26 Juin 2018
Dans la carrière de Jacques Deray, ce film vient tout juste avant l’énorme succès critique et publique de La piscine, et après le succès mitigé de Par un beau matin d’été. C’est aussi sa quatrième collaboration de Jacques Deray avec José Giovanni. C’est d’une histoire d’espionnage dont il s’agit ici, et qui se passe à Vienne. Le scénario a été adapté d’un roman de Gilles Perrault, Au pied u mur, paru aux éditions Denoël. C’est l’époque où, dans la lignée de John Le Carré, et plus précisément de The spy who cam in from the cold, le film de Martin Ritt, on commence à regarder l’univers de l’espionnage comme moins héroïque et plus sombre, loin des simplismes des films racistes et anti-communistes de James Bond. Ça va assez bien à Gilles Perrault qui est un homme de gauche, plutôt proche du Parti communiste et qui donc ne veut pas vraiment regarder l’univers de l’espionnage d’un point de vue manichéen : les bons, les occidentaux, et les mauvais, les Russes et leurs alliés. Notez que le film se passe à Vienne, ville ambiguë, tandis que l'ouvrage décrit l'aspect sinistre de Berlin-est, et passe son temps à raconter la fuite de tout un réseau pour tenter de passer le mur. En vérité ce film, par sa tonalité ressemble par son atmosphère à Un papillon sur l’épaule, un autre film avec Lino Ventura qu’il tournera en 1978, un film à la bonne réputation, mais qui fut un échec commercial. Avec la peau des autres va donc être un film où l’atmosphère compte plus finalement que l’intrigue, même s’il y a aussi des scènes d’action.
Fabre est envoyé à Vienne, il doit rencontrer son ami Margery pour récupérer des documents et faire le point sur le fonctionnement de son réseau. En réalité Margery tente d’échapper aux tueurs de Chalieff qui veulent non seulement liquider tout le réseau français, mais également mettre la main sur les fameux documents. Margery va échapper une première fois aux tueurs, assez difficilement. Il finit par rencontrer Fabre, mais il paraît amer, car les services français semblent le soupçonner de trahir. Il promet de donner les renseignements à Fabre. Mais il disparaît avec la belle Anna, une chanteuse de cabaret. En fait il a été enlevé par Chalieff, mais avant cela, il est arrivé à dissimuler sa canne chez Weigelt. Fabre se lance sur sa piste et va découvrir que Margery entretenait des relations avec Weigelt. Ce dernier, très riche, ayant une haute position dans la société viennoise, est sensément l’amant d’Anna. Or en réalité, il est non seulement espionné par les hommes de Chalieff, mais il fait aussi l’objet d’un chantage. Fabre qui comprend que Weigelt fait partie du réseau, tente de le pousser dans ses derniers retranchements. Mais Weigelt par lâcheté joue un double jeu. Avec Chalieff, il simule son propre assassinat pour tenter d’éloigner Fabre. Cependant ce dernier a compris que la vraie canne de Margery se trouvait chez Weigelt. En se rendant avec Kern chez Weigelt, il va trouver la canne, mais il va se rendre compte que ce dernier n’est pas mort. Il le fait parler. Puis, après avoir tué Weigelt et son secrétaire, il va essayer de délivrer Margery. Mais c’est trop tard, ce dernier est mort. Il pense alors que Margery n’a pas trahi puisqu’il lui a fait finalement découvrir la canne. Par contre, il récupère Anna qui n‘est autre que la fille d’une légende de la Résistance et qui donc participe au réseau. Il demande à celle-ci de garder le microfilm qu’il a trouvé dans la canne et conserve une petite clé de mallette dans sa poche. Il donne rendez vous à Anna à la frontière italienne, puis il va à un mystérieux rendez-vous. Là il rencontre un Chinois qui lui tend une valise pleine de billets et qui réclame le microfilm en échange. Fabre comprend alors que Margery trahissait mais pour le compte des Chinois. Il tue le messager chinois qui croyant avoir à faire à Margery menace de le dénoncer aux services français s’il ne leur donne pas le microfilm. Il s’enfuit et finalement regagne la France, après avoir récupéré le microfilm auprès d’Anna, et rend compte de son aventure à son patron auquel il cachera la trahison de Margery.
