3 Octobre 2019
Ce film est donc la deuxième adaptation d’un film de Renoir, La bête humaine, par Lang. Le point de départ est chez Zola, mais en réalité le film de Lang n’a rien à voir dans son principe avec ce roman. Il est aussi très différent du film de Renoir. Le scénario a été tellement tordu dans tous les sens qu’il est vraiment difficile de le situer dans cette filiation Zola-Renoir-Lang. Ce dernier avait dit-on revu le film de Renoir avant de se mettre au travail, il se le serait même fait envoyer par avion depuis Paris. Liquidons pourtant cette idée : Renoir s’inscrit dans la lignée naturaliste de Zola. Lang s’interroge sur l’ambivalence des sentiments : les individus avançant au gré de leurs pulsions entre le bien et le mal. Ce film vient dans la carrière de Lang juste après The big heat qui avait été un grand succès et que le réalisateur considérait comme son film le plus abouti[1]. Il retravaille encore avec Glenn Ford et Gloria Grahame, mais il est en train d’épuiser la veine du film noir, et du reste son film suivant sera un film d’aventures, Moonfleet. Pour autant ce n’est pas un film mineur de Lang, bien au contraire, d’un certain point de vue, il n’avait jamais été aussi loin dans la description de ambiguïté des sentiments humains.
Jeff a ramené un cadeau à Helen
Jeff Warren revient de la guerre de Corée et reprend son emploi à la compagnie de chemin de fer. Il va loger chez son ami Alec, dont la fille est amoureuse de lui. Les retrouvailles avec la famille Simmons sont chaleureuses, mais Jeff ne répond pas aux avances d’Helen. Carl est une mauvaise tête. Il vient de s’engueuler avec son supérieur, et il se fait virer de son travail. Il demande à sa femme, la jeune Vicki, d’intervenir auprès d’un ponte de la compagnie, Owens, afin qu’il reprenne son emploi. Elle a connu en effet Owens par le passé. Vicki dans un premier temps refuse, elle lui dit qu’au fond c’est une bonne occasion de partir et de faire autre chose. Mais Carl insiste tellement qu’elle finit par céder. Ils s’en vont ensemble à la ville. Mais elle se rend seule au rendez-vous d’Owens. Revenant tardivement de ce rendez-vous, Carl la soupçonne de l’avoir trompé. Il la bat et la force à avouer, alors qu’elle a fait tout cela pour sauver l’emploi de son mari. Il lui impose également d’écrire une lettre pour qu’elle fixe un rendez-vous à Owens qui doit prendre le même train de nuit qu’eux. Mais dans ce train Il y a aussi Jeff qui rejoint son dépôt pour aller travailler. Carl s’introduit dans le compartiment d’Owens et le poignarde à mort. Avisant que Jeff est dans le couloir, il envoie Vicki pour l’éloigner, ce qui veut dire le séduire. Ils échangeront un baiser. Lorsque le cadavre d’Owens est découvert, une enquête est lancée. Jeff va témoigner de façon à ce que ni Vicki, ni Carl, ne soient soupçonnés. Il va entamer une liaison avec Vicki qui par ailleurs se refuse à Carl. Ce dernier devient de plus en plus violent et boit plus que de raison. De son côté Helen tente de ramener Jeff à la raison. Apparemment tout le monde connait maintenant sa liaison avec Vicki. Celle-ci cependant ne peut pas quitter Carl car il garde la lettre qu’elle a écrite et qui l’implique dans le meurtre d’Owens. Elle se confie longuement à Jeff sur les vicissitudes de sa vie personnelle. Elle va lui demander de tuer Carl, lui promettant qu’ils partiront ensemble ensuite. Jeff suit Carle et s’apprête à le tuer, mais au dernier moment il renonce. Retournant vers Vicki, il vide sons ace et lui dit qu’elle est une manipulatrice, perverse et menteuse. Il a cependant récupéré la lettre compromettante. Vicki est donc libre, mais Jeff ne veut plus d’elle. Vicki va quitter finalement Carl, elle prend le train que conduit Jeff. Durant le voyage, alors qu’on comprend que Jeff a décidé de se ranger et de se tourner vers Helen, de se montrer raisonnable, Carl qui a de nouveau perdu son emploi pénètre dans le compartiment de Vicki. Il la supplie pour qu’elle reprenne la vie commune, mais elle l’envoie promener et se moque de lui. Carl ne le supportant pas, il l’étrangle, tandis que le train continue son chemin.
