24 Avril 2024
Si de nombreux courts métrages sont de vrais chefs-d ’œuvres, les longs métrages de Buster sont, au moins jusqu’à la perte de son indépendance et son passage chez Metro Goldwyn Mayer, tous incontournables. Ce film a été produit dans les pires conditions. Buster Keaton ne voulait pas le faire, il n’aimait pas l’histoire, issue d’une pièce de théâtre à succès de l’obscur David Belasco qui avait obtenu un triomphe à Broadway. Il tenta d’ailleurs de se défausser sur Syd Chaplin, le demi-frère de Charles, et de le faire tourner par Joe Schenck. Le thème est plutôt assez convenu. Le héros est en faillite et doit se marier avant la date de son 27ème anniversaire pour encaisser l’héritage de son oncle. Mais différentes combines ont amené à vendre ce sujet pour 25 000 $, une forte somme pour l’époque, sans que, selon Buster Keaton et Joe Shenck ne soient au courant. La personne qui avait vendu ce sujet était Jack McDermott, un réalisateur qui voulait faire le film et qui disparaitra sans laisser de traces – en dehors de Seven chances, on ne sait rien de lui. Le film, tourné en septembre 1924 commence avec des images en Technicolor, comme devait l’être tout le film. Cela se passe plutôt mal, et finalement Jack McDermott s’en va laissant Buster Keaton seul à la manœuvre. Cahin-caha le film se poursuit, Buster reste sceptique en ce qui concerne son intérêt. Lors de la preview, les choses se passent assez mal. Et Buster va décider de rajouter des scènes pour rendre le film plus drôle et plus dynamique. Le tournage reprend en janvier 1925 pour tenter de sauver les meubles. Ce sera la fameuse scène des rochers qui déferlent d’abord sur Buster qui tente de rejoindre Mary pour l’épouser, puis sur les femmes en folie qui le pourchassent. Il aurait trouvé ce gag sur la plage en grattant le sable ! Cela lui permet d’arriver finalement à temps pour se marier et finalement hériter de son oncle. Cette scène avec les rochers en carton-pâte dont tout le monde se souvient, change la nature du film et se sera un gros succès, moins important que The Navigator, mais tout de même très rentable alors que Buster avait de nombreux problèmes financiers.
Billy et Jilly cherchent une solution à leurs problèmes financiers
Jimmy Shanon est amoureux de Mary depuis des années, mais le temps passe, lechien grandit, et il ne se décide pas à se déclarer. Par ailleurs, il est un courtier en Bourse qui suite à des malversations d’un autre courtier va se trouver ruiné. Il est associé à Billy Meekin et tous les deux cherchent une solution. Pourtant un petit avocat tente de les joindre pour leur annoncer que Jimmy peut hériter de sept millions de dollars à la condition expresse qu’il se marie avant sept heures du soir ! Jimmy va donc se déclarer à Mary, mais celle-ci s’offusque parce qu’elle croit qu’il ne le fait que pour toucher de l’argent. Jimmy repart dépité et avec Billy et l’avocat, ils vont partir à la recherche d’une femme pour se marier.Billy au Country Club en sélectionne sept – d’où le titre Serven Chances – mais pour des raisons diverses et variées, aucune ne veut de lui. Tandis qu’il court la ville pour trouver enfin la candidate adéquate, Billy et le petit avocat font passer une annonce dans la presse en donnant rendez-vous à la potentielle mariée, directement à l’église. Jimmy s’arrange pour qu’un vieux domestique noir porte un message à Mary. Il l’attend à l’église où il s’endort, mais à cause de la petite annonce, ce sont des centaines de femmes qui se présentent. Il se réveille, mais les femmes commencent à se disputer pour se l’approprier. Le curé intervient et leur dit que tout cela est une mauvaise farce et qu’elles doivent quitter l’église au plus vite. Dégoutées les femmes s’en prennent à Jimmy qui doit fuir. Armées de briques elles le poursuivent pour lui faire la peau. Entre temps il croise Billy et l’avocat et leur dit de retrouver mary chez elle et d’y amener le curé. Après une course poursuite mémorable, oùon verra les femmes en folie attaquer un tramway, puis un éboulement de grosses pierres qui va menacer Jimmy, mais qui va chasser les femmes, il retrouvera Mary et pourra se marier juste à temps pour hériter.
