30 Septembre 2024
Voici le troisième volume de la trilogie de François Thomazeau sur le grand banditisme marseillais qui est devenu une sorte de légende au fil du temps. Thomazeau avance dans le temps. Nous sommes maintenant après la Libération, et évidemment les désordres n’ont pas cessé. Des grands voyous s’étaient compromis dans la collaboration, plus par opportunisme que par idéal politique bien sûr, certains seront exécutés, d’autres s’en tireront en vendant leurs services au nouveau pouvoir. Certains aussi, mais moins nombreux, avaient fait le bon choix de ne pas trop se compromettre avec les Chleuhs et le régime de Vichy. Dans cette période de grande confusion, les bandes se forment et se réforment. Carbone et Spirito ont cédé le pas. Le premier est mort, le second trop compromis s’est exilé. La place marseillaise est maintenant sous la domination des frères Guérini, même s’ils doivent faire face à une rude concurrence. Parmi ces concurrents, il y a Robert Blémant un ancien policier qui, après avoir rendu de fiers services dans la lutte contre les Allemands, se reconvertit dans le banditisme et donc manifeste des ambitions à Marseille comme à Paris. Mais il n’est pas le seul, Ange Salicetti, dit le séminariste, a décidé de mettre Pigalle à l’amende. C’est un homme violent qui n’a peur de rien. C’est le personnage mystérieux dont parle José Giovanni dans ses premiers romans, notamment dans Classe tout risques. Évidemment il mourra d’une manière violente, ce qui est dans l’ordre des choses ! Le milieu corso-marseillais était peut-être rompu aux conséquences d’une concurrence effrénée entre clans, mais certainement pas à une folie aussi déraisonnable !
Ange Salicetti
Derrière ces luttes intestines, règlements de comptes et autres coups d’arnaque, en vérité il y a autre chose. La trilogie de Thomazeau utilise une approche qu’on pourrait dire historique pour montrer sur quel terreau le grand banditisme prospère. Et évidemment la politique est au rendez-vous. Ici la politique ce sont deux choses, d’abord la spéculation immobilière à l’occasion de la reconstruction des quartiers marseillais dévastés par le dynamitage des vieux quartiers par les Allemands, et les bombardements alliés ensuite, et le second volet est la lutte contre le communisme, derrière cette soi-disant nécessité, il y a bien sur comme de partout l'idée d'exiger l'obéissance de la classe ouvrière. C’est l’histoire au long cours de la démolition des quartiers historiques de Marseille qui est d’ailleurs le fil conducteur de l’intrigue que Thomazeau a construite sur l’ensemble de la trilogie. En regardant ensemble les trois tomes, on voit que les spéculateurs ont la patience de l’araignée et savent attendre leur heure. Entre temps il y aura des cadavres en grande quantité, la pègre s’occupant de fournir le matériel humain pour cela. On verra donc des architectes, des entrepreneurs du bâtiment, et des spéculateurs s’activer. La déportation massive des Marseillais pauvres des anciens quartiers populaires par les nazis va être une opportunité de prospérer que cet ensemble de crapules ne laissera pas passer, puisque l’État français a décidé d’indemniser les propriétaires qui ont perdu leurs biens. Les enjeux financiers sont considérables.
Le dynamitage des vieux quartiers sur le Vieux Port par les nazis
Le second objet de la politique marseillaise est la lutte contre le communisme menée par les services américains, notamment le faux syndicaliste Irving Brown, mais vrai agent de la CIA. Ce dernier est au cœur d’un complot, ou de plusieurs complots. Son rôle a été aux Etats-Unis d’empêcher les ouvriers syndiqués d’orienter leurs revendications contre le patronat, c’est le pendant de l’HUAC au sein de la classe ouvrière de l’HUAC qui au même moment déclenche une chasse aux sorcières au sein du monde de la culture et plus particulièrement dans le milieu du cinéma. Ce serviteur dévoué des intérêts du grand patronat américain va l’amener sur le sol français. Il va travailler dans l’anticommunisme virulent. Ayant des fonds illimités il créera Force Ouvrière pour court-circuiter le développement de la CGT d’obédience communiste. C'est une méthode américaine que de convoquer la pègre pour combattre les revendications sociales, celle que décrit Dashiell Hammett dans La moisson rouge, avec des cadavres qui font peur. Il financera également la pègre marseillaise pour qu’elle participe à la répression des manifestations avec bien entendu des morts à la clé. Thomazeau à partir d’une documentation soignée va donc mettre en scène une triple alliance entre les services spéciaux américains, les politiciens locaux, dont Gaston Defferre évidemment et la haute pègre marseillaise. L’analyse est minutieuse et instructive. En échange de ses bons et loyaux services cette haute pègre va pouvoir continuer ses petites affaires, trafic de cigarettes et trafic de drogue notamment.
