18 Août 2019
J’ai souvent souligné ici l’intérêt qu’on peut porter à Lewis Allen. Par exemple le très original Suddenly, tourné en 1954[1], ou encore Illegal, réalisé en 1955 avec un superbe Edward G. Robinson[2]. Il s’était fait remarquer en 1947 en tournant un des premiers films noirs en couleurs, c’était Desert fury avec Burt Lancaster et Lizbeth Scott. Si les histoires qu’il met en scène ne sont pas toujours très complexes, ses films pourtant explique assez bien pourquoi on s’attarde sur le film noir en général : c’est à cause du style ! Bien sûr le style tout seul n’aurait aucun intérêt, mais cette adéquation entre le style et le projet défendu est ce qui justement fascine, et c’est ce qui, à mon sens, se perd de plus en plus. On trouve aujourd’hui des films bien léchés, bien photographies, parfois même avec des histoires intéressantes, mais le manque de style fait souvent qu’on les oublie rapidement après les avoir visionnés. Lewis Allen, à l’inverse du cinéma moderne, montre qu’on peut prendre une histoire relativement modeste, et en faire cependant une œuvre fort intéressante, sans utiliser pour cela de grands moyens.
Goddard a retrouvé son témoin
Un homme est étranglé dans son lit, puis abandonné dans une ruelle sombre. Mais une bonne sœur est témoin de ce crime. Elle alerte la police, mais celle-ci a d’autres chats à fouetter. Cependant, comme c’est un agent des Postes qui a été assassiné, ce sont justement les postes qui vont enquêter sur ce meurtre. En effet comme la poste transporte des millions d’objets, et aussi des valeurs importantes, elle possède son propre service d’investigation. L’enquête est confiée à Al Goddard, un policier dur et cynique, peu sympathique et peu aimé, mais efficace. Sa première tâche va être de retrouver la sœur. Il va apprendre qu’elle se nomme sœur Augustine, et elle va l’aider à identifier un certain Soderquist. Dans son enquête, il va comprendre qu’il s’agit d’une bande qui s’apprête à commettre un hold-up. L’idée est d’attaquer un transfert de fonds qui doit utiliser un changement de train. Pour mieux coffre toute la bande. Les hommes de Boettiger vont essayer de mettre la main sur Goddard, et c’est ce qu’ils arrivent à faire après une brève bagarre. Goddard leur demande alors 25 000 $, arguant qu’il est courant du hold-up qu’ils préparent. Mais Boettiger n’a pas cet argent, par contre il propose une part sur un million de $, s’il les aide. C’est ce qu’il s’engage à faire. Goddard va infiltrer, avec l’assentiment de ses supérieurs, le gang de Boettiger qui donne par ailleurs l’apparence d’un commerçant honnête. Mais Regas, l’homme de main de Boettiger se méfie de Goddard. Et de son côté il recherche la nonne qui pourrait très bien le reconnaitre pour l’assassinat dont elle a été témoin. Goddard a prévenu ses supérieurs et il met en place un piège pour faire échouer le hold-up. Mais Dodie, la maitresse de Boettiger a tout entendu. Pourtant elle ne le dénoncera pas à ses complices, et préférera prendre la fuite en abandonnant tout le monde de peur d’être accusée de complicité dans le hold-up. Regas va de son côté capturer sœur Augustine. Goddard va être à deux doigts de se faire prendre, notamment parce que sœur Augustine dévoile qu’elle le connait. Le hold-up va avoir lieu, mais les policiers interviennent et cernent la gare. Boettiger et ses hommes ne pourront pas s’en sortir.
Goddard cherche
Le ton du film se veut documentaire et la publicité lors de sa sortie était basée sur le fait qu’il était inspiré d’une histoire vraie. L’histoire est originale en ce sens qu’elle ne met pas en scène des vrais policiers, mais une sorte de brigade des postes chargée de surveiller l’intégrité du service public. Il est en effet spécifié que la Poste est un bien public qui appartient à tous les Américains, une sorte de lien qui fonde la nation, et donc que ce ne sont pas le profit et des intérêts privés qui déterminent sa trajectoire. Le deuxième élément intéressant est qu’une partie de l’enquête est menée conjointement par Goddard et sœur Augustine, presque la main dans la main. Cette alliance inattendue permet de montrer la complémentarité entre la spiritualité de la femme d’église et le pragmatique du policier. Le scénario est assez malin pour éviter les poncifs : en effet, si Dodie aime bien flirter avec Goddard, il ne se passera rien entre eux. Parmi les thèmes que le film brasse, il y a celui du fonctionnement de la bande. Le chef, Boettiger, apparaît comme un homme prudent et réfléchi. Mais son second, Regas, est impulsif et jaloux de la place que peut prendre Goddard auprès de son chef. Il va donc y avoir un affrontement entre Regas et Goddard, notamment pendant le déroulement d’une partie de jeu de paume, qui donne un côté particulier au film. Evidemment dans cette lutte sans merci, tout le monde ment. Boettiger, qui n’a nullement l’intention de partager avec Goddard, mais Goddard également qui se fait passer pour un flic corrompu. Le caractère de Goddard sera du reste transformé, et au contact de sœur Augustine, il va s’humaniser.
