11 Août 2021
Anthony Mann a mis la main à la patte pour ce film puisqu’il est l’auteur de l’histoire, ce n’est donc pas un film qu’il a tourné comme une commande. Il écrivit l’histoire puis la vendit à la RKO pour 5000$ en mettant comme condition qu’il le réalise lui-même, ce qui lui fut accordé. En tant que réalisateur, il franchissait un palier passant de Repiblic à la RKO. C’est encore un film de série B, mais d’un certain point de vue ce film, même s’il n’est pas tout à fait réussi, est plus original que les précédents au moins dans le traitement. Il va être question de violence, et Max Alvarez révélait que le scénario initial était bien plus violent que ce qu’on voit à l’écran, il avance que le shérif qui arrête Steve était un genre de Lou Ford le héros de Jim Thompson, et que Steve lui-même était acoquiné avec les gangsters[1]. En lisant ce qu’il raconte, on comprend comment la censure opérait en amont pour tenter d’éviter des images en décalage avec l’American way of life, par exemple, il ne fallait pas insister sur les meurtres de policiers, on pouvait en parler mais pas les montrer, ou encore il ne fallait pas trop insister sur le tabassage du héros. Mais cet inconvénient devient en quelque sorte un atour, parce qu’il faut compenser ces interdictions en suggérant, en donnant du champ au spectateur afin qu’il imagine ce qu’il n’a pas vu. De même le petit budget alloué au film, oblige le réalisateur à jouer un peu plus avec les ombres pour dissimuler la misère des décors dans lesquels il tourne, mais cela engendre de fait une réflexion du metteur en scène sur le sens des images et sur les éclairages, c’est ce qui donnera de la poésie, mais on va ressentir très fortement la violence de l’histoire. Le film introduit un personnage de prolétaire qui doit travailler durement pour subvenir aux besoins de sa femme et de son enfant qui doit naître. Ici il s’agit d’un camionneur, personnage emblématique du film noir, fondamentalement honnête. Son besoin d’argent va lui faire commettre des imprudences. Ce thème sera de nouveau abordé par Anthony Mann dans Side street, le prolétaire sera cette fois un facteur. Dans les deux cas ces travailleurs qui font de longs horaires, parcourent l’espace et trace des sortes de réseaux, contribuent à engendrer des relations humaines. Notez que c’est vers cette époque que le film noir bascule vers le film de gangsters, ou plutôt que les thèmes du film noir sont redistribués vers la pègre ordinaire.
Reynolds demande à Steve de venir avec son camion et lui propose 50$
Steve Randall, un camionneur, travailleur et honnête, s’apprête à fêter ses quatre mois de mariage avec Anne pour qui il a acheté des fleurs. Celle-ci a concocté un gentil petit repas et lui annonce qu’elle est enceinte. Mais un coup de fil de Reynolds lui demande de faire un extra, bien payé, 50$. Comme le couple n’est pas bien riche, Steve accepte et laisse sa femme à l’attendre. Mais en vérité, il s’agit d’un cambriolage auquel il va être mêlé à son corps défendant. Le casse tourne mal parce que Steve ne veut pas y être mêlé et il prévient la police en allumant ses phares. Une fusillade éclate et un policier est abattu. Steve s’enfuit mais un gangster le menace et il devient l’otage du gang. Or le frère de Radak, le chef du gang, est arrêté par la police. Radak qui pense que c’est la faute de Steve lui impose de se dénoncer comme étant le meurtrier, outre qu’il téléphone la plaque d’immatriculation au commissariat pour le compromettre, il annonce que si Steve ne s’exécute pas, il défigurera sa femme avec un tesson de bouteille. Au moment où il doit se rendre au commissariat, il réussi à s’échapper, et retrouve Anne avec qui il doit fuir. Ils s’éloignent de la ville et tente de rejoindre la ferme de la tante Clara. Au passage ils se font arnaquer par un marchand de voiture d’occasion qui vole leur argent et utilise Steve pour réparer son vieux tacot. Mécontent, Steve vole la voiture qu’il a payée et réparée. Mais celle-ci tombe en panne, Steve tente en vain de refaire partir le véhicule. Ils sont pris en charge par le shérif du coin, un homme en apparence débonnaire. La radio faisant état du vol de la voiture le shérif veut les arrêter, mais un accident opportun les sauve en assommant le shérif. Après avoir déjouer les barrages, ils arrivent finalement chez l’oncle et la tante d’Anne qui ont élevé celle-ci car elle était orpheline. Tout va bien ou à peu près, Steve travaille à la ferme, le ventre d’Anne s’arrondit. Ils se sont mariés religieusement pour faire plaisir à la tante Clara. Mais alors qu’on va bientôt exécuter le jeune frère de Radak, celui-ci lance sur la piste de Steve un rusé détective, Pete. Celui-ci va les retrouver et par contre-coup Radak va venir les poursuivre jusque dans la campagne. Entre temps Steve est allé se dénoncer à la police, expliquant comment il a été entraîné dans cette affaire scabreuse. Mais le lieutenant Ferrari qui a écouté son histoire le laisse libre. L’arrivée de Radak et Reynolds oblige une nouvelle fois Steve à fuir. Anne va accoucher d’une petite fille, et le couple tente de refaire sa vie en travaillant. Steve se remet à la conduite des camions et aux longs horaires. Le gang retrouve une fois de plus sa piste. Se sachant poursuivi, Steve envoie Anne en Californie sur le prétexte qu’elle verse un acompte pour acheter une station-service. Dès lors il va pouvoir affronter Radak qui s’introduit chez lui pour le tuer au moment même où son frère sera exécuté. Mais Steve arrive encore à se défaire des gangsters, et dans un règlement de compte final il abattra Radak avec l’arme du lieutenant Ferrari qui n’a pas lâché la piste.