Irving Brown à droite sur la photo
En termes de théorie du complot, on est servi ! En tant que Marseillais, ce sont des histoires que je connaissais évidemment, d’autant que ma famille a participé à ces bagarres politique qui verront la défaite malheureuse du camp du travail face à la canaille du patronat et de la pègre réunis. Si le rôle des frères Guérini et de Marcel Francisci est assez bien connu, celui de Robert Blémant l’est beaucoup moins. Certes on sait que c’est un ancien flic qui démissionnera et passera du coté des truands, mais on ne sait pas grand-chose du rôle obscur qu’il a joué comme agent occulte de la DST après la guerre. Cependant il apparait comme le lien entre des milieux différents qui complotent sur des plans multiples, les affaires illégales et les trafics, mais aussi la politique et la lutte contre le communisme. Cette alliance de la pègre, de la finance et de la politique au fond dévoile sans le dire l’essence même du capitalisme. La finance fabrique la loi qui l’arrange et la contourne quand ça la gêne ! Mais dans les deux cas il lui faut utiliser la violence. Autrement dit elle est démocratique – relativement – quand elle peut imposer ses vues – et fasciste quand il y a des résistances qu’elle ne parvient plus à contrôler. Mais enfin, ce sont les conclusions qu’on peut en tirer même si ce n’est pas tout à fait le propos de Thomazeau que de transformer un roman en forme de chronique en une forme de discours militant.
Avec une écriture sèche, presque chirurgicale, l’idée est de parler des dégâts humains de ces formes de criminalité latentes ou plus ouvertes. Ce qui compte ce sont ces victimes tuées lors de manifestations sociales, ou encore ces cadavres qu’on ramasse sur des tas de gravats ici et là afin de montrer qui est le maître. Si je compare le troisième volume aux deux premiers, il me semble que les personnages en tant que tels se sont un peu effacés, ils ont moins de caractère, sont sans doute mois agissants, mais en compensation, la ville comme personnage, autant que comme système, devient plus importante. La fin est un peu surprenante. Validant l’idée selon laquelle Blémant et Buitton travaillaient pour la DST de Roger Wybot, bien que très plausible, n’est pas du tout certaine. L’ouvrage est construit comme s’il n’appelait plus de suite. Se terminant avec l’élection de Gaston Defferre à la mairie de Marseille, c’est comme si ce retour à l’ordre ramenait une certaine stabilité. Pourtant l’histoire du grand banditisme marseillais ne s’arrêtait pas là. La mort de Blémant en 1965, puis celle d’Antoine Guérini deux ans plus tard allait rebattre les cartes. Mais il est vrai qu’avec Gaston Defferre à la mairie, Marseille allait connaitre une période de prospérité surprenante jusqu’au début des années soixante-dix, quand il eut l’idée saugrenue de chasser les activités industrielles de la ville elle-même pour tenter de la transformer en une grande métropole centrée sur les services. Cela, ajouté aux conséquences de l’immigration massive voulue par Pompidou pour faire chuter les salaires allait peu à peu réorienter le grand banditisme vers le trafic de la drogue, avec comme conséquences éloignées des règlements de compte à répétition.
Fernand Bouisson, maire de la Ciotat, collaborateur, qui servit de modèle au président Buitton d’abord pour Jules Romains et ses Hommes de bonne volonté, et par suite à François Thomazeau pour Victor Buitton