Goddard est poursuivi par les hommes de Boettiger
Dans la réalisation il faut d’abord remarquer l’excellente photographie de John Seitz. C’est ce même John Seitz qui avait photographié Double indemnity de Billy Wilder, puis Sunset Boulevard. Mais c’était aussi le photographe des films d’Alan Ladd, notamment sur This gin for hire. On reconnaîtra d’ailleurs cette particularité à filmer les gares et les trains pour leur donner un air particulièrement inquiétant. Il maitrise parfaitement les codes du film noir, ces éclairages en clair-obscur, l’importance des escaliers, ou encore les réunions d’hommes en train de comploter sous une lampe électrique. Une grande partie du film utilise des décors naturels, à Gary, dans l’Indiana, avec ce côté particulier des petites villes américaines besogneuses, c’est ce qui donne un aspect très intéressant, cette capacité à utiliser les arcades du couvent, ou les multiples cachettes que peuvent recéler des gares et des installations ferroviaires complexes. Le film traversera des quartiers sales et sordides, assez indéterminés, sortant ainsi du côté souvent lisse qu’on trouve dans les décors du film noir. Le film est tourné la même année qu’Asphalt jungle. Et de nombreuses similitudes apparaissent, notamment la préparation du hold-up à partir d’un plan des lieux. Les scènes d’action sont très bien menées, avec une violence réaliste qui est assez innovante dans cette période. Par exemple quand les hommes de Boettiger essaient de coincer Goddard dans les couloirs de la gare et que ce dernier balance son adversaire dans les escaliers. La scène finale de la poursuite entre Goddard et Boettiger inspirera un peu plus tard Odds against tomorrow[3]. C’est donc un film important du point de vue de sa réalisation.
Goddard doit faire face
L’interprétation est centrée sur Alan Ladd, une très grosse vedette dans les années cinquante. Il compense sa petite taille par une froideur dans ses gestes et dans ses regards qui donnent du poids à sa détermination. Contrairement au personnage de Raven, il n’a absolument pas ce côté rêveur et mélancolique qu’il pouvait avoir dans This gun for hire. Il est parfait, capable d’ailleurs de changer de registre au fur et à mesure qu’il s’humanise. Sœur Augustine est interprétée par Phillys Calvert. Ce personnage apparaît un peu artificiel cependant, et le cabotinage de l’actrice anglaise n’arrange rien. Paul Stewart est Boettiger, il est comme toujours excellent de détachement et de ruse. A leur côté on va retrouver toute une kyrielle d’acteurs spécialisés dans le film noir. A commencer par la très bonne Jan Sterling dans le petit rôle de Dodie. C’est une actrice qui, selon moi, n’a pas eu la carrière qu’elle méritait. Sans doute barrée par une autre blonde un peu plus glamour, Marilyn Monroe. Elle tournera dans la foulée Ace in the hole de Billy Wilder, film dans lequel elle est époustouflante dans un rôle plus consistant. Citons encore le remarquable Jack Webb dans le rôle de Regas, ou Harry Morgan dans celui de Soderquist.
Goddard va participer au hold-up de la poste
Si ce film n’est pas un chef d’œuvre, ni même le meilleur de Lewis Allen, il est tout à fait solide et suffisamment dynamique pour retenir l’intérêt du spectateur pendant une heure et demi. Il est tout à fait percutant dans les dialogues qui insistent sur le côté individualiste, presqu’asocial de Goddard. Il se comporte comme s’il était en marge de la loi. C’est aussi pour cela que ses collègues ne l’aiment pas. On appréciera donc son cynisme débordant. Malgré les difficultés de tournage, Lewis Allen n’était pas prévu au début comme réalisateur, le film a reçu de très bonnes critiques et le public a suivi, il a été dans les meilleures recettes pour l’année 1951 aux Etats-Unis. Curieusement alors qu’il a été tourné en 1949, il ne sortira qu’en 1950 en Grande-Bretagne, et en 1951 aux Etats-Unis. Au départ, en 1948, le film devait s’appeler Postal inspector. L’ensemble confirme qu’Alan Ladd est non seulement un des piliers du film noir, mais qu’en outre il n’est jamais meilleur que dans ce registre.
Dodie aime flirter avec Goddard
Boettiger va vendre chèrement sa peau
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/je-dois-tuer-suddenly-lewis-allen-1954-a130390138
[2] http://alexandreclement.eklablog.com/le-temoin-a-abattre-illegal-lewis-allen-1955-a119627864
[3] http://alexandreclement.eklablog.com/odds-against-tommorow-le-coup-de-l-escalier-robert-wise-1959-a114844916