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Le blog d'Alexandre Clément

Joyce Johnson, Personnages secondaires [1983], éditions Cambourakis, 2016

 Joyce Johnson, Personnages secondaires [1983], éditions Cambourakis, 2016 

Ce livre, sorti aux Etats-Unis en 1983, a connu de nombreuses éditions, tant en anglais, qu’en français. Il est aussi traduit un peu partout dans le monde. Il est assez « souterrain », en ce sens que ce ne sont jamais des gros tirages et qu’on en parle relativement peu. Le plus souvent cet ouvrage est cité comme les mémoires d’une jeune femme révoltée, égérie de la beat generation. Ou alors ce livre sert à compléter la biographie de Jack Kerouac dont elle a été l’amante pendant quelques mois. Ce n’est pas faux bien entendu. Mais c’est bien insuffisant, et en quelque sorte c’est rabaisser l’auteur. Dans ces mémoires, il y a en effet un avant et un après Jack Kerouac. Autrement dit c’est sa propre démarche qui l’a amenée à aller vers Kerouac, et aussi celle-ci qui l’en a éloigné. Pour résumer je dirais que c’est un livre sur la liberté. Joyce Johnson est née Joyce Glassman, dans une famille juive. Cette origine ethnique et religieuse n’est pas innocente, comme le fait que Kerouac soit né franco-canadien. Ce sont des pièces rapportées sur le modèle américain façonné par les WASP. Ce qu’on appelle le modèle américain était fondé sur un certain nombre de « valeurs », le travail, l’épargne, la religion, la famille et donc un certain refus du sexe en dehors de la reproduction. Ces valeurs sont réfutées en bloc par la beat generation qui veut en produire de nouvelles. Les critères de réussite sociale sont moqués, bien que certains, comme Jack Kerouac justement, se laisseront aspirer par ce type de mirage.      

Joyce Johnson, Personnages secondaires [1983], éditions Cambourakis, 2016 

Il y a trois aspects dans ce livre, donc trois raisons de le lire. Le premier est l’histoire de l’émancipation de Joyce Glassman. S’émanciper c’est être libre par rapport à la famille, la religion et aux choses matérielles de la vie. Pour le travail, il ne faut pas compter y échapper, le travail est une contrainte qui éloigne la jeune fille de ses désirs et de la quête de la poésie. Cette quête de la poésie n'est pas livresque, il faut que ce soit du vécu. Et donc ce même vécu, c’est en quelque sorte, le sexe, la fête, les nuits passées à boire, à écouter du jazz. Mais pour Joyce, c’est aussi son amitié avec Émilie qui trouvera hélas une fin tragique. N’acceptant plus les règles de la vie ordinaire, selon les standards américains, il est assez facile de comprendre comment on peut tomber dans ce qu’on appelle bêtement l’expérience des limites. Joyce a conscience du fait qu’il s’agit là d’une expérience individuelle. Elle va chercher à vivre de presque rien, comme cela était possible à New York et à Paris dans les années cinquante et soixante. Si cette pauvreté n’est pas matériellement contraignante, elle est le corolaire de la liberté. 

Joyce Johnson, Personnages secondaires [1983], éditions Cambourakis, 2016

Ainsi elle va rencontrer naturellement les gens de la beat generation. D’abord Allen Ginsberg qui à cette époque n’était pas laid et chauve, et pas encore vraiment mystique. Et puis Jack Kerouac, l’extravagant Jack Kerouac. C’est le deuxième aspect du livre. Il y a d’abord un portrait du velléitaire Jack Kerouac, l’instable Jack Kerouac, toujours en train de s’en aller, étant toujours déçu de ses voyages et de lui-même. Joyce, elle, se contente d’explorer les coins et les recoins du Village. Mais elle ne donne aucune stabilité à l’écrivain d’On the road. La seule stabilité que celui-ci possédait, en dehors de l’alcool qu’il ingurgitait jour après jour, c’était sa mère que Joyce appelle Mémère. Une sorte de dragon sous l’emprise de laquelle se trouvait Jack Kerouac. Certainement Joyce aimait cet impossible personnage. Au passage elle nous indique qu’il n’était pas un amant très fougueux !  Probablement l’aimait-elle pour ce qu’elle projetait sur lui et pour ce qu’il exprimait à travers cette forme particulière d’écriture. Elle abdiquera bientôt en comprenant qu’elle n’a ni la force, ni même la volonté de l’amender et d’en faire un bon mari. Il était ce qu’il était, le léopard meurt avec ses tâches.    

