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Le blog d'Alexandre Clément

De l’adaptation de romans au cinéma, du roman noir au film noir

De l’adaptation de romans au cinéma, du roman noir au film noir 

Henry Krauss incarne Jean Valjean dans la version muette d’Albert Cappellani en 1913 

Le cinéma de fiction est une industrie qui se nourrit d’autres formes artistiques, et cela depuis qu’il a commencé à exister. Adapter un roman à l’écran, c’est lui donner une vie nouvelle tout en lui donnant une interprétation singulière. Prenons l’exemple des Misérables qui est le roman qui a été le plus souvent porté à l’écran, près de quarante fois : la première date de 1906 et est due à la réalisatrice française Alice Guy, la dernière recensée est celle de Tim Hopper en 2012. Il y en a dans toutes les langues, du japonais au turc en passant par l’anglais, l’italien, l’espagnol et le russe. L’adaptation peut se faire en noir et blanc ou en couleur, sur un écran 4 :9 ou sur un écran large, en studio ou dans des décors naturels. Chaque fois la sensibilité change. Claude Lelouch modernisera l’intrigue en la situant dans la première moitié du XXème siècle, d’autres en feront une comédie musicale. Tout cela rompt avec notre imaginaire de lecteur. Le choix des acteurs n’est pas neutre. 

De l’adaptation de romans au cinéma, du roman noir au film noir

Harry Baur est Jean Valjean dans la version de Raymond Bernard 

De grands acteurs ont joué Jean Valjean, en France Harry Baur ou Jean Gabin. Si on s’en tient à la description physique que Victor Hugo donne du bagnard évadé, c’est pourtant Lino Ventura dans la version de Robert Hossein qui en est le plus proche. A travers le perfectionnement des techniques cinématographiques, les adaptations tendent souvent à devenir plus « réalistes ». On tourne plus souvent en décors naturels, et le fait qu’on passe du muet avec Henry Krauss au parlant avec Lino Ventura va permettre de mieux faire ressortir le caractère mutique de Jean Valjean, mais aussi éviter les outrances dans le jeu des acteurs. Tout cela explique pourquoi les chefs-d’œuvre de la littérature sont continuellement ré-exploités. Derrière Les misérables, ce sont encore deux chefs-d’œuvre de la littérature française qui tiennent le record des adaptations, Les trois mousquetaires, dont on vient de ressortir une nouvelle version très controversée, et Le comte de Monte Cristo. Les premières adaptations muettes de ces deux romans remontent aussi à 1909 et 1908. Comme on le comprend il s’agit à chaque fois de faire un succès commercial, mais aussi de se servir des nouvelles techniques de production cinématographiques pour diffuser une œuvre. Mais on peut en faire des variations à l’infini. En 1922, Max Linder donna sa version du roman d’Alexandre Dumas sous le titre parodique de L’étroit mousquetaire. Le Comte de Monte Cristo a fait, comme Les misérables l’objet d’une adaptation modernisée, celle d’André Hunebelle en 1968. 

De l’adaptation de romans au cinéma, du roman noir au film noir

Lino Ventura dans la version de Robert Hossein 

Parmi les autres romans adaptés de nombreuses fois à l’écran, il y a le chef-d’œuvre de Dostoïevski, Crime et châtiment. Cela nous rapproche du film noir, et en quelque sorte l’annonce. Josef Von Sternberg ou encore Pierre Chenal, sans compter les Russes bien sûr, s’y colleront. Mais c’est George Lampin, en 1956, qui en donnera une version moderne pour en faire un vrai film noir. Ce film un peu négligé comportait une distribution prestigieuse, Robert Hossein, Marina Vlady, Jean Gabin, Bernard Blier, mais surtout en dépaysant l’histoire dans le Paris des années cinquante en gommait volontairement le côté misérabiliste et accédait à l’universel. S’il y a un roman important pour le film noir, c’est bien celui-là, il a influencé des auteurs comme Simenon ou Frédéric Dard qui vont donner beaucoup de textes qui seront adaptés à l’écran. Le roman de Dostoïevski a également frappé des auteurs américains comme Faulkner dont l’ouvrage Sanctuaire sera non seulement adapté au cinéma par Tony Richardson, mais qui sera plagié outrageusement par James Hadley Chase et ce sera Pas d’orchidée pour miss Blandish qui sera adapté à l’écran par Robert Aldrich, mais aussi par Frédéric Dard pour le théâtre. 

