25 Mai 2023
Michael Curtiz était un cinéaste éclectique, films noirs, biopics, film musical, western, il a brillé dans tous les genres, mais aussi c’était un bourreau de travail. Il travaillait entre 15 et 17 heures par jour, sautant souvent la pause du déjeuner qui, disait-il, nuisait à sa concentration. Cette frénésie le rendait souvent tyrannique, mais il obtenait de bons résultats, aussi bien sur le plan artistique que sur le plan commercial. Il fut un pilier de la Warner Bros. Dans une très longue carrière de cinquante années, il réalisera 178 films ! Il tournera pratiquement jusqu’à sa mort en 1962 et presque la moitié de sa filmographie, celle qui a été réalisée au Danemark, en Autriche et en Allemagne sous son véritable patronyme Mihály Kertész, est inaccessible aujourd’hui. Il serait pourtant intéressant de la mieux connaître, ne serait que pour comprendre les origines de son style si particulier. Car si Michael Curtiz est moins apprécié comme un grand réalisateur que d’autres, c’est avant tout à cause de son éclectisme. The Scarlet Hour présente plusieurs particularités. D’abord il est considéré comme un des derniers films noirs du cycle classique, si on avance cette idée, c’est parce que cette histoire résonne comme un écho ave celle de Bouble indemnity de Billy Wilder[1]. Ensuite, le scénario a été écrit avec Frank Tashlin. Celui-ci est surtout connu pour les excellents films qu’il a réalisés avec Jerry Lewis. Et puis également pour d’autres comédies ou se mêle, sous les apparences d’une célébration du modèle américain, la dérision et l’absurde. Scarlet Hour est donc très atypique dans la carrière de Tashlin, sans doute un peu moins pour Michael Curtiz. Car s’il y a une unité dans la carrière de Michael Curtiz, quoi qu’on en dise, c’est bien cette manière caustique de présenter les valeurs de son pays d’adoption.
Marshall et Pauline surprennent trois individus qui préparent un cambriolage
Pauline Nevis trompe son vieux mari, le riche entrepreneur de l’immobilier, avec son employé, E.V. Marshall. Un soir d’escapade dans un jardin public, ils surprennent une étrange conversation entre une sorte de commanditaire et deux aigrefins qui se proposent de commettre un vol de bijoux dans une riche demeure, à une date déterminée, pour une valeur de 350 000 dollars. Mais Pauline lorsqu’elle rentre chez elle est battue par son mari qui la soupçonne de le tromper. Elle projette de cambrioler elle-même la maison avec son amant. Celui-ci rechigne, mais comme elle menace de rompre avec lui, il s’exécute. Cependant le vieux Nevis par inadvertance va comprendre que Pauline le trompe avec Marshall en qui il avait confiance. Il décide donc de surveiller sa femme. Et le jour du cambriolage, Marshall va dépouiller les deux voleurs de leur butin. Tout semble bien se passer lorsque le promoteur immobilier passe à l’action. Alors que Marshall n’est pas encore revenu de son action, le vieux Nevis menace sa femme, une bagarre s’ensuit, et un coup de feu part, Nevis est tué. Marshall conseille à Pauline de prévenir la police disant qu’il s’agit là d’un cas de légitime défense. Mais elle refuse par peur d’aller en prison, et puis, elle s’est construit un alibi avec son amie Phillys. Cependant la police enquête car elle trouve anormal que Nevis ait été tué par sa propre arme, et qu’en outre il se soit trouvé dans un lieu inhabituel pour lui.
Pauline explique à Marshall qu’elle ne veut pas être pauvre
Les tensions commencent à se faire sentir entre Pauline et Marshall, d’autant que celui-ci commence à entretenir une relation avec Kathy la secrétaire de Nevis. Pauline est jalouse et se met à boire, d’autant qu’elle surprend Marshall qui se rend chez Kathy chez qui il s’attarde. Peu après, alors que la police continue à enquêter sur Nevis, le docteur Lynbury se présente chez Pauline pour lui réclamer la valise de bijoux dérobée. Il avoue que les bijoux sont faux et qu’il a monté cette combine pour toucher l’argent de l’assurance, et donc que les bijoux ne doivent réapparaitre en aucune façon. Entre temps la police commence à soupçonner une liaison entre Kathy et Marshall. Mais la secrétaire va mentir pour le couvrir, car en réalité elle est au courant de tout ce qu’à fait Marshall, elle a entendu la confession que Nevis avait enregistrée. Elle est amoureuse en réalité de lui depuis qu’elle le connaît ! Lynbury après avoir éloigné les deux truands qu’il avait engagé, va venir chez Marshall pour prendre les bijoux. Il le menace d’un révolver, et s’en va avec la valise, mais la police l’arrête à la sortie de l’immeuble. Marshall, encouragé par Kathy, décide alors de tout avouer à la police. Celle-ci va se faire à son tour arrêter, et au moment où elle monte pour se changer avant de partir en prison, elle voit arriver Marshall, elle est contente parce qu’elle croit qu’il est venu pour elle, mais elle le voit se jeter dans les bras de Kathy et comprend qu’elle a tout perdu.
