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Le blog d'Alexandre Clément

Jim Tully, Du sang sur la lune [1931], Le sonneur, 2021

 Jim Tully, Du sang sur la lune [1931], Le sonneur, 2021

J’ai déjà parlé de Jim Tully à propos de Beggars of life, film muet de William Wellman que j’aime beaucoup pour de nombreuses raisons et pour la merveilleuse Louise Brooks[1]. Le sonneur vient de publier, je crois bien pour la première fois en français, une traduction de Blood on the moon. C’est le dernier volume des cinq ouvrages de Jim Tully qui raconte sa vie de gamin de la route. En effet il récuse pour lui-même le terme de hobo qui est un travailleur itinérant, et celui de yegg, une sorte de bandit, cambrioleur à ses heures qui se déplace rapidement pour échapper à la police. Evidemment ces trois catégories ne sont pas étanches, et on peut passer d’un statut à l’autre sans même s’en rendre compte. Parmi ses récits notables, il y a Circus Parade qui raconte la vie sordide de la vie du cirque dans les années trente. Ça ressemble un peu à Freaks, le célèbre film de Todd Browning, peut-être en plus sombre encore. Car ce qui caractérise Jim Tully c’est de montrer une Amérique noire, pauvre, analphabète et cupide. Cet envers du rêve américain violent et crasseux explique la soif de liberté de Jim Tully. Il décrit une Amérique encore rurale où les institutions, famille, église, orphelinat, sont peut-être branlantes, mais elles n’en demeurent pas moins oppressives. Cette misère qui se répand comme une maladie contagieuse fait que la famille n’est plus un lieu de confiance et de solidarité, mais plutôt m’occasion de renforcer l’exploitation des plus pauvres et des enfants. La mère de Jim Tully est morte, son père et son grand-père le vendent à un fermier, sans se soucier de ce qu’il adviendra. 

Jim Tully, Du sang sur la lune [1931], Le sonneur, 2021

Photo de Walker Evans 

L’ensemble se présente comme une succession d’anecdotes qui ont émaillées la vie de bâton de chaise de Jim Tully, elles reflètent la marche vers l’émancipation du narrateur. Le sang sur la Lune est le titre de la troisième nouvelle du Livre I qui est le portrait du grand-père, escroc, fainéant et hâbleur, n’hésitant pas à voler son petit-fils, il apparait comme un personnage formidable à celui-ci. Le simple fait d’écrire sur lui cependant suffit pour le mettre à distance et à ruiner la légende. Tully n’est pas triste, ni même pessimiste, même s’il buvait. Il y a une forme joyeuse à se promener entre les turpitudes des grandes personnes qui se prennent au sérieux, à commencer par leur obsession de la religion comme compensation à la misère immédiate de la vie quotidienne. Jim Tully va tenter de s’évader de son enfermement d’abord en s’engageant dans la marine, mais, contrairement à son grand-père, il est trop petit : 1,50 m ce n’est pas une taille pour un marin ! S’imagine-t-on qu’il était encore plus petit que Charles Chaplin qui devint son ami ? 

Jim Tully, Du sang sur la lune [1931], Le sonneur, 2021  

Au fur et à mesure que Jim Tully grandit et s’émancipe, il rencontre chaque fois de nouvelles contraintes sur la route de la liberté. Comme s’il était à la recherche de ses propres limites, comme si chaque victoire n’était qu’une préparation à une nouvelle défaite inéluctable. Il évolue aussi au fil des pages dans l’écriture qui marque le passage de l’enfance à l’adolescence puis à l’âge adulte. Cette volonté de prendre la vie par le bon bout, sans gémir ne l’empêche pas cependant de porter un regard critique sur la vie américaine. C’est même d’une peinture féroce dont il s’agit. En observant depuis la maison de son grand-père les hobos qui taillaient la route, Jim Tully trouva l’idée excellente, cela lui ouvrit des horizons. Parmi les raisons qui le décidèrent, il y avait le fait que ceux-ci possédaient un langage particulier, des expressions bien à eux. C’est volontairement qu’il choisit cet état de vagabond perpétuel, évidemment avec les turpitudes qui l’accompagnent[2]. 