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Robert Aldrich, The Grissom Gang, 1971 

Tous les spécialistes s’accordent pour dire que le film noir plonge ses origines dans le roman noir. Autrement dit que c’est bien un renouveau littéraire vers une forme populaire, directement accessible aux masses qui va attirer le cinéma et le rénover dans le fond comme dans la forme. Parmi ces auteurs on peut citer Dashiell Hammett, Raymond Chandler, James M. Cain, William Burnett ou encore Don Tracy et William P. McGivern. Dashiell Hammett sera rapidement traduit dans le monde entier, mais aussi adapté à l’écran, avant même que le terme de film noir ne devienne un terme courant. La première raison est que la simplicité apparente du style donne des images qu’il semble facile d’adapter à l’écran. La seconde est que ces ouvrages parlent d’un quotidien dans lequel les populations urbaines se reconnaissent ou reconnaissent leur univers mental comme leur univers matériel. Mais une fois qu’on a reconnu dans un livre un très bon sujet, les difficultés vont commencer. La première est sans doute que chaque lecteur construit en lisant le livre de référence des images, et que celles-ci correspondent difficilement avec celles que produit le cinéma. 

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Roy Del Ruth, The maltese falcon, 1931 

On compte quatre adaptations du Faucon maltais de Dashiell Hammett. La première celle de Roy Del Ruth date de 1931, soit deux ans après la parution de l’ouvrage et la seconde de 1941. L’histoire est la même ou à peu près.  Mais la première est moins bien éclairée, la caméra est moins mobile et surtout les acteurs sont plus raides. Sam Spade est incarné par Ricardo Cortez, dont le vrai nom était Jakob Krantz, un acteur assez célèbre en son temps qui abrègera sa carrière pour faire fortune en bourse. Il joue plutôt sur son côté séducteur, œil de velours, mais main ferme. Dans la seconde adaptation, qu’on considère comme le premier film du cycle classique du film noir, John Huston est à la réalisation, la caméra est très mobile, les angles de prises de vue sont assez inattendus et novateur. La manière d’aérer l’histoire la rend aussi moins théâtrale. Et puis il y a Humphrey Bogart qui, dans la lignée de John Garfield, était en train d’imposer son jeu désabusé et relâché. Mais que ce soit Ricardo Cortez ou Humphrey Bogart, aucun des deux ne ressemble au Sam Spade de Dashiell Hammett que celui-ci décrit, à son image d’ailleurs, comme grand et maigre. Entre les deux versions il y a également un changement d’époque, en dix ans les Etats-Unis se sont modernisés, et devenant plus prospères le rapport des personnages aux objets, les automobiles, les cigarettes et les habits ne sont plus les mêmes.   

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John Huston, The maltese falcon, 1941 

Cependant la mémoire collective a retenu surtout Humphrey Bogart qui est devenu l’incarnation même de Sam Spade. La raison principale est le dynamisme de la mise en scène de John Huston. En vérité entre ces deux versions une autre adaptation avait été tournée en 1936, mais sous le titre de Satan Met the Devil. Le héros ne s’appelait pas Sam Spade, mais Ted Shayne, le film était dirigé par William Dieterle, et Bette Davis interprétait la femme fourbe. Ce film est tombé aux oubliettes. Mais en réalité sur le plan technique c’était un peu l’intermédiaire entre celui de Del Ruth et celui de John Huston. Cependant avoir voulu en faire une adaptation légère était sûrement une mauvaise idée, car si l’œuvre de Dashiell Hammett se voulait cynique et amorale, elle se contentait d’une ironie éloignée de la parodie et du vaudeville. La seule satisfaction, c’est que l’interprète de Ted Shayne était Warren William dont le physique correspondait un peu mieux à l’idéal de Dashiell Hammett. Ceci dit Dashiell Hammett n’aimait pas le cinéma, Hollywood et surtout ce qu’on avait fait de ses œuvres, même si cela lui procurât des revenus importants. 

