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Le blog d'Alexandre Clément

Jack Kerouac, Les souterrains, the Subterraneans [1958], Gallimard, 1964

 Jack Kerouac, Les souterrains, the Subterraneans [1958], Gallimard, 1964

Jack Kerouac est la figure emblématique de la beat generation, il en est le plus célèbre. Les raisons de ce succès colossal et qui ne se dément toujours pas, doivent être recherchées dans une détestation des Américains pour leur Amérique et pour leur mode de vie. En refusant de travailler le plus souvent, en vivant de presque rien dans les redents de la société, ils refusaient les codes dominants : la famille ne les concernait pas, et ils cherchaient en permanence leurs limites, dans le sexe, dans l’alcool ou dans la drogue. C’est comme s’ils avaient eu la prétention de refaire le monde, avec d’autres valeurs morales, encore qu’aucun d’entre eux n’aura le front d’afficher de telles prétentions. Jack Kerouac qui était d’origine française et bretonne, de son vrai nom, Jean-Louis Lebris de Kérouac, décevra ses fans en 1968 en soutenant l’engagement des Etats-Unis au Vietnam et en se disant patriote ! Leur production littéraire et poétique avait, consciemment ou non, pour but d’ouvrir des voies nouvelles vers la connaissance de soi. C’est pourquoi il y a parfois chez certains de clairs accents mystiques. Jack Kerouac est pourtant celui qui s’est avancé le plus dans une carrière littéraire à l’ancienne, acceptant, souvent à contrecœur, le succès et tout ce qui va avec, notamment l’argent, les interviews dans les journaux et à la télévision. La plupart de ses romans sont des récits de sa vie de bâton de chaise, sa misère, son errance, ses beuveries, mais aussi sa lâcheté qu’il ne cherche même pas à dissimuler.  

Jack Kerouac, Les souterrains, the Subterraneans [1958], Gallimard, 1964

Alene Lee et Jack Kerouac photographiés par Allen Ginsberg, à la fin de l’année 1953 

Dans The subterraneans, il met en scène sa rencontre et sa liaison avec Alene Lee. Elle lui plait il pense que de la conquérir ce sera son trophée de guerrier d’un genre un peu particulier. Une femme noire, qu’il décrit comme très instable et bonne à enfermer. Il change les noms bien sûr, Alene devient Mardou, présentée comme une métisse ayant du sang cherokee, et Jack Kerouac devient Leo Percepied. Il décrit la vie d’un groupe de traîne-patins, un peu intellectuels, amateurs de jazz, mais qui ne font pas grand-chose d’autre que de dériver entre deux bars. Ce livre peut se lire de plusieurs façons, comme la recherche d’une nouvelle éthique, mais également comme une romance difficile entre un homme blanc qui espère avoir du succès et une femme noire qui ne possède guère d’avenir ni de projet. Les rapports interraciaux s’inscrivent dans le contexte d’une volonté émancipatrice d’une partie de l’Amérique, avec des marches pour les droits civiques, des procédures pour faire admettre les jeunes noirs dans des écoles et des universités en dehors des ghettos, etc. Le jazz a sans doute beaucoup aidé à rapprocher les deux communautés. On ne peut pas apprécier Charlie Parker et croire à que la race blanche serait intrinsèquement meilleure que la race boir. Jack Kerouac a au moins l’honnêteté de montrer combien cela lui pose des problèmes. Mais enfin, ils sont à San Francisco, la grande ville rebelle et permissive de la Côte Ouest. On a mis du temps semble-t-il à retrouver la trace de la vraie Mardou et donc son véritable patronyme[1]. Elle a été assez mécontente du traitement que le « grand » écrivain lui a infligé. Car non seulement il ne l’avait pas bien traitée dans leur liaison, ce dont il ne se cache pas, mais il en dressa un portrait un peu gênant. 