Nevins surprend Pauline dans le reflet sur la vitre de sa voiture
On reconnaît à ce rapide résumé les fondamentaux du film noir, la femme manipulatrice, l’homme lâche et indéterminé, la jalousie et la cupidité. Un œil un peu expérimenté, s’il fait évidemment le lien avec Double Indemnity, comprendra que c’est aussi dans ce film que les frères Coen ont trouvé le point de départ de leur film Fargo : ce petit bourgeois qui monte un coup faramineux contre sa propre épouse à l’aide de deux médiocres criminels, un gros et grand et un maigre. Si cela situe l’importance de ce film du point de vue de l’histoire du film noir, ce n’est pourtant pas l’essentiel. C’est en vérité un film sur le désenchantement dans les sociétés modernes. La morale de cette fable est contenue toute entière dans la dernière image du film qui voit Pauline pleurer doucement quand elle regarde Kathy et Marshall se jeter dans les bras l’un de l’autre. c’est plus encore cela qui la désole que d’aller passer un temps en prison. C’est tout à fait propre à Michael Curtiz de mettre en scène le malheur des femmes qui font de mauvais choix et la pusillanimité des hommes. Car Marshall est lâche, indéterminé. Les femmes ont le pouvoir, et il passe avec facilité d’une maîtresse à une autre, abandonnant l’une à son mauvais sort. Certes Pauline est manipulatrice et jalouse. Mais n’est-elle pas amoureuse de ce grand benêt de Marshall ?
La police constate la mort de Nevins
La jalousie devient le complèment de la cupidité. Mais ces deux composantes de la nature criminelle sont dans cette histoire des remèdes à l’ennui. Les principaux acteurs ce drame sont des femmes, les hommes sont seulement des marionnettes qu’on active, essentiellement parce qu’ils sont intrinsèquement faibles, et non pas parce que les femmes sont fondamentalement mauvaises. On trouve trois portraits de mâles, le premier est le lâche Marshall, opportuniste et velléitaire, il fait toujours ce qu’on lui demande. Ensuite il y ale colérique Nevins, qui refuse de se voir vieillir quand il comprend que l’argent qu’il amassé ne peut plus lui servir pour conserver Pauline. Il est potentiellement criminel, d’ailleurs quand il prend sa femme en filature, il va prendre la précaution de s’armer, si des fois l’opportunité de la tuer advenait. Et puis il y a en encore un autre qui se croit très malin, c’est le docteur Lynbury qui croit, malheureusement pour lui à sa propre intelligence et qui finit par tout perdre. Ce n’est pas tant qu’il soit cupide, mais il se retrouve devant la nécessité de trouver de l’argent. Il méprise aussi bien sa femme qu’il pense idiote, que ses complices qu’il croit moins intelligents que lui. Face à cette sarabande de caractères assez vagues, il y a cependant les policiers. Ensemble ils forment une machine qui va démontrer que ceux qui se croient intelligents finalement ne le sont guère ! C’est leur fonction.
Les policiers Allen et Jennings viennent interroger Marshall
Ce qui mène fatalement ces individus à leur perte, c’est moins une fatalité abstraite que leur inscription dans une matérialité immédiate. Pauline qui est le détonateur, a peur de deux choses, de la pauvreté, et ensuite de la prison. Elle vient d’un milieu pauvre, et si elle a rejoint par opportunisme la classe des riches désœuvrés, elle n’échappe pas à la logique de sa classe d’origine. Pour avoir voulu l’abandonner, elle sera punie. Tout se passe comme si la police était là, au-delà de la poursuite des criminels, pour rappeler les transgresseurs à l’ordre immuable d’une société de classes. Comme on le comprend, le film n’est pas centré sur un personnage en particulier, fusse-t-il faible et pusillanime. Il est structuré autour d’une comédie humaine qui débouche sur le drame. C’est globalement la société qui est en cause car elle mystifie les valeurs humaines et pervertit les sentiments. Pour mieux le comprendre, les personnages apparaissent liés aux objets qui les dominent. Ce sont ces belles voitures qui ne mènent nulle part et qui en réalité sont des dangers en elles-mêmes. La preuve ? Nevins suit sa femme en voiture. C’est d’ailleurs la voiture de Nevins qui trahit Pauline quand son reflet apparaît sur la vitre et que Nevins la voie. Mais il y a encore le luxe de la maison de Nevins. Cette piscine triste, et aussi cette immensité vide et cloisonnée. Pauline s’enferme dans sa chambre, Nevins est à la fois son geôlier, et son prisonnier puisqu’il ne peut accéder à sa femme. Les portes le lui interdisent.