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Frank Tuttle, The glass key, 1935 

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Stuart Heisler, The glass key, 1942

On a le même phénomène avec The Glass Key, un autre roman de Dashiell Hammett qui sera adapté plusieurs fois, dont l’une, sans le dire, donnera un des meilleurs films des frères Coen, Miller’s Crossing. Les deux premières versions datent respectivement de 1935 et de 1942. La première est signée Frank Tuttle, et la seconde Stuart Heisler. La différence entre les deux versions réside dans la fluidité de la mise en scène. Ed Beaumont est interprété successivement par George Raft et Alan Ladd. Le premier apparait très raide, le second plus décontracté, plus blasé. Mais la différence de traitement cinématographique va être évidente sur le plan de la violence quand Ed Beaumont se fait tabasser par Jeff. Dans la seconde version, la caméra chorégraphie les gestes des acteurs, faisant ainsi mieux ressortir le masochisme d’Ed Beaumont, la violence est plus explicite et plus réaliste aussi. C’est comme si la caméra était moins lourde, qu’elle pouvait se déplacer plus rapidement. On peut dire que c’est le résultat du progrès technique. De même les éclairages sont plus précis et s’adaptent à des images plus contrastées et plus stylisées. 

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Edward Dmytryk, Murder my Sweet, 1944 

Raymond Chandler n’aimait pas les adaptations de ses livres au cinéma. Comme Hammett il disait pis que pendre sur la manière de travailler d’Hollywood qui l’avait embauché sur des scénarios plus ou moins intéressants, bien payé mais tenu en laisse. Il reprochait d’abord le choix des interprètes qui devaient incarner Marlowe, y compris Humphrey Bogart, pourtant un acteur de premier plan, mais trop petit et pas assez lisse. Passons sur le fade George Montgomery qui sera Marlowe dans The Brasher Doublon en 1947. La même année Robert Montgomery se mettait en scène dans le rôle de Marlowe, sans qu’on le voie vraiment : c’était pour Lady in the Lake. Il n’était pas vraiment à l’écran, il n’apparaissait que d’une manière lointaine à travers  un jeu de miroirs, l’idée était de revenir à la subjectivité de la 1ère personne du singulier qui était le mode d’écriture de Raymond Chandler. C’était un procédé innovant qui mettait les personnages dans une sorte d’abîme, de profondeur qui désignait ainsi le flou dans lequel se débattait le détective. En même temps le réalisateur esquivait un peu le débat en faisant oublier la question de l’adéquation du personnage avec l’acteur ! 

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Robert Montgomery, Lady in the Lake, 1947 

Raymond Chandler aurait rêvé de voir Cary Grant dans le rôle, il admirait l’élégance et l’ironie. Pour les films qui ont été réalisés, il trouvait que l’acteur le plus proche de son détective restait Dick Powell dans Murder my Sweet, le film de Dmytryk. Cependant ses lecteurs ne pensaient pas comme lui, massivement ils plébiscitaient Robert Mitchum. Le cinéma en vint finalement à cette idée, mais à ce moment-là Mitchum était devenu trop vieux et les deux films où il incarnât Marlowe se révélèrent décevants, l’un, celui de Dick Richard en 1975, Farewell my lovely, était trop marqué d’une forme de revival difficilement adapté à son budget, et le second, The BIg Sleep, réalisé en 1978 par Michael Winner choquait par sa transposition dans une Angleterre contemporaine. Je suppose qu’il aurait été tout autant hostile à la vision moderniste de Robert Altman en 1973 dans The Long Goodbye qui enlevait toute forme de dignité au personnage, loin de l’image de chevalier moderne que Chandler voulait donner à son héros. 

