20 Décembre 2018
Un jeune policier, Antoine Cardella, est assassiné d’une balle dans le dos en pleine campagne électorale. L’enquête menée par Grimal, un policier intègre qui hésite à s’engager politiquement alors que le Front Populaire promet pourtant de donner un coup de balais à l’Evéché, et parallèlement par un journaliste parisien, va se révéler très compliquée, aussi bien parce que les raisons de ce crime aussi nombreuses que variées que parce que l’enquête va révéler pêle-mêle une grande affaire de spéculation immobilière dans le quartier de Saint-Jean et du Panier[1], qu’une rivalité entre des gangsters qui cherchent à mettre la ville en coupe réglée en s’appuyant sur les politiciens, ou encore qu’une guerre des classes impitoyable entre une bourgeoisie arrogante qui ne veut rien lâcher, et une classe ouvrière divisée entre un parti communiste qui monte en puissance et qui sera d’ailleurs après la guerre la principale force politique de la ville et un parti socialiste déjà rompu au clientélisme et aux magouilles politiciennes. Et puis il y a des rivalités familiales, des susceptibilités féminines aussi qui vont donner une connotation singulière à l’ensemble. Mais la vérité ne se trouve peut-être pas à Marseille précisément, peut-être du côté de la Ciotat, ou même peut-être en Corse.
Simon Sabiani avec Paul Carbone et Lydro Spirito
Le titre est évidemment inspiré de James Ellroy, L.A. Confidential[2]. Mais cela ne doit pas rebuter car le but de Thomazeau est de nous montrer qu’en matière de source d’inspiration littéraire Marseille vaut bien Los Angeles. Marseille est une ville criminelle, et l’origine de cette criminalisation remonte au dernier quart du XIXème siècle. Beaucoup de raisons à cela, c’est un port, lieu de tous les trafics et d’une immigration diverse et variée, à commencer par celle des Corses et des Italiens. Tournée vers l’Afrique, porte ouverte vers les colonies, elle ne s’est guère préoccupée de son hinterland. Comme Los Angeles, c’est une ville de légendes. Parmi la spécificité de cette ville, il y a le fait qu’entre les deux guerres elle a fait l’objet d’une alliance en bonne et due forme entre des politiciens véreux et un milieu très organisé qui l’apparente à la mafia. C’est dans cette période que se situe le roman de François Thomazeau. Il va du Front populaire jusqu’à l’incendie des Nouvelles Galeries sur la Canebière en octobre 1938. La première réussite de Thomazeau est d’avoir mélanger de manière passionnante la fiction et la réalité. Cette insertion dans le réel se joue sur deux niveaux : d’abord la mise en scène de personnages très connus, des vedettes de la ville, les gangsters, Carbone et Spirito, les frères Guérini qui n’en sont encore qu’au début de leurs carrière, le sulfureux Simon Sabiani qui passera du socialisme au fascisme en faisant une escale vers le clientélisme bourgeois, et aussi les politiciens, Henri Tasso, le maire de la ville, François Billoux le député communiste des quartiers Nord, apparatchik en mission commandée à Marseille. La Guerre d’Espagne s’invitera aussi dans le paysage, avec les trafics d’armes qui vont avec. Le second angle est la compréhension de l’espace marseillais, sa géographie, ses vieux quartiers dont d’ailleurs une partie sera rasé pendant la guerre. C’est un des points forts de l’ouvrage, faire ressortir de cette forme urbaine de l’ancien temps une grande poésie. Sans doute y suis-je aussi sensible parce que c’est la ville où je suis né et où j’ai grandi. Cette ville n’existe plus, hélas, à la fois du fait de la transformation des populations, de son extension démesurée et des opérations malheureuses d’urbanisation. Mais j’en ai connu les vestiges, et c’est ce qu’on retrouve dans le livre de Thomazeau. A travers ces intrigues emboîtées, il va y avoir en creux une forme de modernisation, qui si elle passe par des projets immobiliers un peu scabreux, passe aussi par l’émancipation féminine. C’est bien cette voie que suit la femme de Cardella qui, tandis que celui-ci agonise, va fréquenter la pègre en travaillant pour elle
Incendie des Nouvelles Galeries sur la Canebière
Très bien documenté, à quelques petits anachronismes près, l’ouvrage est aussi bien écrit, en ce sens qu’il use d’un vocabulaire en accord avec son sujet, mais également parce qu’il est bien moins ennuyeux qu’Ellroy qui lui aussi utilise des intrigues emboîtées comme pour perdre le lecteur. Pour le dire d’un mot, c’est peu moderne, et sans doute est-ce cela qui en fait aussi la qualité puisqu’il s’agit de restituer une ambiance d’époque. Et au fond, je me demande si le Marseille que Thomazeau aime et vénère n’est pas le même que le mien, celui de la nostalgie et de la légende, plutôt celui d’aujourd’hui. L’ouvrage se referme sur l’incendie des Nouvelles Galeries, événement considérable qui clôture une période houleuse et qui transformera la ville de Marseille parce qu’il pointe l’incurie de la municipalité. Je n’ai pas pu m’empêcher de faire le parallèle avec ce qui se passe aujourd’hui : Marseille s’effondre sous le regard impassible et mort de son maire, l’affairiste Jean-Claude Gaudin, et de ses conseillers qui font aussi office de marchands de sommeil en dehors de leurs occupations politiques, tout cela comme si une époque était en train de se terminer avec la fin du règne d’un personnage politique des plus controversés[3].
Africains sur la place de Lenche à l’époque du Front populaire
Quels que soient les mérites de cette reconstitution historique, l’ouvrage de Thomazeau n’est cependant pas un livre d’histoire, c’est un roman. Et si en tant que tel il porte un regard désabusé sur la ville, ce qu’elle est aussi bien que ce qu’elle a été, il y a aussi de beaux portraits, notamment ceux des femmes qui sont en voie d’émancipation dans une ville en ébullition. C’est un roman choral dont le personnage principal est la ville de Marseille. Comme dans tout bon roman noir, l’ambiguïté est présente à toutes les pages, que ce soit dans le comportement du policier assassiné, ou dans celui de Paul Carbone qui à côté de sa dureté naturelle peut montrer également un aspect plus débonnaire. On y verra donc aussi des policiers corrompus, un journaliste hésitant entre la voie de la corruption et celle de l’éthique de sa profession, cette hésitation se réglant sous la forme d’un rapport de force avec le milieu.