Le petit avocat explique à Jimmy qu’il doit se marier avant 19 h
Ce film a été abondamment commenté, et certains pensent même qu’il fait partie des meilleurs de Buster Keaton. En tous les cas, contrairement à tous les films qu’il avait produits et réalisés, ce n’est pas un sujet original, et ça se voit. Il y a un manque de profondeur dans les caractères qui n’est pas habituel chez lui. Cependant, il contient beaucoup d’éléments intéressants pour qu’on s’y attarde, à la fois sur le plan de la thématique aussi bien que dans la forme. Jimmy est un personnage parfaitement keatonien. Il est à la fois très timide et très obstiné pour arriver à un but qu’il s’est donné et dont il ne s’écarte jamais. Bien entendu il est amoureux et cherche à se marier. Avant de se déclarer, il hésite longuement – quatre années tout de même selon le prologue en couleurs – et ne se décide que contraint et forcé par les événements. Certains ont voulu y voir une critique virulente de l’institution du mariage. A mon sens c’est exagéré. Mais par contre il est certain que c’est de l’envahissement des femmes dans la vie sociale dont il sera question. C’est une prise de pouvoir dans les années vingt qui est ressentie comme telle dans les grandes villes américaines.
Sans savoir que Mary est là, Jimmy répète sa demande en mariage
Cette prise de pouvoir devient très vite dangereuse, elle vire à l’émeute, et on verra même les policiers, pourtant habitués à affronter le danger, fuir à toutes jambes devant cette meute enragée qui balaye tout sur son passage. Les hommes ne font plus le poids, ils sont renversés et piétinés, comme les joueurs de football américain, ils sont jetés en bas de leurs machines quand elles décident de prendre les commandes du tramway. Le décalage est énorme avec leurs sentiments propres : elles pleureront à chaudes larmes quand elles pensent que par leur faute, Jimmy a été écrasé par le train. Ainsi on pourrait dire qu’au-delà de la sempiternelle guerre entre les sexes qui se trouve déjà dans dautres films de Buster Keaton, comme Three Ages, il s’agit de la description d’un phénomène sociologique : les femmes prennent le contrôle de l’espace social. C’est la conséquence naturelle de l’émancipation féminine. On verra des femmes au Country Club prendre des poses et se moquer de Jimmy, on verra même une toute jeune fille, encore adolescente, proposer à Jimmy de se marier avec elle, elle sera reprise juste par sa mèrepour éviter le pire. Cette émancipation féminine touche d’ailleurs toutes les races. Une femme noire émancipée se promenant sur le boulevard sèmera la confusion dans l’esprit de Jimmy. Et ce sera encore le cas quand il croise dans un jardin public une jeune femme juive qui en parle pas anglais et qui ne le lit pas plus.
Tout en marchant il demande à une femme de l’épouser
Le film porte aussi une interrogation sur l’émancipation des noirs. Il y a d’abord un domestique noir qui représente le passé – c’est d’ailleurs un blanc qui l’interprête avec un visage passé au brou de noix – et la soumission, et puis il croisera un autre noir – un vrai cette fois – dans une glace où il se regarde. Mais celui-là est tout à fait émancipé, élégant et souriant, pas du tout soumis. Indirectement alors que Jimmy, le blanc riche et bien installé dans la société et quasi ruiné, c’est bien d’une marche vers l’émancipation des afro-américains dont il est question comme d’une évolution naturelle. C’est le complément de l’émancipation féminine. On pourrait prendre ces interrogations keatoniennes sur le multicultiralisme comme des annotations racistes, mais ce sont en réalité la description d’un monde particulier. Il y a aussi une allusion directe à l’homosexualité quand il va proposer le mariage à un artiste de cabaret qu’il croit être une femme et qui va lui casser la gueule. Il est assez drôle de songer que de telles allusions aux races – source de plaisanteries – ne pourraient plus être portées à l’écran aujourd’hui. Ce qui selon moi est la preuve d’une régression dans les capacités créatrices du cinéma, et aussi dans l’abêtissement concomitant des mœurs.
Se regardant dans la glace, Jimmy est surpris d’y rencontrer un noir
Le film est construit autour d’une course contre le temps. Jimmy est toujours en retard. Il a déjà trainé quatre ans avant de se décider à demander Mary en mariage. Il doit rattraper le temps perdu. Donc il court beaucoup, tout le temps, au risque de se rompre le cou à plusieurs reprises. Cette lutte contre le temps caractéristique des sociétés modernes américaines, vise bien entendu l’apaisement et celui-ci viendra quand enfin il se sera marié et qu’il retrouvera la fortune. Mais le temps est trompeur et incertain, il croisera sur son chemin un horloger qui lui-même ne connait pas l’heure et ne peut le renseigner. De même, à la fin, ses amis croit que le pari est perdu parce qu’ils se fient à une montre qui en réalité a de l’avance sur l’horloge ! Mais quelle est la véritable heure ? Pourquoi l’horloge qu’on aperçoit serait elle plus fiable que la montre de Billy ? La réponse est simple : parce que le temps de Jimmy n’est pas le temps du monde ! Il apparait ainsi que par son attitude obstinée, il est le maître des horloges ! Mais le temps c’est aussi le sexe. Voici Jimmy qui croise une belle jeune femme qui porte à sa cheville une montre où il essaie de lire l’heure. Il reçoit un coup de pied parce que justement la jeune femme croit qu’il cherche à regarder sous ses jupes !