Carl veut que Vicki avoue qu’elle l’a trompé
Le film a été très mal accueilli aux Etats-Unis, parce qu’au fond aucun personnage n’entraîne la sympathie. Jeff apparait comme un hypocrite et un sournois, il laisse entrevoir un espoir de rédemption à Vicki, mais finalement l’abandonne pour se ranger vers la tranquille et responsable Helen. Carl est une brute, violent et buveur, il tente d’emprisonner sa femme, tout en restant dépendant d’elle. Vicki est menteuse, tricheuse, manipulatrice. Même si elle a des excuses parce que la vie l’a maltraitée, elle fait le vide autour d’elle. C’est elle le personnage le plus intéressant parce qu’on la sent à la fois forte et fragile, soumise et révoltée. Et donc de cette situation ambigüe, s’explique son caractère ambigu, au-delà de la question du bien et du mal. En même temps elle est celle qui apporte la vérité et qui l’a dit, elle en mourra. Lorsqu’elle doit se séparer de Jeff, elle lui crie tout ce qu’elle a sur le cœur, qu’au fond lui aussi l’a bien utilisée, s’est servi de son corps pour assouvir ses bas instincts. Elle dira aussi à Carl ce que vraiment elle pense de lui, combien elle le méprise. Une fois de plus c’est le vieux thème du trio adultérin qui est mis en avant. Mais s’il y a un lien entre Carl et Jeff par l’intermédiaire de Vicki, c’est pour nous présenter les deux faces de la bête. Ils sont tous les deux dans une volonté d’exploiter et de soumettre Vicki. Carl use de la violence et des coups, Jeff de la persuasion. Mais quand il va se rendre compte que Vicki lui échappe, qu’elle se rebelle, il va l’abandonner, se retourner vers Helen dont la morale et la vie sont plus conformistes. Vicki ne s’embarrasse pas d’une fausse morale pour s’émanciper, s’il faut écarter les cuisses avec Owens, elle le fait, s’il faut tuer Carl, elle poussera Jeff à le faire sans état d’âme. Mais enfin d’une manière ou d’une autre, il reste une lutte entre Carl et Jeff pour la possession de la femme.
Dans le train Jeff croise Vicki qui le séduit
Cependant, si Jeff choisit d’avoir une relation avec Vicki plutôt qu’avec Helen, c’est parce que Vicki n’est pas conformiste et ne vise pas à construire une famille. Elle vit de passion, et on n’a pas lieu de mettre en doute ce qu’elle dit quand elle affirme qu’elle aime Jeff. Au fond si elle ment, c’est parce qu’elle a appris toute petite à se méfier des hommes qui n’en ont qu’après son cul. Elle a conscience de ses faiblesses, et quoi qu’elle en dise, elle a peur de prendre des coups. Ces coups qu’elle montre aussi pour se faire prendre en pitié par Jeff, ce sont aussi ses blessures de guerre dans cette étrange guerre entre les sexes. Elle est seule, mais elle perçoit aussi cette solitude chez Jeff, et elle s’en sert. Jeff est revenu de la guerre de Corée très marqué, même s’il ne laisse rien paraître. Vicki mettra l’accent là-dessus : s’il a tué pendant la guerre, il peut bien tuer aussi par amour pour elle ! C’est une logique imparable, mais cette logique effraie Jeff, et il renoncera de peur de se retrouver trop lié à Vicki. On voit donc que l’opposition entre Jeff et Carl se double d’une autre opposition : d’un côté le modèle familial américain porté aux nues, et de l’autre la passion sexuelle et amoureuse. Jeff s’interrogera là-dessus, notamment lorsqu’il contemple les billets pour aller au bal avec Helen. Il en sent tout le dérisoire, mais ensuite il pliera à cette fantaisie conformiste.