Jim Tully, Du sang sur la lune [1931], Le sonneur, 2021  

Il boit, fréquente les putes et les proxénètes, tente de se venger de Boroff qui l’a si mal traité quand il était gosse. Son récit est ambivalent, d’un côté il semble magnifier cette vie de vagabondages comme une forme absolue de liberté, mais de l’autre, il ressasse des remords. Cette liberté absolue dont la contrepartie est la chasse que la police engage après les vagabonds, flirte forcément très souvent avec le mal, en tous les cas avec une absence revendiquée de morale. En même temps c’est cette vie de marginal qui va être l’origine de sa gloire d’écrivain et de son succès à Hollywood. Ça lui plait cependant de se remémorer ces petits escrocs, ces petits bandits, qui montent des combines foireuses qui rapportent peu mais qui pourraient leur coûter cher. Au-delà de l’anecdote, il y a comme la promesse d’une autre vie. Ces gens qu’ils croisent dans son vagabondage, voyagent au rythme des chansons et des poèmes qu’ils inventent. 

Jim Tully, Du sang sur la lune [1931], Le sonneur, 2021  

Les femmes aussi comptent beaucoup au gré des rencontres, ce n’est pas parce qu’on fréquente des putes qu’on ne peut pas rêver d’une passion et s’émouvoir à la vision fugitive d’une femme qui apparaît comme une sorte de rêve évanescent, un peu inaccessible. La difficulté de se fixer ne veut pas dire pour autant qu’on ne rêve pas en même temps d’un foyer chaleureux. Car sur la route il fait aussi très froid et le froid use, surtout si on remonte vers Chicago. Des portraits de femmes, il y en a beaucoup, celui très travaillé de Chlorine qui est peut-être le plus long de tout le livre. Ou encore celui plus fugace de Vison, surnommée ainsi à cause de l’activité sexuelle surprenant de cet animal mais qui connaîtra une fin tragique. 

Jim Tully, Du sang sur la lune [1931], Le sonneur, 2021

Jim Tully et sa petite famille 

L’écriture est directe et enlevée, émaillée de dialogues mordants, usant de tournures familières mais à la poésie toujours renouvelée. C’est très drôle. J’espère qu’on découvrira encore d’autres ouvrages de Jim Tully. Trop peu sont traduits en français, il a de l’avenir devant lui. Du reste chaque fois qu’on republie un de ses ouvrages, les lecteurs sont unanimes : c’est excellent. 

EXTRAITS 

Grand-père 

Au milieu de sa vie, mon grand-père avait mesuré près d’un mètre quatre-vingt-cinq. Même vieux, il était encore beau. Son corps était épais et solide comme un arbre. Au cours de toutes ces années, je n’ai pas gardé en mémoire de visage qui soit resté plus granitique et aquilin que le sien. Ses yeux étaient rieurs et rusés. Sa bouche, qu’entourait une barbe courte d’un gris acier, pouvait se refermer comme un piège. Son sourire faisait fondre les hommes. Le type le plus pingre lui offrait volontiers à boire.[…]

– Deviens jamais poivrot, mon garçon, à moins d’avoir beaucoup d’argent. Dans c’cas, les gens verront seulement en toi un homme du monde. C’est pas moi qui m’inquiéterai de c’que tu feras – certains s’inquiètent, d’autres non ; moi, pas. J’ai tendu la main et y m’ont donné une pelle alors qu’le type à côté d’moi qu’avait pas plus d’cran ou d’cervelle a accumulé plus d’richesses qu’en rêvera jamais un idiot. Qui peut dire que l’vieux Hughie Tully était né pour creuser leurs fossés ?

Il hoqueta.

– La seule erreur que j’ai jamais commise, c’est d’avoir pris la pelle. Alors, crois-moi, mon gars, crois-moi jusqu’à ta mort : travaille jamais d’tes mains, même si tu crèves d’faim. Crever d’faim ou travailler d’ses mains, y a pas d’différence.