Billy et l’avocat font passer une annonce
Les films de Buster Keaton sont le plus souvent inscrits dans la vie quotidienne américaine. Ici on verra à côté de l’importance de l’église et du curé, l’importancer de la presse. C’est en effet l’annonce publiée dans le quotidien local qui va engendrer le désordre dans toute la ville. On verra les rotatives géantes, comme écrasantes qui impriment le journal. Le journal écrit en hébreu est agalement à l’origine de la séparation entre la jeune femme et Jimmy, Los Angeles devient Babylone. Il devient assez clair que le film ne célèbre pas la presse comme un facteur positif d’émancipation, ainsi que cela se fera dans les années quarante au cœur du cycle classique du film noir. Ici la critique est assez légère et ténue, mais elle deviendra plus féroce en 1941 avec Citizen Kane, quand le magnat de la presse sera dépassé et englouti par le monstre qu’il a créé. Jimmy sera également trahi par la technique quand Mary tente de l’appeler, mais que son téléphone est, par inadvertance, décroché.
Il renonce a demander la main à une jeune juive qui ne connait pas l’anglais
Si la trame de cette histoire est assez faible, les caractères peu développés, par contre Buster Keaton l’a musclée avec beaucoup d’inventivité dans la mise en scène. Plusieurs scènes sont remarquables, d’abord celles qui tiennent à cette occupation de l’espace par les femmes, ici elles ont remplacé les policiers qui poursuivaient Buster dans Cops. Il y a aussi la scène dans les escaliers parfaitement chorégraphiée, Jimmy monte avec une femme qu’il tente d’épouser, mais éconduit, il redescend avec une autre qui l’éconduira tout autant. Sa volonté de s’élever est contrariée justement par les femmes qui le remettent à sa place. C’est déjà l’idée qu’elle sont dans un rôle de répression et de contrôle social. Mais la fameuse scène des rochers qui s’éboulent présente d’autres aspects, car si ces pierres poursuivent dangereusement Jimmy, il va de soit qu’elles menacent aussi d’ensevelir les femmes, l’idée que celles-ci pourraient être changées en pierre pour les punir de leurs pêchés n’est pas très loin. C’est bien l’image du désordre qui est reprise depuis la Bible. Etre poursuivi par une telle multitude prend son caractère effrayant par la mise en perspective du décor urbain. Il y a là une vrai science dans le montage pour le faire comprendre. L’ensemble vise à faire apparaître le malheureux Jimmy tout petit, perdu au milieu de la foule. Buster Keaton utilisera d’ailleurs dans les plans rapprochés des matronnes plutôt menaçantes face à sa petite taille. Le passage où on voit les femmes qui poursuivent Jimmy passent de la haine aux larmes est aussi très fort, car il montre que quel que soit son pouvoir, une femme reste une femme avec sa sensibilité propre. La longue course poursuite qui voient des centaines de femmes mettre en péril l’intégrité physique de Jimmy en cherchant à le lapider, a indéniablement un caractère paranoïaque qui en fait quelque chose de typiquement américain.
Soudain il s’aperçoit que la femme qu’il convoitait est noire
Pour faire mieux comprendre que Jimmy aspire à la tranquillité et sans doute à la solitude, on va le voir quasiment tout au long du film courir comme un dératé. Il est un réprouvé qui tente difficilement d’échapper à son destin. Son corps est balancé à travers la colline comme un vieux paquet. Il est un jouet pour les machines qu’il va croiser sur son chemin. On trouvera ensuite les habituelles formes de l’expressivité keatonienne quand il s’entraîne à déclarer sa flamme à Mary, croyant qu’il est à l’abri des regards et des oreilles. Dans la rapidité de ses déplacements au cœur de la ville, il y a encore cette incertitude dans les rencontres qui est filmée avec de longs travelling-arrière, probablement depuis une automobile. Mais le plus surprenant est ce prologue en Technicolor, innovation pour l’époque, sans doute tourné par John McDermott, cela ne convaincra pas Buster Keaton qui fera tout le reste avec un beau noir et blanc reconverti dans les tons bistres. La photo est du reste tout à fait remarquable. Je n’avais jamais vu ce prologue justement avec des couleurs.