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Dick Richards, Farewell My Lovely, 1975 

Parmi les problèmes que rencontre l’adaptation d’un roman au cinéma, il y en a au moins deux qui tiennent à la temporalité. La première et la plus banale est quand on prétend moderniser une œuvre. Le fiasco de Robert Altman avec The Long Goodbye tient d’abord au fait qu’il adapte un roman écrit au début des années cinquante, à une époque où les progrès du capitalisme américain sont spectaculaires, avec tout ce qui s’ensuit d’un détective qui ne s’adapte pas au monde moderne dominé par l’argent. Or en situant cette histoire en 1973 le contexte est largement différent, les Etats-Unis sont embourbés au Vietnam, la contestation sociale bat son plein, l’Empire est sur le déclin et glisse de défaite en défaite. Marlowe est alors ramené au même rang que les hippies qu’il côtoie et dont la contestation n’a guère de sens. L’autre problème de temporalité est évidemment la densité de l’histoire, un romancier peut facilement passer de 300 à 400 pages et approfondir la psychologie des personnages, les ambiance et les décors. Pour un réalisateur, il est compliqué de rallonger l’histoire. D’abord parce que cela coûte cher en jours de tournage. Ensuite parce que le rythme de l’histoire est différent à l’écrit et au cinéma. Par exemple pour accélérer le suspense, le cinéma a souvent l’usage d’un montage rapide, en multipliant les angles de prises de vue. A l’inverse, le suspense dans un roman est plutôt le résultat d’une certaine lenteur d’écriture. Il est vrai que d’une certaine manière ce problème est contourné aujourd’hui par la mise en œuvre des séries qui peuvent faire jusqu’à douze épisodes par saison, et sept ou huit saisons. On remarque que les œuvres de fiction cinématographiques ou télévisées sont de plus en plus longues. Dans les années quarante un film tournait autour d’une heure et demi, et encore pour les films de Série A, pour les Séries B, c’était aux alentours d’une heure. Dans les années soixante un film de plus de deux heures, par exemple Ben Hur, Il était une fois dans l’Ouest ou bien La Horde sauvage comprenait un entracte. Aujourd’hui il est monnaie courante qu’un film fasse deux heures et demi, sans entracte. Il y a des raisons économiques, la pellicule coûte moins cher, et il faut garder le spectateur captif pour éviter qu’il aille se vendre à la concurrence ! Il est vrai qu’on ne programme plus des compléments au grand film, il n’y a plus d’actualités, plus de courts métrages. Mais c’est aussi une volonté de précision, de donner plus de détail d’éviter les ellipses.     

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Ossessione, Luchino Visconti, 1943 

Parmi les romans noirs qui ont été portés à l’écran plusieurs fois il y a celui de James M. Cain, Le facteur sonne toujours deux fois. On en compte quatre qui sont connues et bien diffusées et trois autres qui sont à la marge des circuits de distribution, l’une est hongroise, l’autre malaisienne et la troisième allemande. Ce roman noir typique de l’Amérique en crise dans les années trente, n’a pourtant pas été porté à l’écran d’abord par Hollywood qui en avait acheté les droits. Le livre sorti en 1934 avait été un grand succès de librairie et la MGM en avait directement envisagé le tournage. Mais la censure veillait et l’empêchait. La première version est celle du français Pierre Chenal en 1939 avec Michel Simon, Corinne Luchaire et Fernand Gravey, Le dernier tournant. Elle est transposée dans le sud de la France et elle a l’allure d’un film français. Pierre Chenal a fait de belles contributions au film noir, en France comme en Argentine où il s’était exilé, je pense Section des disparus, d’après un roman de David Goodis, tourné en Argentine en 1956, ou à Rafles sur la Ville tourné en France en 1958 d’après un roman d’Auguste Le Breton. La seconde est celle de Luchino Visconti, Les amants diaboliques, tournée en 1943 c’est la même histoire mais Visconti en fait un film noir italien, typiquement italien, sans mentionner d’ailleurs le nom de James M. Cain ! Visconti se débrouille en même temps pour en faire une sorte de manifeste du néo-réalisme italien. Ces deux versions sont superbes. La troisième est américaine, enfin ! Tourné après la guerre en 1946 par Tay Garnett avec le couple John Garfield Lana Turner, elle est aussi excellente, bien qu’on y ait gommé beaucoup d’érotisme, à cause toujours de cette maladie américaine de censurer tout et n’importe quoi. Curieusement cette version qui joue avec la censure est beaucoup plus sulfureuse que les autres, car le crime est directement associé au sexe. 