Joyce Johnson, Personnages secondaires [1983], éditions Cambourakis, 2016

L’errance n’était pas forcément la fuite, même si Kerouac, Allen et Burroughs, passaient leur temps à se déplacer, avec les déceptions qui allaient avec évidemment. Joyce resta dans la Village, ou jamais très loin, dérivant dans les quartiers pauvres de la ville. Le Village c’était une sorte de communauté, très anarchisante. Cependant de tout cela les beat en tiraient des poèmes et des ouvrages. Quand Joyce rencontre Kerouac, c’est une sorte de clochard – un peu céleste – il n’a pas un rond dans ses poches. Elle va assister aux débuts de sa gloire. Gloire bien embarrassante pour lui qui ne vivait que dans l’échec et la pauvreté matérielle en échange de sa liberté. Cette liberté pose tout de même question, Joyce nous dit que c’est une manière de conserver notre innocence, quelque chose de l’enfant que nous avons été. Cette liberté devait aussi aboutir à créer de nouvelles formes d’expression dans la littérature comme dans la peinture. Il y a de longs passages dans ce livre qui concernent l’émergence d’une nouvelle peinture, dont celle de Jackson Pollock. Mais cette créativité était aussi en réalité bien peu politisée. Ce mouvement qui explose au tout début des années cinquante, est curieusement contemporain de la chasse aux sorcières de l’HUAC. C’est curieux parce si les beat font des scandales, ceux-ci sont assez bien tolérés, tandis que des artistes plus ou moins bien installés dans le système seront pourchassés, notamment dans le cinéma. Vers la fin de son ouvrage, Joyce regrettera presque tout, notamment le remplacement des beatniks par les hippies, le jazz par le rock et une forme d’institutionnalisation de l’écriture désarticulée et scandaleuse. Elle condamnera les années soixante pour son incapacité à amener la révolution spirituelle et poétique qu’elle espérait. On pourrait résumer cela en disant que le système qui a toujours besoin de nouvelles marchandises, les a récupérés. Peu importe que cette période ait été aussi brève qu’intense, inachevée, inaboutie, mais certainement vivante. 

Joyce Johnson, Personnages secondaires [1983], éditions Cambourakis, 2016

On ne comprend pas la beat generation si on ne s’intéresse pas au jazz. Cette musique qui a toujours été à la marge, faisait partie intégrante du mode de vie. Non seulement le rythme de la prose de Jack Kerouac s’en voulait proche, mais lui-même récitait et chantait à la manière des jazzmen – il scatait. Du jazz à New York dans ce début des années cinquante ce n’était pas ce qui manquait, Joyce Johnson raconte qu’on pouvait voir et entendre dans des petits bistrots des pointures comme Thelonious Monk, ou Billie Holiday à laquelle elle consacre des pages très belles et très poignantes. Parmi les pages décapantes de l’ouvrage on retiendra encore le portrait à l’acide de LeRoy Jones. Joyce l’a connu quand il n’était rien, elle était très liée avec sa femme, la mère de deux de ses filles, une juive réformée ! Puis il devint le porte-parole du jazz et du blues comme musique exclusivement noire, il en tira un ouvrage qui devint une sorte de guide moral pour écouter de la musique[1]. 

Joyce Johnson, Personnages secondaires [1983], éditions Cambourakis, 2016

C’est un beau livre, avec du cœur, bien écrit, au-delà du témoignage. Chargé de sentiments et d’humanité, il ouvre la porte à une autre vision de l’Amérique. La marchandisation de la beat generation a donné naissance à toute une série de films. J’ai déjà parlé de The Subterraneans[2] pour en dire du mal. Ce film, basé sur le roman éponyme de Jack Kerouac, avait été un échec critique et commercial. Cela n’a pas dissuadé pourtant Hollywood de continuer dans la même veine. Par charité je ne citerais pas New York, New York de Martin Scorsese. Ni fait, ni à faire, mais ce n’est pas la faute des comédiens, c’est le résultat d’une méconnaissance complète de ce qu’a été le jazz. Pour en revenir à Kerouac et à sa mouvance, il y eut Heart Beat, réalisé en 1980 par John Byrum. Basé sur les souvenirs de Carolyn Cassady, le film n’a intéressé personne, même pas la critique. Mais Heart Beat avait pour lui une très belle musique, on pouvait y entendre Art Pepper. Cette musique d’ailleurs n’était pas vraiment d’époque. Joyce écoutait surtout du jazz newyorkais, du bop. Ce n’était pas tout à fait le cas de Kerouac qui était plus ouvert à la West Coast, mouvement qui était moins spécifiquement noir, Kerouac adorait Gerry Mulligan et il avait raison. Là encore les comédiens étaient bons, mais le sujet était complètement édulcoré, on aurait dit un film français à la manière de Truffaut, une bluette, vidée de toute violence et de tout caractère subversif. 

Joyce Johnson, Personnages secondaires [1983], éditions Cambourakis, 2016

Le dernier avatar de cette exploitation c’est On the road de Walter Salles. Basé directement sur l’ouvrage de Jack Kerouac, doté d’un budget confortable de 35 millions de dollars, ce fut à nouveau un fiasco critique et commercial. Les acteurs semblent sortir à peine du lycée pour s’amuser un peu. Même la musique est mauvaise, mais surtout le film souffre de cette manière de lire Jack Kerouac avec les mêmes lunettes qu’on mettrait pour lire n’importe quelle petite romance à deux sous. La recherche de la tragédie est absente. C’est lisse et sans saveur. Tout cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas adapter Kerouac ou Joyce Johnson à l’écran, mais il y faut sûrement un cinéaste qui n’ait pas peur de se confronter à la subversion de ces œuvres. Peut-être un Abel Ferrara dans ses bons jours…  

Joyce Johnson, Personnages secondaires [1983], éditions Cambourakis, 2016


[1] Blues People: Negro Music in White America, William Morrow, New York, 1971 

[2] http://alexandreclement.eklablog.com/les-rats-de-caves-the-subterraneans-ranald-macdougall-1960-a207105734

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