Lors de l’enquête sur le meurtre d’Owens, Jeff dira qu’il ne reconnait personne
Comme on le comprend on ne peut pas se contenter de regarder ce film seulement en disant que tous les personnages sont mauvais et dissimulateurs, ou même qu’ils ont eu le grand tort de s’éloigner du modèle familial traditionnel. En vérité ils sont prédéterminés par leur position sociale, voire par leur sexe : Vicki appartient à un milieu pauvre, sa mère était femme de charge chez Owens. Elle doit subir le pouvoir de celui-ci. Carl est marié à une femme trop jeune pour lui, et bien qu’elle ne dise rien, du moins au début du film, cela le travaille en permanence. Et puis il subit aussi le pouvoir économique de son supérieur qui le contraint à demander à sa femme de lui récupérer son boulot. Jeff a été marqué par la guerre, et quand il en revient, il va habiter chez son copain Alec parce qu’il cherche une famille qui le protégera. Même si les conventions sont respectées vis-à-vis de la censure, l’ambigüité reste. On dit que ce film rencontra beaucoup de difficultés avec les censeurs. Mais on pourrait dire qu’en toute chose malheur est bon, parce qu’en suivant les règles de la morale ordinaire, le récit finit par les miner de l’intérieur. En effet, le faux happy ending rend finalement Jeff encore plus antipathique que s’il avait voulut ouvertement violer les codes de l’idéologie dominante. C’est d’ailleurs une des grandes forces du film noir que de critiquer la morale sous le couvert de la servir.
Helen se désole que Jeff la repousse
Sur le plan cinématographique, la manière de filmer de Lang avait un peu changé. Comme je l’ai signalé, dans ses films noirs précédents, il ne fait guère appel aux décors naturels, préférant le studio qui lui permet un meilleur contrôle des lumières et de la photo. Mais ici il va multiplier au contraire les apports des extérieurs. Le sujet se prête en effet à cela puisqu’il est question de trains, de gare, de dépôt et de rails. Les trains et les gares symbolisent dans le film noir plusieurs choses, d’abord la possibilité d’un ailleurs, cette idée revient souvent dans la bouche de Vicki, elle veut partir et donc sortir de ce réseau de rails qui ne semblent mener nulle part. C’est aussi évidemment un symbole de renouveau. Jeff recommence une nouvelle vie après la guerre en conduisant des trains. Mais nous voyons aussi que le réseau des chemins de fer crée des possibilités de bifurcations inattendues. Des rencontres qui sont autant de possibilités à l’intersection des rails. En outre les machines sont filmées comme des objets lourds et difficiles à dompter : on peut les comprendre comme des métaphores de la femme. Lang insiste d’ailleurs sur la difficulté que les machinistes ont à grimper dans leur habitacle. L’image en contre plongée renforce cette idée. Mais au-delà des symboles, les décors des chemins de fer donnent un aspect prolétarien au film. Les protagonistes sont d’abord des petites gens qui doivent travailler pour gagner leur vie. C’est aussi un univers très masculin, puisque nous sommes dans une situation où les femmes mariées ne travaillent pas. Vicki travaillait à la gare comme marchande de journaux, mais après qu’elle eut épousé Carl, elle est confinée à la maison. Le train est aussi un lieu de rencontre magique : c’est dans les couloirs d’un train qui roule que Jeff croise Vicki et qu’il va la désirer plus que tout. Ces décors sont dans l’ensemble filmés en longues perspectives, horizontalement pour donner une ligne de fuite à l’image, mais aussi aux protagonistes !
Jeff ne reconnait pas Carl qui semble ivre et perdu
La réalisation est sans surprise très maîtrisée, Lang utilise le grand savoir faire de Burnett Guffey, un grand photographe qui a assimilé parfaitement la grammaire du film noir. Il fera la photo la même année de Private Hell 36[2] et c’est également lui qui photographiera Le Bonnie and Clyde d’Arthur Penn. C’est sans doute grâce à lui que Human desire apparait bien plus aéré que les autres films noirs de Lang. Les scènes où s’opposent les hommes – Carl, mais aussi Jeff – à Vicki, sont d’une grande violence, avec un montage serré qui provoque un malaise chez le spectateur. Comme dans The scarlett street Lang utilise l’ellipse pour l’enquête qui se déroule dans le tribunal. Les amants se retrouvent dans des lieux clos, propices aux confidences après l’amour, dans le désordre du lit. La lumière est ici tamisée, les mouvements de la caméra assez peu sensibles pour donner une atmosphère de paix provisoire.
