27 Février 2015
La cinématographie de Guy Debord compte sept films et s’échelonne de 1952 à 1994. Longtemps invisibles, ces films sont maintenant disponibles soit dans un coffret de 3 DVD, soit sur différents sites Internet.
Longtemps Guy Debord s’est prétendu cinéaste. Mais bien sur ses fonctions dans ce genre d’entreprise demeuraient non-conventionnelles. Le développement de ce cinéma marginal s’est fait dans les marges de la contestation de la séparation de l’art et de la vie.
L’idée générale du cinéma de Guy Debord est de contester l’hégémonie des formes fictionnelles et commerciales dans le développement du 7ème art. A l’instar des surréalistes, il croit que ce médium est porteur d’un grand avenir : c’est en effet un art populaire et en même temps qui utilise les technologies nouvelles. C’est d’ailleurs la seule forme artistique propre au capitalisme industriel, toutes les autres formes artistiques sont apparues avant.
Le cinéma de Guy Debord va cependant évoluer dans ces cadres. Son premier film, Hurlements en faveur de Sade, projeté en 1952, est seulement une provocation dans le droit fil de la cinématographie lettriste. On le sait, le film fit scandale au sein des cinéphiles germanopratins des années cinquante : il s’agit d’une succession de plans blancs et de plans noirs. Des paroles sont associées à l’écran blanc, tandis que l’écran noir plonge le spectateur dans le silence. Le film est donc invisible. Mais on retiendra que ce film, outre qu’il inspirera Godard pour Alphaville, contient déjà des paroles qui seront comme un leitmotiv chez Guy Debord : l’ennui de la jeunesse, ses tendances au suicide, ou encore les démêlées avec la justice. Ces paroles sont prononcées d’une façon monocorde par Guy Debord et ses amis de l’époque, Gil J. Wolman ou encore Isidore Isou.
Manifestement à cette époque Guy Debord se cherche. Quelques temps auparavant, il avait publié le scénario de Hurlements en faveur de Sade dans la revue lettriste dissidente Ion, scénario qui comprenait des images filmées. Le film réalisé est ainsi loin du projet initial qui ressemblait plus au film d’Isou, Traité de bave et d’éternité, qui avait fait scandale à Cannes l’année précédente. Le changement de cap de Guy Debord semble provenir aussi bien de sa volonté de se démarquer d’Isou, que de se faire remarquer par un scandale radical. Rappelons que c’est à la suite de ce film que Debord s’offrira un autre scandale en s’attaquant à Charles Chaplin qui était venu assurer la promotion de son dernier film à Paris. Avec quelques amis, il avait distribué un tract incendiaire contre le père de Charlot, acte qui lui permit aussi bien de s’éloigner encore un peu plus du cinéma courant, que de rompre avec Isou et sa bande.
Debord va rester de longues années sans s’occuper de cinéma. Il y reviendra en tournant deux courts métrages en 1959 et 1961. Entre temps il a beaucoup évolué. D’une part il s’est créé une place majeure dans le monde de l’avant-garde artistique, nouant des amitiés profondes avec Asger Jorn ou Constant, et d’autre part, il est arrivé à créer l’Internationale situationniste qui va évoluer de la critique radicale de l’art, vers le développement d’une théorie révolutionnaire.
Ces deux petits films, Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959) ; «Critique de la séparation (1961), réalisés grâce au financement d’Asger Jorn, sont très intéressants, ils permettent à Guy Debord de démontrer qu’on peut produire des films à la fois poétiques et révolutionnaires en utilisant des techniques minimales. Aux plans tournés dans Paris sont joints des documents, des photos, des citations qui le plus souvent sont sortis de leur contexte.
Guy Debord filmant avec une équipe réduite Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps
Ces deux petits films montrent un tournant dans l’attitude de Debord, non seulement vis-à-vis de l’art, mais aussi vis-à-vis de la technique cinématographique. Les deux films s’inscrivent si on peut dire à l’extrême gauche de la Nouvelle Vague. Mais l’ambition est ailleurs, elle se trouve dans la volonté de joindre dans un même mouvement une production artistique avec une approche politique : le dépassement de l’art doit déboucher sur la transformation de la société dans toutes ses dimensions.
