27 Février 2015
Pour un penseur révolutionnaire, c’est une chose finalement assez rare que de devenir un héros de fiction. C’est pourtant ce qui est arrivé à Guy Debord, avant et après sa disparition. Si au début de cette étonnante carrière il apparait derrière un pseudonyme (Gilles), il va au fil du temps revivre sous son propre nom, ce qui permet de réécrire l’histoire d’une nouvelle manière. Mais au fond ce n’est pas un hasard, et je pense pour ma part que c’est là la trajectoire d’une aventure qui se voulait un peu différente des autres et qui empruntait d’autres voies pour atteindre à une certaine célébrité.
Quand il était jeune, Debord voulait créer de nouveaux mythes, de nouvelles légendes qui auraient pour fonction de justifier la disparition des références culturelles du Vieux Monde. D’un certain point de vue il y est arrivé. Il est aujourd’hui le héros de plusieurs œuvres de fiction. L’affaire a démarré d’ailleurs assez tôt. Mais sous un nom d’emprunt si je puis dire. En effet, en 1960 Michèle Bernstein publie un roman intitulé Tous les chevaux du roi aux éditions Buchet-Chastel. Officiellement il s’agit de faire rentrer de l’argent dans les caisses de l’Internationale situationniste, revue que dirige Guy Debord. Mais en vérité derrière des histoires de triolisme qu’on dirait copiées d’un film de Roger Vadim, il s’agit de célébrer Guy Debord sous le nom de Gilles. Et Michèle Bernstein le célèbre comme un héros de type nouveau qui aurait trouver la faille dans le système culturel et économique bien huilé pour à la fois mettre en question le capitalisme et réinventer la vie quotidienne. En 1961, Elle récidive en reprenant la même trame pour La nuit, titre emprunté à Michelangelo Antonioni pour son film avec Marcello Mastroianni, Monica Vitti et Jeanne Moreau.
Il va falloir bien longtemps pour que Debord redevienne le centre d’une fiction. C’est en 1996 que Bertrand Delcour fera paraître aux éditions Gallimard un polar intitulé Blocus Solus. C’est une parodie de roman policier genre néo-polar. Très mauvais aussi bien quant à l’intrigue que quant à l’écriture, il contient seulement deux idées drôles : Guy Debord est devenu Guy Bordeaux, et l’Internationale situationniste est devenue l’Internationale simulationniste. Debord y est représenté comme un cinglé, paranoïaque, imbibé d’alcool. Le tout prend plus appui sur la légende colportée par les journalistes que sur la réalité.
Ce crime de lèse majesté va entraîner le courroux de la Veuve de Guy Debord qui va faire pruement et simplement interdire le livre par Gallimard, et cette obscure querelle sera l’occasion pour elle de transférer une partie des textes de son défunt mari vers les éditions Fayard. C’est d’ailleurs cette querelle idiote qui a attiré l’attention du public sur ce mauvais livre. Mais en dépit de tout ce qu’on peut penser cela a renforcé le statut de héros de Guy Debord puisqu’en effet cette querelle absurde est intervenue au moment où les éditions Gallimard on fait de gros efforts pour promouvoir Debord comme un écrivain de grande dimension, même si sa prose a un genre spécial, à mi-chemin entre la poésie et le pamphlet révolutionnaire.
Le roman d’Yves Tenret, Comment j’ai tué la troisième Internationale situationniste, publié en 2004, n’est pas un roman qui met en scène Guy Debord. Son sujet serait plutôt Jean-Pierre Voyer, éphémère concurrent de Debord sur le plan théorique. Ou mieux encore la vie des groupes cryto-situationnistes qui ont essayé de survivre à la dissolution de l’IS. Ce n’est pas vraiment un roman non plus dans la mesure où le but de Tenret est de solder des comptes avec une mouvance qui s’est plus qu’éloignée des réalités sociales et politiques et qui vit sur une sorte d’emballement de la parole, sans rien produire que des scandales minuscules. Mais l’ombre de Debord est là, car les défauts que Tenret attribue assez justement et ces petits groupes élitaires et isolés qui prétendaient changer à la fois le monde et leur vie, sont aussi ceux qu’aujourd’hui on peut percevoir dans la personnalité de Debord.
En 2008, Patrick Haas fait paraître une œuvre de fiction, Coup double sur mai 1968 aux éditions de L’Harmattan. Le point de vue est ici différent, Guy Debord apparait sous son véritable nom et en sa qualité de leader de l’Internationale situationniste. L’ouvrage met en parallèle 1968 et 2008, en espérant une reprise des combats contre le Vieux Monde. C’est une manière de rappeler qu’avant d’être un écrivain ou un poète, Debord a été un stratège dont l’action ne peut se comprendre que dans la nécessité de la guerre des classes. L’auteur rêve en quelque sorte qu’il rencontre Debord dans le feu de la bataille. C’est un ouvrage nostalgique de quelqu’un qui pense être passé à côté de quelque chose en mai 68 alors qu’il était semble-t-il étudiant à Nanterre. Mettre en scène Debord lui permet de prendre en quelque sorte une revanche sur la vie.
Le dernier ouvrage de fiction qui prend Debord comme figure emblématique est celui de Jean-Yves Lacroix, Haute époque, paru cette année chez Albin Michel. C’est l’histoire d’un bouquiniste qui croise Guy Debord dans une cellule de dégrisement. A cette époque le narrateur ne connait rien de lui, mais son suicide va éveiller son intérêt. Celui-ci passe par la recherche des reliques de Guy Debord, les collections de photos, les tracts, les œuvres originales dont il fait par ailleurs un commerce lucratif.
L’ouvrage est fort bien documenté et d’après ce que dit Lacroix, il a connu la Veuve de Guy Debord dont il dresse un portrait un rien aigre. L’ouvrage de 158 pages est fait à la manière des détournements de Guy Debord, il recopie des passages plus ou moins connus de sa vie sur environ les deux tiers du livre. C’est donc assez paresseux et « facile » comme procédé. Pour autant, cela fait ressortir peut être mieux que de longues explications ce qui a amené Guy Debord à être désigné par ce qui reste de l’avant-garde littéraire et révolutionnaire comme le dernier héros, même si c’est un héros du négatif.