Marshall et Pauline se rencontrent chez un disquaire
On a déjà souligné à quel point Michael Curtiz filmait la verticalité. C’est encore vrai ici, mais cette verticalité apparaît encore plus écrasante et plus vide que dans ses précédents films noirs. Il utilise d’ailleurs pour une fois des décors extérieurs abondants, ce qui lui permet de souligner encore plus selon moi la fausseté de la modernité et l’aliénation aux biens matériels. Je l’a dit un peu plus haut la référence à Double Indemnity est évidente dans le scénario, mais elle est renforcée très précisément par cette rencontre gênante entre Marshall et Pauline dans le magasin de disques. Comme dans le film de Billy Wilder, la rencontre dans le supermarché montre cette modernité anonyme qui s’empare du commerce, mais ici on passe au commerce du disque pour deux raisons : d’abord parce que l’époque a changé et donc le moderne c’est maintenant la musique enregistrée ; ensuite parce que Curtiz plusieurs fois a fait allusion à ces preuves qui aident la police à confondre les coupables. Le progrès technique produit ici des éléments de surveillance. C’est de très peu que Marshall voit la confession enregistrée au magnétophone échapper à la sagacité de l’investigation policière. Michael Curtiz était un artisan, et cela se voit dans la manière de décrire par exemple le travail de la police.
Marshall a raccompagné Kathy chez elle
L’ensemble est bien filmé, avec une caméra très mobile et un montage très serré, avec une belle photo de Lionel Lindon. Ce dernier n’a pas fait beaucoup de films noirs, mais on le retrouvera sur I Want to Live de Robert Wise et dans l’excellent film de John Frankenheimer, The Manchourian Candidate. La longue séquence dans le magasin de disques est excellente avec des mouvements de caméra très sophistiqués qui donnent de la densité à la foule. L’écran large donne un éclairage particulier au film, une sorte de modernité, soutenue par les superbes voitures de la fin des années cinquante, elle sont à la fois fascinantes et envahissantes. En voyant les objets et les habits qui sont utilisés, on a l’impression de revisiter l’apogée du capitalisme américain, comme la fin d’un âge d’or. La séquence finale est poignante, on voit de dos Pauline qui se réjouit de voir arriver Marshall qui, croit-elle, vient pour elle, puis ensuite, elle est de face, une larme à l’œil quand elle comprend qu’il va se mettre avec Kathy.
Lynbury vient voir Pauline pour récupérer les bijoux
Les acteurs ne sont pas des habitués de la cinématographie de Michael Curtiz. La distribution a été très critiquée. Mais au fond elle est logique. Tom Tryon qui incarne Marshall promène une hébétude lancinante qui correspond bien à son caractère irrésolu. Je pense que c’était voulu de la part de Michael Curtiz dont on a souligné les qualités dans la direction d’acteurs. Carole Ohmart comme Tom Tryon qui fera plus tard une carrière de romancier et de scénariste, trouvait là son premier rôle en incarnant Pauline. Femme d’une grande beauté, je pense qu’elle a été choisie pour sa ressemblance avec Barbara Stanwyck de Double Indemnity, elle a le même profil étrange et changeant. Je la trouve très bien, passant avec facilité du cynisme au désespoir. Le troisième terme de ce trio, c’est Nevins, incarné par le chevronné James Gregory qui a souvent joué le rôle du cocu révolté. Il est toujours très juste. La terne Jody Lawrence incarne Kathy, cette fille qui a décidé de mettre la main sur Marshall, quoiqu’il arrive ! le duo de flic, incarné par E.G. Marshall et Edward Binns ressemble curieusement au duo des tueurs du film de Robert Siodmak, The Killers. Ce sont des figures vues de nombreuses fois dans les films noirs des années quarante et cinquante. Et à l’inverse les gangsters ne ressemblent pas vraiment à des gangsters. Jacques Aubuchon joue le fat man, et son acolyte nerveux est interprété par Scott Marlowe. Ils sont parfaits. Elaine Strich dans le rôle de l’amie et confidente de Pauline Phillys en fait un peu trop sans doute. Elle est affublé d’un petit mari joué par Tom Rycker, c’est la partie « drôle » du film.
Kathy ment pour donner un alibi à Marshall
A sa sortie la critique n’a pas aimé, sans doute déstabilisée à la fois par le manque de repères que donnaient des acteurs inconnus, mais aussi encore plus sans doute par cette attaque directe sur les rêves moisis de l’American Way of Life. Trop oublié, trop méconnu, c’est un excellent film noir et un excellent Michael Curtiz que je conseille vivement malgré les critiques négatives des journaux américains en son temps. Notez encore la participation de Nat King Cole qui pousse la romance en interprétant Never Let Me Go, célèbre standard de ces années là dans un superbe cabaret qui aurait fait baver d’envie Jean-Pierre Melville. Mais le reste de la musique de Leith Stevens est tout aussi excellent et tout à fait adapté au propos.
Linbury menace Marshall pour récupérer les bijoux
Michael Curtiz est à la fois célèbre pour Robin Hood avec Errol Flynn ou pour le très surestimé Casablanca, et méconnu, oublié même pour le reste de sa carrière. Il est assez mal défendu sur le marché de la reproduction numérique des films. Il existe bien une version Blu ray américaine récente, mais évidemment sans sous-titres dans notre langue.
Linbury se fait arrêter par la police
Pauline croit que Marshall est revenu pour elle
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/assurance-sur-la-mort-double-indemnity-billy-wilder-1944-a148842434