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Tay Garnett, The Postman Always Rings Twice, 1946 

La quatrième version est due à Bob Rafelson en 1982, avec Jack Nicholson et Jessica Lange. C’est la plus mauvaise des quatre, la plus lourdingue. D’abord parce que c’est du revival. Mais aussi parce que le scénario se veut plus proche du livre, exhibant des scènes de sexe qui se veulent érotiques mais qui arrivent exactement à l’effet inverse. Là il faut s’arrêter cinq minutes et comprendre que justement le cinéma ce n’est pas de la littérature et l’histoire existe aussi bien avec les images qu’on montre qu’avec celles qu’on ne montre pas et qui suggère au spectateur quelque chose. Bien sûr si on s’en tient au pied de la lettre, la version de Rafelson est plus respectueuse du texte, mais à mon sens elle s’en éloigne de l’esprit. En fait l’apparition de Lana Turner face à John Garfield dans son petit short blanc, avec un éclairage diaphane, est plus expressive que Jack Nicholson prenant Jessica lange sur la table recouverte de farine ou lui faisant minette, on se croirait dans un film porno photographié par David Hamilton ! Ce n’est plus le désir de Frank Chambers qui est filmé, mais les cuisses de Jessica Lange. 

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Bob Rafelson, The Postman Always Rings Twice, 1981 

Les adaptations du livre de James M. Cain montrent que le monde entier s’est emparé du film noir et du roman noir. Les réalisateurs français ont beaucoup lu et adapté des romans considérés comme des chefs-d’œuvre du genre. Derrière les adaptations des livres publiés en Série noire, il y avait aussi l’activisme des agents de Gallimard qui plaçaient des ouvrages sur le marché des adaptations, ce qui amenait pas mal de monnaie, mais très souvent les scénarios tirés de chefs-d’œuvre du noir paraissaient sans rapport avec le roman. Godard qui lisait beaucoup de Série noire, a adapté Dolores Hitchens, Pigeon vole, ça a donné Bande à part. Le démon de onze heures de Lionel White a servi d’inspiration pour Pierrot le fou, et bien sûr Alphaville est quelque part un hommage au héros créé par Peter Cheney, Lemmy Caution. Ça a donné du Godard et pas du tout des films noirs. Le seul Godard qui se rapproche du film noir, c’est À bout de souffle, sur une idée de François Truffaut. Ce dernier aimait les grands auteurs du roman noir, David Goodis pour Tirez sur le pianiste en 1960, William Irish pour La mariée était en noir en 1968 et La sirène du Mississipi en 1969, ou encore Charles Williams pour Vivement dimanche en 1983. Il s’est heurté de front à la nécessité de transposer cet univers du noir des années 40 dans la France des années soixante et quatre-vingt. Le résultat est plutôt médiocre, principalement Vivement dimanche qui est très loin de l’univers de Charles Williams et qui ne dût son succès qu’au décès de son réalisateur. 

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Série noire, Alain Corneau, 1979 

Jim Thompson était aussi un écrivain très apprécié des réalisateurs français et c’est justifié. Mais son univers est typiquement américain, et même plus encore « américain du sud ». En 1979 Alain Corneau transpose Des cliques et des cloaques, un roman paru aux Etats-Unis en 1954, dans la banlieue de Paris. La température n’est pas la même, et on ne comprend pas que la fièvre s’empare de Frank Poupard. En outre l’hystérie du personnage principal est sans rapport avec l’univers de Jim Thompson qui traque plutôt les tendances paranoïaques des Américains. On peut peut-être apprécier ce film en tant que film d’Alain Corneau, mais plus difficilement comme une adaptation de Jim Thompson. En 1981 Bertrand Tavernier s’est attaqué à 1275 âmes. L’action est censée se passer dans le Sud profond aux alentours de 1910. Le réalisateur va transposer l’intrigue dans l’Afrique coloniale à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. L’atmosphère n’est pas la même, et surtout le racisme des colonisateurs n’a rien à voir avec celui des blancs du sud des Etats-Unis qui méprisent les descendants des esclaves qui ont été forcés d’aller dans ce pays. Là encore on peut apprécier ce film en tant que création de Bertrand Tavernier, mais en tant qu’illustration de l’univers de Jim Thompson, c’est raté. 