Jack Kerouac, Les souterrains, the Subterraneans [1958], Gallimard, 1964 

Jack Kerouac et son rouleau sur lequel il écrivit On the road 

Cependant, cet ouvrage présente deux aspects, d’un côté les difficultés de l’amour libre, et de l’autre une jalousie démente à la limite de la paranoïa. Ainsi la première partie ressemble à une bluette romantique dans le milieu beat, avec ses difficultés sociales et matérielles, tandis que la seconde analyse le processus de décomposition plus ou moins voulu par Leo Percepied qui, dans un processus d’autodestruction et de destruction de l’autre, cherche à se débarrasser d’une relation devenue encombrante. Kerouac se vantait de l'avoir écrit en trois jours et trois nuits, à l'automne 1953, sous l'effet de la Benzédrine. Ce qui se remarque d’abord c’est une forme d’écriture syncopée dont le rythme est semblable à celui du jazz, ou plutôt du bop Westcoast et Eastcost. Il faut se souvenir d’ailleurs que s’il adorait Charlie Parker et Gerry Mulligan, il aimait aussi scatter. Donc ce qui compte c’est comme une improvisation qui livre la vérité de votre être, et surtout le rythme qu’on va donner à cette improvisation. Cette technique d’écriture lui permet de développer ses pensées dispersées et de les étaler sur plusieurs niveaux en même temps. bien qu’il aimât beaucoup lire ses textes en public, son style va bien au-delà des formes directes et orales. Il s’inscrit dans toute cette littérature moderne qui de Dos Passos à Céline, en passant par Joyce cherche à atteindre la dispersion de la pensée et donc d’approcher le mystère de l’écoulement du temps. Il formera des phrases qui enjambent les exigences de la ponctuation ordinaire, emboîtant des idées les unes dans les autres, usant de la virgule et du tiret plus facilement que du point, ce qui vise à la perte des repères que pourrait avoir le lecteur.

« Il y a trop de camés qui jouent du bop et j’entends la came dedans » Et je l’approche et je dis « Mais on n’aime jamais ce dont on vient » (en regardant Mardou) « Qu’est-ce que tu veux dire ? » « Tu es l’enfant du Bop, » ou les enfants du bop, une déclaration de ce genre, sur laquelle Mac et moi tombons d’accord de sorte que plus tard quand nous tous, la bande au grand complet, partons vers de nouvelles réjouissances nocturnes, et que Mardou qui porte la longue veste de velours noir d’Adam (longue pour elle) et aussi une longue écharpe insensée, et à l’air d’un jeune gars, ou fille, de la résistance polonaise dans les égouts de la ville et attirante et au poil, et dans la rue court d’un groupe à celui dans lequel je me trouve, et que j’étends le bras quand elle arrive à ma hauteur (je porte le feutre de Carmody tout droit sur ma tête comme un affranchi, pour plaisanter, et toujours ma chemise rouge, à présent défunte à force de week-ends) et soulève sa minceur de terre et la serre contre moi et continue de marcher en la portant… »

Et la phrase se poursuit encore comme ça sur toute la page suivante, mais ça peut durer encore un peu plus longtemps. 

Jack Kerouac, Les souterrains, the Subterraneans [1958], Gallimard, 1964

Jack Kerouac lisant ses textes dans les cabarets de San Francisco 

Il cherchait donc une voie nouvelle pour l’écriture, ce qui veut dire qu’il pensait pouvoir atteindre ainsi un peu plus de vérité. Il prend dans son ouvrage une distance ironique avec le milieu littéraire qui pourtant l’attire, mais aussi avec la psychanalyse qu’il se plait à moquer et que Mardou pratique. Ses ouvrages feront l’affaire pour lui, ce qui n’empêchera pas le processus d’autodestruction en route. C’était une autre sorte de héros du négatif. Cette écriture déglinguée est une sorte d’autofiction où Jack Kerouac déverse son trop plein de névrose. Vers la fin de l’ouvrage qui se termine par la rupture, il fait intervenir le personnage de sa mère qui semble avoir tellement compté pour lui qui périodiquement il revenait habiter chez elle. Sa famille était tellement importante pour lui que son « héros » de papier, Léo Percepied, porte le même prénom que son père. 

Jack Kerouac, Les souterrains, the Subterraneans [1958], Gallimard, 1964

Jack Kerouac avec sa sœur, Caroline, sa mère, Gabrielle et son père, Léo-Alcide 

Curieusement il existe un film adapté de cet ouvrage avec le même titre anglais de Ranal MacDougall, mais en réalité, à part le titre je ne vois pas bien le rapport entre les deux, cependant, soyons juste, il y a dans ce film de la bonne musique et on y voit Gerry Mulligan, un des héros de la musique selon Jack Kerouac, jouer de son saxophone baryton[2]. Je me demande bien à quoi pensait ceux qui, mandatés par les studios, ont acheté ces droits, probablement ils n’avaient pas lu le livre. Il existe plusieurs autres films sur Jack Kerouac et son œuvre, notamment un de John Byrum, Heart Beat, sorti en 1980 que je n’ai plus revu depuis cette date et donc je ne sais plus s’il y a quelque chose de sauvable là-dedans, mais je me souviens très bien de la superbe musique de Jack Nitzsche parce qu’on y entend Art Pepper au meilleur de sa forme, ce qui est déjà pas mal. 

Jack Kerouac, Les souterrains, the Subterraneans [1958], Gallimard, 1964  


[1] Lynell George, « The Search for Mardou Fox”, in Alta, issue 23, March 2023.

[2] http://alexandreclement.eklablog.com/les-rats-de-caves-the-subterraneans-ranald-macdougall-1960-a207105734

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