment pour celui qui veut explorer le cinéma d’une manière ordonnée et systématique, rapidement ce n’est plus suffisant. Ces deux hebdomadaires ne parlaient pratiquement que des films récents ou en train de se tourner. Pour une mise en perspective il fallait se tourner vers autre chose. Mais dans les années soixante, il y avait pléthore de revues plus ou moins intellectuelles et savantes. Il y a avait bien sûr Les cahiers du cinéma. Mais je les évitais autant que faire se peut parce que je n’ai jamais eu trop de goût pour la Nouvelle Vague, et ensuite parce qu’en devenant prochinois, leur théorisation qui frisait la débilité me rebutait. Plus sérieusement il y avait Jeune cinéma. Que je ne lisais pas systématiquement mais que je lisais selon les numéros. C’était une revue un peu prétentieuse qui se piquait d’analyse technique des films. Ma longueur d’onde c’était Positif que je lis toujours, même si c’est devenu une revue pour universitaires un peu prétentieux – quand on a fini une critique on ne sait souvent pas si le film est bon ou mauvais, si le spectateur s’ennuie ou s’instruit ou encore s’il peut y prendre du plaisir. Mais dans les années soixante, Positif défendait des auteurs un peu marginalisé par la critique, comme Jerry Lewis avec de beaux articles de Robert Benayoun, ou même Samuel Fuller. On pouvait y lire aussi des articles de Bertrand Tavernier. L’autre revue qui avait mon agrément, c’était Cinéma titre générique auquel on ajoutait le numéro de l’année. C’était une bonne revue, pas prétentieuse, avec des interviews et des analyses intéressantes. Ils y défendaient un certain cinéma populaire, et ils ont « été les premiers à défendre José Giovanni avec La loi du survivant.
Ces revues avaient le mérite de définir ce qu’il fallait voir. Les grandes références c’étaient Orson Welles et ses plans obliques, Ingmar Bergman ou encore John Huston et Joseph Losey. Fellini aussi, mais pour celui-là j’ai toujours eu moins de goût. On le voit à cette époque on valorisait les réalisateurs qui pôssédaient une vraie grammaire cinématographique. Cependant pour voir ces films ce n’était pas si simple, il fallait s’éloigner de la Canebière. Donc, à partir de la Canebière, on prenait la rue de Rome. Dans celle-ci il n’y avait qu’un seul cinéma, le Rex. Une très belle et immense salle avec deux entrées, dont une sur la rue Saint-Ferréol. C’était sans doute la salle la plus confortable de Marseille. Le Rex passait des premières exclusivités, le plus souvent en tandem avec le Pathé. Mais il avait aussi sa particularité par exemple il avait le quasi-monopole des Jerry Lewis. C’est cependant là que j’ai vu – hélas en version doublée en français – Le dernier nabab d’un Elia Kazan très vieillissant. Et c’est là aussi que j’ai vu le jour de sa sortie La horde sauvage – le film que j’ai sans doute vu le plus de fois en salle – une bonne cinquantaine de fois. Un peu plus haut dans la rue de Rome il y avait l’Ariel, voisin du Rex. Petite salle neuve, mais médiocre, sans intérêt, sans style. Le Rex a tout de même mal fini. Il devint par la Suite un Virgin Mégastore et puis il a fermé. Bien fait pour lui.
Mais laissons là le Rex et son voisin L’Ariel. Avant d’arriver à la grande poste de la rue de Rome, il y a la rue Francis Davso. Cette petite artère un peu chic à l’époque possédait un cinéma, Le Paris. C’était « le » cinéma d’art et essai avec Le Festival qui se trouvait sur le quai du port. Ce cinéma est aujourd’hui disparu, mais il avait fait des petits et trois autres Paris s’étaient ouverts un peu plus loin, rue Pavillon, preuve que dans le début des années soixante-dix il y avait un appel vers le cinéma de qualité comme on dit. En tous les cas c’est au Paris que j’ai d’abord vu les vieux films de Chaplin et de Buster Keaton, et qu’ensuite j’ai pu me familiariser avec Bergman, Persona, Le Septième sceau, L’heure du loup, et autres joyeusetés. L’avantage du Paris est qu’il projetait les films en VOSTFR. C’est là que j’ai vu aussi mes premiers Losey, Pour l’exemple, The servant. La salle était toute petiten l’écran assez médiocre et les fauteuils plutôt resserrés et inconfortables. Mais quand on voulait vraiment voir des bons films cet aspect ne nous arrêtait pas. Je faisais attention plutôt d’y aller l’après-midi pour ne pas me trouver trop confiné. Le mieux c’était encore la séance de 16 heures, là on était vraiment tranquille et on pouvait choisir sa place.
La rue Francis Davso qui porte le nom d’un résistant marseillais fusillé par les barbares allemands, débouche ensuite sur la rue Saint-Ferréol qui est en fait le pendant de la Canebière. Malgré son étroitesse, elle se débrouillait pour contenir de nombreux cinémas. Certes elle était moins attirante cette rue, ne serait-ce que parce que les façades étaient moins larges et donc qu’elles ne se prêtaient pas au jeu des belles affiches repeintes à la main.