 

Orphelinat

Hors de la salle de classe, sœur Mary Edward me fouettait souvent.

Un jour que nous étions nombreux à travailler dans le dortoir, nous la surprîmes derrière les hauts rideaux en lin de son lit en compagnie d’un jeune boulanger qui étudiait pour devenir prêtre. Nous répandîmes aussitôt la nouvelle de notre découverte dans tout l’orphelinat. Nous n’avions rien vu en réalité. Mais nos commérages eurent enfin raison de cette femme impitoyable.

Jamais plus elle ne me punit.

 

Après l’orphelinat

 

Le maître de mon nouveau foyer était un menteur, un tricheur et un quasi-meurtrier. Il avait en effet ouvert un jour le crâne d’un voisin avec un grand couteau à maïs. Ma vie avec lui fut une longue agonie.

 

Hobo

 

Pendant sept ans, je menai une vie d’errance, toujours en partance ou à destination de Chicago, le moyeu de la roue du hobo. J’appris vite le pire, trop précocement, et devins savant dans un tas de domaines qui n’en valaient pas la peine.

La ville était un havre pour les jeunes brigands, les meurtriers, les pickpockets, les maquereaux, les truands et les canailles de toutes sortes. Il y avait peu d’honneur et aucune indulgence entre nous. Nous combinions l’ignorance de nos misérables ancêtres à une ruse récemment acquise. Certains étaient dignes de confiance durant les premiers mois passés dans un tel environnement. Après un temps, plus jamais.

La Loi nous faisait la guerre. En retour, nous détestions ses représentants. Selon nous, il ne fallait se fier à aucun policier. Nous haïssions les avocats et autres parasites hypocrites.

Dans l’une des pensions que nous fréquentions, on nous proposait un lit, un petit-déjeuner et un dîner pour un dollar par semaine. Les punaises et les cafards y pullulaient, et tout y respirait la pauvreté et le savon noir. Dès que nous avions assez d’argent pour dormir ailleurs, ne serait-ce qu’une semaine, nous décampions.

Nous vivions toujours sous haute tension, comme disaient les gros titres des journaux. Le dernier meurtre en date retenait notre attention. Les bandits étaient nos héros, et les gars qui mouraient sur l’échafaud, nos martyrs. Nous nous méfions les uns des autres – à juste titre. Dans tout ce fatras et cette misère, je ne croisai qu’un jeune de grande valeur. Il savait que ses compagnons étaient des voleurs sournois. Tout comme moi, il était du genre à partager son butin. Même si certains s’y abaissaient, notre code nous imposait de ne rien révéler à nos pires ennemis, les flics, des méfaits des citoyens en loques de notre monde.

 

La beauté d’une femme

Coffee Sam serra un peu plus les rênes.

– Vindieu, j’ai mieux compris pourquoi il aimait tant le mariage ! De toute ma vie, j’avais vu qu’une autre fille aussi jolie : elle bossait dans un bar de Chicago. Elle était comme une porcelaine irriguée par du sang – j’parle de la femme du capitaine, mais de l’autre aussi… Mme Crail avait un sourire incomparable, et sa chevelure était d’la couleur des ailes d’un papillon jaune lorsque l’soleil brille dessus. Elle vivait dans une maison grande comme l’hôtel de ville de Saint-Paul et, quand un domestique m’a fait entrer, j’me suis retenu de m’sauver. Puis elle est apparue dans le salon, et si j’avais été le capitaine Crail dans sa damnée tombe en Géorgie, j’en aurais chialé de laisser en plan une femme comme ça.
 



[1] http://alexandreclement.eklablog.com/les-mendiants-de-la-vie-beggars-of-life-william-wellman-1928-a183166896

[2] Errol Lincoln Uys, Riding the Rails, Routledge, 2003. Ce livre richement illustré apporte une connaissance quasi sociologique à ce peuple vagabond

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