Vicki a pris le train pour fuir Carl
L’interprétation c’est d’abord Gloria Grahame qui efface ses deux partenaires masculins dans le rôle de Vicki. Elle avait déjà travaillé avec Lang sur The big heat, avec le même Glenn Ford, mais elle s’était plutôt mal entendue avec le réalisateur. Actrice extravagante dans sa vie privée, une des bad girls comme Hollywood en a tant connu, elle était difficile à manier. Lang voulait Rita Hayworth. Mais le fait qu’on lui imposa Grahame est finalement un bienfait. Hayworth est plus directe, moins ambigüe, moins fragile aussi. C’est un de ses meilleurs rôles et c’est ce qui fait que l’on peut toujours revoir ce film ne serait-ce que pour elle. Tour à tour apeurée et audacieuse, tremblante et courageuse, elle arrive finalement à nous faire croire contre le scénario lui-même à sa sincérité. Une des figures féminines majeures du film noir, Grahame n’a cependant pas eu la carrière que, selon moi, elle méritait. Elle a une telle facilité de jeu qu’on se laisse prendre. Lang lui reprochait semble-t-il de n’en faire qu’à sa tête et de changer son jeu en fonction des différentes prises, mais c’est peut-être cette spontanéité qui la rend si attachante. Dans le rôle de Jeff, Lang voulait Peter Lorre ! Comme quoi Lang n’était pas toujours très bon juge en matière de distribution. Mais Peter Lorre refusa le rôle – on dit que c’était à cause des mauvais traitements que lui avait infligés le réalisateur sur le tournage de M, et peut être que le studio ne l’aurait pas accepté. On voit assez mal Peter Lorre séduire Gloria Grahame. Glenn Ford est très bon, comme toujours, c’est un acteur qui est souvent méprisé pour son physique un peu trop propret, l’image du bon américain. Mais justement c’est ce qui fait sa force dans ce film. En effet il joue deux personnages, l’un bien comme il faut, l’autre hypocrite et peut-être même mauvais. Tout le long du film il nous laisse croire au bon samaritain, et puis tout d’un coup dans l’ultime confrontation avec Vicki il se révèle pour ce qu’il est, guère compréhensif pour les souffrances de la jeune femme qu’il abandonne lâchement. Mais il sait se faire bien voir de sa famille d’accueil, avec des sourires pleins de guimauves. Le troisième protagoniste majeur, c’est Broderick Crawford dans le rôle de Carl. C’est un excellent acteur, et plus particulièrement dans les films noirs. Il joue bien de son physique cabossé qui justifie le plus souvent sa bestialité. Mais il sait aussi montrer sa fragilité. On lui reprochera sans doute d’en faire un peu trop dans ses scènes d’ivresse quand Jeff et Vicki vont le ramener à la maison. C’est l’homme qui ne sait pas se dominer, ni dans la boisson, ni avec sa femme, et cela lui entraîne des ennuis à n’en plus finir. Edgar Buchanan est Alec, l’ami et le mécano de Jeff. Il a le physique de l’emploi. Kathleen Case incarne la jeune Helen. Il est étonnant qu’elle n’ait pas fait une meilleure carrière à l’écran, qu’elle ait été employée plutôt par la télévision. Elle excellente dans un rôle difficile puisqu’il faut qu’elle joue les oiseaux blessés dans la dignité, ne se faisant finalement plus guère d’illusion sur le comportement de Jeff.
Une scène coupée au montage
C’est un très bon film noir de Fritz Lang qui mérite qu’on y revienne. L’accueil critique fut assez mitigé, et le succès commercial très relatif, sans doute parce que l’ambiguïté des deux personnages principaux ne laisse aucun espoir. Peut-être s’attendait-on à une forme de naturalisme plus claire qui désigne les coupables du point de vue de leur patrimoine génétique, ou du point de vue de la fatalité. Mais justement Lang laisse la porte ouverte sur les responsabilités de ce drame, même si on comprend bien que la Guerre de Corée a produit des dégâts dans les certitudes morales de Jeff.
Lang dirigeant Gloria Grahame et Broderick Crawford