Margery tente d’échapper aux hommes de Chalieff
Ce que nous voyons à l’écran, ce sont des hommes désemparés qui ne savent pas vers qui se tourner. Le mensonge est au cœur des relations sociales dans ce milieu, et les buts poursuivis sont obscurs. Margery soupçonne les services français de vouloir se débarrasser de lui à moindre frais. Mais en même temps il ne trouve plus vraiment d’intérêt à son métier, les liens avec Paris s’étant plus que distendus, il travaille pour son propre compte et cherche à mettre de l’argent de côté pour refaire sa vie ailleurs. Weigelt est tout autant fatigué, mais il est déjà riche, il n’a que deux objectifs : cesser de travailler pour les services secrets, et protéger Anna. Margery et Weigelt sont finis, et ils le savent, mais ils se battent encore par habitude, hésitant le plus souvent sur la conduite à tenir. Margery va se débrouiller de refiler sa canne à Fabre, un peu comme s’il voulait revenir au temps d’avant, d’avant ses mensonges. Il n’en aura pas le temps.
Fabre rencontre enfin Margery
Dans cette galerie de portraits, et bien qu’elle n’apparaisse pas au premier plan, c’est Anna qui est le pivot de l’intrigue. En effet, que ce soit Margery ou Weiglet, tous les deux sont motivés par la belle jeune femme. C’est une manière de dire que cette attraction perturbe le fonctionnement des bureaucraties du monde de l’espionnage. Fabre est celui qui ne doit pas douter, et pourtant, il doute. S’il applique strictement les consignes, on voit bien qu’il est ébranlé par sa première rencontre avec Margery. D’ailleurs, redevenant humain si on peut dire, il va cacher à son patron la trahison de son ami pour préserver sa mémoire. C’est évidemment une prise de distance d’avec son service qui semble s’être bureaucratiser. Les motivations de toute cette sarabande ne sont jamais très claires, Hoffman qui travaille à la gare et qui sert d’agent de liaison explique calmement que c’est l’appât du gain qui le motive, et non un idéal politique. Il fera dire à Fabre qu’au fond c’est la même chose pour lui, puisque c’est son métier que de faire le ménage sur les réseaux. Autant dire que les motivations idéologiques sont les plus floues, voire secondaires. On comprend bien d’ailleurs que si pour Fabre et Margery l’action pendant la guerre contre l’ennemi nazi était une puissante motivation, elle n’en a plus beaucoup aujourd’hui. Ce désenchantement est donc la conséquence directe de la fin de la Guerre froide qui semble s’achever depuis la fin de la crise des missiles de Cuba. Et on se prend à penser que le contenu du microfilm n’a aucune importance, ni pour les Français, ni pour les Russes, et même pour les Chinois. On remarque à ce propos que dans ce film, comme dans Les Barbouzes, le film de Georges Lautner qui date de 1964, les Chinois commencent à accéder au vedettariat dans les films d’espionnage. Si les Russes ne sont plus considérés comme un danger, il faut bien trouver une autre menace potentielle, et la Chine de Mao, avec sa brutalité criminelle, tombe à point nommé, encore que la Chine ne soit ici représentée que par un seul individu qui semble faire son travail du mieux qu’il peut, sans trop de préoccupation idéologique.