Il tente de regarder l’heure, mais la jeune femme se méprend sur ses intentions
La distribution c’est bien sûr Buster Keaton pour qui et par qui le film est fait. Il est égal à lui-même dans le rôle de Jimmy, avec la même gestuelle et les placements si particuliers de son corps, son élégance dédaigneurse, mais pour le reste il n’a pas eu les acteurs qu’il voulait. A commencer par Mary qu’il aurait aimé voir interprétée par Marian NIxon qui avait une allure un peu moins ménagère que Ruth Dwyer, mais qui fut tout de même à la hauteur, bien que moins pétulante que les actrices qui avaient l’habitude de donner la réplique à Buster. Ilhérita également du morne Thomas Roy Barnes dans le rôle de Billy, l’ami dévoué qui travaille avec lui et qui le pousse à tout faire pour récupérer la fortune qui doit lui revenir. Il a pour lui d’établir un contraste entre sa haute taille et celle de Buster. Le rôle de l’avocat était tenu par l’excellent Snitz Edwards, encore plus petit que Buster Keaton, il avait une mobilité faciale étonnante, reconnaissable de loin. Acteur de théâtre très populaire, il fera trois films avec Buster. Il apporte beaucoup de drôlerie quand Billy va démarcher une jeune femme pour Jimmy, mais que celle-ci croit qu’il la démarche pour l’avocat ! Le film a sûrement coûté très cher, vu le nombre important de figurants et surtout de figurantes qu’il a fallu embauchés. Pour les femmes on distingue aisément les matronnes et les harpies qui poursuivent Jimmy et représentent cette inquiétante multitude, des belles jeunes femmes riches qui, au Country Club, attendent le prince charmant. On sent que ces dernières doivent être bien parfumées, mais ce sont elles qui snobent Jimmy, alors que les femmes qui le poursuivent se feraient fortes de le choyer et de le consoler de ses malheurs.
Les femmes déçues de la défection de Jimmy veulent se venger
Buster Keaton qui ne l’aimait pas, pensait que son film qui avait coûté cher, et qui faisait un peu moins d’une heure serait un fiasco. Il s’est trompé, ce fut un très gros succès public, avec des critiques mitigées, sans doute parce que certains aspects du film étaient dérangeants, notamment cette mise en scène de la prise du pouvoir par les femmes. Au fil du temps, c’est devenu un des films les plus appréciés de Buster Keaton, Fabrice Revault lui a consacré un petit ouvrage[1]. C’est un très bon film, mais certainement pas parmi les meilleurs de Buster Keaton, The Navigator, Spite Mariage, ou encore The General et Steamboat Bill Junior sont très nettement au-dessus aussi bien ce qui concerne le sujet que la réalisation.
La horde féminine attaque un tramway pour poursuivre Jimmy
Un tel film se trouve facilement et gratuitement sur Internet avec une image très acceptable, vous n’avez pas d’excuse si vous voulez le voir, comme pour tous les films de Buster Keaton, il n’y a plus de droits d’auteur. Cependant, comme c’est un film classique de première importance, à voir et à revoir, on peut conseiller l’édition d’Elephant films qui est une version restaurée 4K qui à mon sens donne plus de profondeur à la photographie. En outre cette édition combo contient des bonus intéressants, une analyse de Stéphane Goudet et deux films sur Buster Keaton dont le court métrage Buster Rides Again. Les films de l’immense Buster Keaton, tournés avec beaucoup d’énergie sont des remèdes contre l’ennui et la déprime. Pour les plus jeunes qui ne le connaissent pas encore, ils doivent s’y précipiter, ça les changera des rires gras que procurent les malheureuses et grossières comédies d’aujourd’hui, notamment les productions françaises qui sont censées nous faire rire avec des Christian Clavier ou des Frank Dubosc débitant des blagues de garçon de bains. Remarquez que si dans le temps l’immense acteur que fut Louis de Funes tournait le plus souvent dans des mauvais films, il conservait tout de même une grâce dans son jeu que ses successeurs n’ont jamais trouvée.
De lourdes pierres menacent d’emporter Jimmy
Contrairement à la plupart des films de Buster Keaton, celui-ci a fait l’objet de plusieurs remakes notamment un court métrage de l’excellent et trop négligé Pierre Etaix avec Le soupirant en 1962. Ce petit film gracieux est aussi un chef-d’œuvre. Par charité je ne parlerai même pas de The Bachelor tourné en 1999 par Gary Sinyor.
Les femmes croient que Jimmy a été écrasé par le train