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Coup de Torchon, Bertrand Tavernier, 1981 

Terminons ce rapide tour des rapports naturellement compliqués qu’entretiennent le film et le roman, en présentant quelques avancées techniques si on peut dire sur le plan de la conduite du récit. Les grands auteurs du roman noir ont beaucoup misé sur la subjectivité, autrement dit sur la domination du point de vue de celui qui raconte l’histoire. Cette subjectivité est aussi une incertitude : le narrateur dit-il vrai, ne se laisse-t-il pas abusé par une réalité mouvante ? Le cinéma va en rendre compte de plusieurs façons. D’abord avec la voix off qui, en même temps qu’elle résume une partie de l’intrigue et avance des explications, permet de dévoiler la psychologie du narrateur, c’est l’équivalent du récit à la première personne. Le film noir use aussi énormément du flash back, rompant la linéarité du récit, il introduit la réflexion. La bande son apparaît alors comme un commentaire de l’image, et ce contrepoint indique que ce que disent les images n’est pas forcément la vérité. Ce décalage entre de qui est dit et ce qui est montré est forcément la porte ouverte à la critique du récit : celui-ci est forcément un mensonge, ou une vérité partielle. 

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The Killers, Robert Siodmak, 1946 

La nouvelle The killers d’Ernest Hemingway a été adaptée plusieurs fois, notamment en Russie par Andreï Tarkovski en 1956, elle est très fidèle. On connaît aussi celle de Don Siegel, A bout portant en 1964. En tout il y a une quinzaine d’adaptations, dont une en albanais. La première est de Robert Siodmak, en 1946 est une recréation, avec le couple charismatique Ava Gardner-Burt Lancaster. C’est une recréation, il imagine  ce qui s’est passé avant et qui ne se trouve pas dans la nouvelle. Construit à partir de flash-backs emboîtés, il va se diriger vers la mise en images d’un cauchemar. S’éloignant complètement de l’écriture froide et directe d’Hemingway, il utilise des effets qui ne sont propres qu’au cinéma : les contrastes du noir et blanc, le brouillard diaphane qui enveloppe le récit. Tout ce qui va donner de la poésie à l’ensemble est convoqué, au point de devenir une sorte de grammaire pour le cinéma à venir. Ces possibilités nouvelles orientent le film noir vers une stylisation qui déborde la simple mise en image et qui surprend même ceux qui connaissent l’histoire. Bien entendu un romancier peut sortir de la simple narration et créer des images mentales cauchemardesques, c’était le cas de David Goodis ou de William Irish par exemple, mais ce ne sont pas les mêmes. Le cinéma leur donne une vérité non-documentaire, par exemple à partir des formes géométriques qu’on voit à l’écran. Dans le film que Maxwell Shane tirera en 1956 de la nouvelle Cauchemar de William Irish, il utilise des jeux de miroirs, un peu comme dans The Lady From Shangaï, qui, en décomposant l’image donne une matérialité au cauchemar, cette fragmentation renvoyant à une réalité incertaine difficile à connaître vraiment. 

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Nightmare, Maxwell Shame, 1956 

Ce rapide tour des problèmes liés au passage du roman au film, est à peine une esquisse, j’ai laissé de côté la plupart des aspects de l’économie de l’adaptation. Par exemple il y a l’idée qu’un succès littéraire peut faire un succès au cinéma, ce qui n’est pas toujours évident quand on voit les deux échecs coup sur coup des adaptations de Simenon, le Maigret de Patrice Leconte et Les volets verts de Jean Becker, ou encore qu’en achetant les droits d’un roman on payera moins cher le scénariste, surtout si c’est l’auteur du roman lui-même qui s’y met !

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