Fabre a rendez-vous
L’intrigue étant finalement assez simple, tout va donc reposer sur la réalisation. Et c’est bien en revoyant se film, après notamment avoir revu Symphonie pour un massacre[1] que je me rends compte combien Jacques Deray avait bien intégré les leçons du film noir, certes pas au niveau de Melville, mais pas loin. Il y a d’abord une très bonne utilisation des décors viennois. L’influence du film de Caroll Reed, The third man, me parait évidente. L’architecture un peu baroque de la ville est bien mise en valeur. Vienne est montrée comme une ville froide et sans cœur, un lieu où on ne peut que se perdre. L’utilisation de l’écran large est tout à fait adéquate, même lorsqu’il s’agit de filmer des espaces très resserrés, comme quand Fabre s’introduit dans l’entreprise de transport qui abrite les activités de Chalieff. D’autres tics du film noir sont présents, d’abord l’attrait pour le mystère des escaliers. Ensuite cette manie de mettre le point lumineux au-dessus de la tête du héros, comme si une force mystérieuse le protégeait ou le surveillait à distance. Il y a encore la manière dont sont filmées les arcades qui parsèment le film. Il y a donc une très grande maitrise technique. Deray s’appuie sur l’excellente photographie de Jean Boffety qui est ici à son meilleur. Il y a une belle mobilité d’appareil, justement dans les passages où l’incertitude commence à gagner Fabre. Il y a aussi cette longue séquence située au moment du concert où Fabre est invité, et qui semble tout droit sortie d’un film d’Hitchcock, par exemple, The man who kneew too much, seconde version[2]. Il y a là une belle virtuosité, en passant de la fosse d’orchestre au public, puis à la loge où le correspondant de Fabre arrive en retard.
Sous les yeux de Fabre, Weigelt s’effondre, criblé de balles
L’interprétation est de haut niveau. Lino Ventura reprend ce rôle d’agent secret qu’il avait déjà occupé dans des films de moins grande envergure comme Le fauve est lâché, ou Le gorille vous salue bien, tout en mettant un peu moins d’énergie physique et un peu plus de réflexion. Il sera encore plus introverti dans Un papillon sur l’épaule. Il est à son meilleur niveau et porte le film sur ses épaules. Ensuite, il y a Jean Bouise qui fait une composition remarquable en incarnant Margery le boiteux. C’était un très grand acteur, mais son physique l’a hélas éloigné des rôles importants, et il a dû se cantonner aux seconds rôles. Son rôle est ici tout en finesse. Il y a ensuite Jean Servais, toujours très bon depuis Du rififi chez les hommes dans ce rôle de fatigué, revenu de tout. La très belle Marilu Tolo a un petit rôle, le seul vrai rôle féminin d’ailleurs. Mais elle n’est qu’un prétexte, une image, une ombre, et n’a pas grand-chose à faire. Et puis il y a les méchants, incarnés naturellement par des allemands. Wolfgang Preiss, dans le rôle de Chalieff, habitué au rôle de génie maléfique depuis son travail dans les films de Fritz Lang. Notez qu’il retrouvait ici Lino Ventura avec qui il avait fait Les mystères d’Angkor, film un peu négligé de la filmographie de William Dieterle. Ici il incarne un personnage cruel avec une belle froideur. On note encore la présence de Reinhart Kolldehoff dans le rôle du louche Hoffman, revenu de tout, et uniquement motivé par l’appât du gain. Il est très bon. On l’a vu souvent dans des rôles d’allemands plus ou moins mauvais, plus ou moins gestapiste, mais ici il s’en éloigne un peu.
Weigelt n’est pas mort
Le film a très bien passé les années. Certes il souffre un peu du manque d’épaisseur de l’histoire, mais c’est compensé par la densité des personnages, le dialogues sont bons, il y a de la vivacité et de la densité dans un film qui dure moins d’une heure trente. Il est pourtant sorti dans une grande indifférence, et s’il n’a pas été un bide, il n’a pas été non plus un succès commercial important, alors qu’à cette époque, entre Les tontons flingueurs, Les aventuriers et Les grandes gueules ou encore Cent mille dollars au soleil, Lino Ventura accumulait les très gros scores. Et si ce n’est pas le meilleur de ce qu’a fait Deray, ça tient tout à fait la route et ça soutient très bien la comparaison avec les thrillers américains du même genre. En quelque sorte, par son côté désabusé, ce film anticipe aussi de ce que fera un peu plus tard Michael Winner avec Burt Lancaster et Alain Delon, toujours à Vienne, avec Scorpio[3].
Fabre veut sauver Margery
Après la mort du Chinois, Fabre s’enfuit par les toits
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/symphonie-pour-un-massacre-jacques-deray-1963-a145045704
[2] http://alexandreclement.eklablog.com/l-homme-qui-en-savait-trop-the-man-who-knew-too-much-alfred-hitchcock--a144245390
[3] http://alexandreclement.eklablog.com/scorpio-michael-winner-1973-a120335440