Radak exige de Steve qu’il se dénonce à la police
Les invraisemblances dans ce scénario sont légion, notamment ce final qui voit Radak attendre un long moment pour régler son compte à Steve, ou encore la passivité de Ferrari, mais peu importe. Cette histoire de couple en fuite va mettre en scène une rhétorique singulière qui va bien au-delà de la paranoïa engendrée par cette poursuite haletante. Le couple fuit aussi bien les gangsters que la police, c’est un thème connut au moins depuis The 39 steps d’Hitchcock en 1935. Ici, comme dans You only live once de Fritz Lang qui date de 1937[2], l’isolement du couple vis-à-vis d’un monde hostile est renforcé par le fait que la femme est enceinte et va avoir un enfant. L’histoire d’ailleurs emprunte beaucoup au film de Lang, notamment cette opposition entre la ville et la campagne, opposition qui est presque de tradition dans le film noir, surtout vers la fin des années quarante. Ici la campagne est vue comme une sorte de paradis perdu, le lieu qui a été abandonné dans sa simplicité quasi biblique pour les lumières de la ville et la consommation de produits frelatés. Lorsque les truands retrouvent la piste de Steve, ils sont comme des envahisseurs dans un lieu où du reste ils ne sont pas très à l’aise eux-mêmes. Malgré toutes les difficultés qu’il rencontre, Steve est honnête. La preuve ? Il va travailler avec les paysans, produisant quelque chose de ses mains, de même nous le voyons faire des heures supplémentaires avec son camion pour donner un peu de confort à sa petite famille. Le marchand de voitures d’occasion qui arnaque Steve, derrière ses manières d’honnête commerçant, n’est pas un travailleur, c’est une pièce rapportée dans cette campagne paisible, il tente de profiter des faiblesses de Steve pour le dépouiller, il est l’image de la fourberie. L’honnêteté se situe toujours au-delà des apparences. De même si pendant un moment on ne comprend pas Ferrari qui semble vouloir piéger Steve, la vérité sera révélée à la fin. Cependant si le film semble vanter les mérites de la famille comme refuge et comme symbole de la renaissance, il contient en creux une critique de ce modèle. En effet si Steve est vulnérable, c’est principalement parce qu’il est attaché à sa famille et qu’il est encombré d’un nouveau-né. Cet idéal familial auquel il doit se conformer demande des sacrifices importants. De même on verra le jeune couple être quasiment obligé de se marier religieusement pour faire plaisir à sa famille d’adoption. Même ce qui pourrait apparaître comme positif est marqué d’ambiguïté. Par exemple Steve sous prétexte de gagner cinquante dollars se débrouille finalement pour fuir la petite fête organisée par sa femme. On le sent d’ailleurs tout émoustillé par cette aventure d’une nuit. Il connaît Reynolds, et même si rien ne l’indique, le spectateur suppose qu’il sait que celui-ci fait partie d’un gang.
Radak secoue le détective pour avoir des informations
On peut continuer longtemps l’analyse des formes volontairement ambiguës contenues dans ce film. Par exemple le cruel et violent Radak manifeste tout de même de la tendresse pour son jeune frère qu’il tente de protéger bien maladroitement. D’abord il cherche à le dissuader de participer au casse, puis, quand il va être arrêté, Radak va remuer ciel et terre pour trouver une solution, et sa rage se tourne alors contre Steve. Le film est marqué par une grande violence, même si celle-ci n’est pas toujours montrée. En ce sens c’est le premier film personnel d’Anthony Mann. Si cette violence est attendue chez les truands dont le métier est d’en vivre, elle va être plus surprenante chez Steve. Celui-ci va se laisser aller à cet instinct de mort et poursuivre Radak pour le détruire, on sent qu’il y prend plaisir. Anthony Mann décrit de manière complaisante cette violence, il s’étend sur le tabassage en règle de Steve par l’équipe de gangsters, il montre en gros plan le tesson de bouteille avec lequel Radak promet de défigurer sa femme si Steve ne suit pas ses directives. Il y a aussi une violence contenue entre Steve et le marchand de voitures d’occasion et entre Steve et le shérif faussement débonnaire.