Après cela, Debord utilisera son temps principalement à développer l’Internationale situationniste, et à faire évoluer cette petite organisation au renom grandissant, de plus en plus vers une approche politique et révolutionnaire qui la fera identifiée avec les groupes d’ultra-gauche. C’est cette action qui assurera la célébrité à l’IS et à Guy Debord. Mais en 1971, pour des raisons très compliquées, Debord décide de dissoudre l’IS. C’est dans ce contexte qu’il va reprendre ses activités cinématographiques.
En 1973, il met en image son ouvrage théorique La société du spectacle. Entre temps, il a trouvé un nouveau sponsor en la personne de Gérard Lebovici. Bien qu’il en ait gommé les traits les plus violemment révolutionnaires qui étaient censés annoncé l’avènement d’une révolution prolétarienne, le film est très démonstratif. S’appuyant sur des morceaux de films classiques, For, Walsh, ou encore Eisenstein, les images illustrent les thèses de Guy Debord. L’exercice est assez laborieux, même s’il y a de bons moments, comme cette sorte de télescopage dans le temps entre les formes révolutionnaires du passé et du présent. Ou encore le visage fermé de ces ouvriers qui écoutent le leader cégétiste, Georges Séguy leur expliquant qu’ils doivent cesser la lutte et reprendre le travail.
Ouvriers écoutant un discours de Georges Séguy
Le principal défaut réside probablement dans la position inconfortable de Debord. Car en effet, il n’a pas encore tiré toutes les conclusions de la défaite de mai 68 et semble croire à une reprise de la lutte rapidement.
En 1978 il tourne Ingirum imus nocte et consumimur igni. Ce film opère un changement dans la continuité si on peut dire. C’est en effet par ce biais que Debord va devenir un personnage acceptable. La mélancolie du film le fait classer maintenant parmi les poètes de la révolution. C’est la première fois qu’il se raconte, mais ce n’est pas la dernière puisqu’il écrira deux autres petits ouvrages sur sa personne, Panégyrique en 1989 et Cette mauvaise réputation en 1993.
Café Chez Moineau, image filmée dans In girum imus nocte et consumimur igni
Cette manière de tirer le bilan de sa jeunesse est comme le signal de l’abandon du combat. Certes, Debord n’a pas changé, il déteste toujours autant la société bourgeoise, mais s’il en décrit la décrépitude, il n’en annonce plus nécessairement sa défaite face au parti de la révolution. Ceci étant, le procédé reste le même : détournement de films classiques, de publicités, photographies anciennes ou modernes, mais également cartons venant illustrer par-dessus la voix monocorde le commendataire filmé. Là encore il y a peu de plans filmés par Debord lui-même. Mais contrairement à la société du spectacle qui n’était réalisée qu’à partir de matériaux pré-existants, il y en a quelques uns, comme ces images de Venise.
Pour finir, en 1994, il réalisera un dernier film pour Canal+, mais cette fois en se faisant assiter de Brigitte Cornand. Guy Debord, son art, son temps. Le film est entièrement fabriqué à partir d’images empruntées à la télévision. Le résultat est assez décevant, le procédé trop illustratif et répétitif. Le film ne sera diffusé qu’après la mort de Guy Debord.
Le cinéma de Guy Debord est resté orphelin. Même si certains cinéastes se sont inspirés de certains de ses procédés, il n’a pas eu de suite. On retiendra dans cet ensemble les deux grandes réussites de ses deux courts métrages et de In girum imus et consumimur igni qui m’apparaissent, avec le recul du temps, encore tout à fait intéressants à voir et à revoir.
Bibliographie
Antoine Coppola, Introduction au cinéma de Guy Debord et de l'avant-garde situationniste, Sulliver, 2003.
Guy Debord, Œuvres cinématographiques complètes, Champ Libre, 1978.
Guy-Claude Marie, Guy Debord : De Son Cinéma En Son Art Et En Son Temps, Vrin, 2009