En partant de la Canebière, sur la droite, il y avait le Rialto. Salle étroite et médiocre qui fonctionnait en tandem avec Le Capitole. Je m’y suis rendu peu souvent, mais j’y ai vu quelques films qu’on ne projetait pas ailleurs. Par exemple La valse des truands de Paul Bogart, une adaptation de Chandler. Ou Le crime est notre affaire de Gordon Fleming. A quelque spas de là, toujours sur le même trottoir on trouvait un autre cinéma un peu miteux, Le Hollywood. Bien que déployant une distribution de première exclusivité, mais comme le plus souvent il marché en tandem pour la programmation avec Les Variétés, et qu’il était aussi cher, on n’y allait qu’exceptionnellement. C’est-à-dire en soirée, lorsque les queues étaient trop longues.
Juste un peu plus haut, mais sur le trottoir d’en face il y avait la belle salle du Majestic. Equipée du 70 mm, elle était assez spécialisée dans les grosses machines, Le docteur Jivago, ce genre là pour lequel je n’ai aucun goût.
Mais redescendons vers le Vieux Port. Sur le quai du port plus précisément. Juste après la Samaritaine, bien avant la Mairie, il y avait un très bon cinéma. Complétement perdu parmi les restaurants à poisson où aucun Marseillais digne de ce nom ne se risquait. C’était Le Festival. Là on y passait que du premier choix, un peu exotique aussi, en VO. Par exemple L’île nue le magnifique film de Kaneto Shindo que franchement si celui-là tu ne l’as pas vu, tu n’as rien vu, toute ton éducation est à refaire.
Mais c’est là aussi qu’on pouvait commencer à voir les films brésiliens complètement déjantés, du Glauber Rocha, Le dieu noir et le diable blond, ou Antonio das Mortes. Ou encore les films bizarres de Carmelo Bene. Mais ce cinéma faisait aussi du répertoire les grands classiques américains, Hitchcock, William Dieterlé, les Marx Brothers, de l’Humphrey Bogart. A cette époque nous n’avions pas la télévision, c’était des écrans d’ailleurs tellement moches qu’on n’avait pas d’autre choix que d’aller au cinéma. Donc vers la fin des années soixante, ou peut-être en 1970, le patron du Festival du Vieux Port racheta une autre salle aux Cinq Avenues. C’était l’ancien Artistic cinéma. Une salle fort intéressante, assez grande, tout en pente. Essentiellement des reprises ou des secondes exploitations. J’y avais vu lors d’une de mes écoles buissonnières La guerre des boutons par exemple. On le rebaptisa à la hâte Festival des Cinq Avenues. Cela permettait de voir les films dits d’art et essai au Festival du Vieux Port et les films dits de répertoire au Festival des Cinq Avenues. L’entrée était juste en face du Jardin Zoologique. Je ne sais pas si cela a une signification particulière, en tous les cas ont y croisait toute la crème de la contestation marseillaise.
Ça marchait du tonnerre. Mais les deux Festival ont fermé en 1973 je crois, non pas par manque de public, mais parce que leur patron est hélas décédé d’une crise cardiaque. Je ne me souviens plus de son nom, mais je le connaissais un peu. Je veux dire qu’il m’arrivait de lui parlait. J’ai le souvenir d’un bonhomme un peu sévère, pas très grand, avec des lunettes et la silhouette ronde. C’était juste un type qui s’était lancé dans cette activité uniquement par goût, il n’avait aucun bagage particulier, il aimait seulement le cinéma.
Comme on l’a compris les temples marseillais de la cinéphilie étaient excentrés. Il fallait faire de la marche à pied et mériter les films qu’on pouvait voir. En haut du boulevard Notre Dame, c’était ouvert un cinéma, Le Breteuil. Là encore son propriétaire était d’abord un homme de goût, je veux dire qu’il s’était lancé dans cette aventure – qui a durée tout de même plusieurs décennies – parce qu’il avait le goût pour le cinéma. Au départ c’était un cinéma pas très austère. Il faisait du répertoire en privilégiant les vieux films de qualité qui avait eu du succès populaire. On pouvait y voir du Douglas Sirk par exemple, à une époque où ce réalisateur n’était pas très connu. Mais il n’hésitait pas à y passer du Vadim, par exemple Et mourir de plaisir, scénarisé par Roger Vailland d’après Carmilla de Sheridan le Fanu. A cette époque il réactivait des réalisateurs de second plan comme Budd Boetticher par exemple avec La chute d’un caïd. Mais ce cinéma a du se transformer, parce qu’avec l’élévation du niveau de vie, l’amélioration de la qualité des postes de télévision, et l’accroissement du nombre de chaînes, le cinéma de répertoire n’avait plus d’avenir. Survivre en vendant des tickets de cinéma tout en visant la qualité, ce n’est pas très facile, surtout si le cinéma de répertoire s’étiole. Donc Le Breteuil s’est transformé, il s’est redécoupé en salles plus petites et a commencé à passer du tout-venant. Il y a perdu sa personnalité. Il a vivoté un peu de ci de là en se faisant subventionner par la Mairie, mais ce n’est pas une vie, et puis il a fini par fermer.