Le lieutenant Ferrari n’a pas l’air convaincu par l’histoire de Steve
Cette réflexion sur la violence va curieusement amener une réflexion sur la peine de mort. C’est sans doute là quelque chose de surprenant et qui va rapprocher encore un peu plus ce film de celui de Fritz Lang, You only live once, bien que la mise en scène d’Anthony Mann soit beaucoup moins militante. Radak condamne à mort Steve au prétexte qu’il est indirectement responsable de l’exécution de son frère. Il va lui offrir une cigarette, un dernier repas. Cette manière de présenter les choses fait apparaître par contraste le passage du jeune frère sur la chaise électrique tout autant arbitraire et injuste que la condamnation à mort de Steve. Dans les deux cas les règles qui régissent la société des honnêtes gens et celles qui régissent le milieu sont de même nature.
Anne et Steve se marie religieusement
Il y a une évolution évidente entre The great Flamarion et Desperate dans la mise en scène. L’apport de la photo de George E. Diskant y est pour beaucoup. Ayant travaillé surtout en série B, Diskant est assez peu considéré par rapport à John Alton par exemple ou d’autres comme James Wong Howe. Mais il avait une singularité évidente. Le film a été tourné en un peu plus de trois semaines. Et pour masquer cette nécessité, on va multiplier les jeux sur le noir et blanc, jouer sur les ombres. Si la plus grande partie est tournée en studio, il y a quelques plans inattendus de la campagne et de la petite ville de province. Dans ce film Anthony Mann va donc user de très nombreux gros plans, notamment des visages des truands, comme s’il voulait scruter leurs intentions. C’est toujours très délicat car cela peut faire penser à de la télévision – alors balbutiante. Mais ici le montage serré justifie cet usage, en leur donnant l’image de la peur. Par exemple la scène où Radak secoue Peter le détective pour le faire parler. Il y a tout de même des scènes remarquables par leur ampleur. D’abord la fête qui accompagne le mariage religieux de Steve et Anne. On pénètre dans la salle de bal à la suite de trois hommes enchapeautés et costumés qu’on pense être d’abord les truands qui cherchent Steve. Le travelling avant qui les suit donne brièvement cette angoisse de la peur.
Radak a retrouvé la piste de Steve
Et puis bien sûr il y a la scène finale du règlement de compte entre Steve et Radak dans les escaliers de l’immeuble. Cette scène qui dure deux minutes et demi est un tour de force. Il y a pas moins de treize angles de prise de vue, on passe du point de vue de Radak, en plongée, à celui de Steve en contreplongée. Mais on s’approche aussi des deux hommes pour saisir leur angoisse. Rien que pour cette scène, il faut voir le film. On peut cependant regretter la brièveté de la scène du cambriolage. Mais elle a sans doute été écourtée au montage parce que le film destiné à une double programmation ne devait pas dépasser une heure et quart. De même il semble que des scènes de ville, quand Steve accompagne Anne à la gare des bus, ou quand il conduit son camion pour faire son travail, ont été coupées. Le plan de la fuite de Steve et Anne à pied, dans les collines est aussi très poétique.
Anne et Steve doivent fuir une nouvelle fois
L’interprétation est sans doute le point faible du film. Steve Brodie, un des ivrognes les plus célèbres d’Hollywood à cette époque, manque de charisme dans le rôle de ce héros du quotidien plongé dans les affres d’une lutte sans merci avec des truands expérimentés. Pour faire plus prolétaire on l’a affublé d’un chapeau un peu idiot, posé n’importe comment sur sa tête. Il n’est pas très bon. La distribution est relevée par Audrey Long dans le rôle de Anne. Certes elle a un rôle traditionnel de femme au foyer bien obéissante qui ne se pose pas trop de question sur ce qui se passe autour d’elle, mais elle est lumineuse et très vivante dans sa passivité apparente. Et puis il y a Raymond Burr, à cette époque il trimballait sa silhouette massive dans tous les films de série B qu’il pouvait tourner – au fur et à mesure qu’il tournera des films de crapules violentes et cruelles, il s’étoffera encore plus. Il est Walt Radak le vindicatif chef de gang. Il est excellent comme toujours et avec facilité ! On remarquera Jason Robards sr dans le rôle de l’inspecteur Ferrari qui passe son temps à se limer les ongles ! Il est très bien. Enfin il y a l’excellentissime Ilka Grüning dans le rôle de la tante Clara. Elle a du punch si on peut dire et pleure toujours au bon moment mais sans trop en faire.
Anne part en Californie avec l’enfant
Comme je le disais dans l’introduction le film n’est pas tout à fait réussi, sans doute cela vient-il des déséquilibres entre l’illustration de la vie quotidienne de la famille de Steve et la poursuite proprement dite. Cela peut d’ailleurs venir des coupes qui ont été faites pour respecter la durée imposée. Il y a peut-être aussi une maladresse dans l’opposition entre ville et campagne qui rompt l’unité de ton sur le plan visuel. Mais le film se voit et se revoit sans problème avec de belles idées. On aimerait avoir une version Blu ray ne serait-ce que pour mieux apprécier la photo de Diskant. Mais c’est un film RKO et il y a peu de chance que cela arrive à court terme.
Dans les escaliers de l’immeuble, Steve poursuit Radak