1 Mars 2016
Ce film a connu une curieuse destinée. Très critiqué à sa sortie, notamment par Les cahiers du cinéma qui le trouvaient un peu trop gaulliste[1], il est devenu par la suite une sorte de classique, emblématique des films de Résistance, et il est reconnu maintenant comme l’un des meilleurs films de Melville. Sans être un four, il n’a pas connu un très grand succès en salles, mais il faut dire qu’à cette époque on se trouvait dans une période de critique du gaullisme qui ne s’embarrassait guère de nuances et qui jetait un peu le bébé avec l’eau du bain. Et puis on en avait un peu assez de la légende de nos pères qui nous répétaient les exploits et les sacrifices de la génération précédente. D’ailleurs on a reproché aussi au film de montrer les résistants comme des héros : comme si nous n’avions pas besoin de héros aussi pour traiter de cette période ! Il faut comprendre que ce film a été produit à un moment où l’extrême-droite trouvait de bon ton de remettre en question l’importance de la Résistance elle-même dans la défaite des Allemands. Des individus aussi louches que Michel Audiard laissaient entendre que les Français avaient été plutôt lâches et ne s’étaient révélés résistants qu’au moment du débarquement des alliés sur les côtes normandes. Mais Michel Audiard et les siens excusaient ainsi leur propre passivité de l’époque en la confondant avec la généralité. C’est donc un film à la gloire de la Résistance[2], un film à contre-courant de son époque. Inspiré d’un ouvrage de Joseph Kessel qui a été un authentique résistant, il est mis en scène par Jean-Pierre Melville qui, bien que par ailleurs il soit un affabulateur patenté, a été lui aussi un vrai résistant[3], c’est même dans la Résistance qu’il prit le nom de Melville en hommage à l’auteur de Moby Dick, étant né lui-même Grumbach. Nous fûmes cependant quelques-uns à le célébrer sans réserve à sa sortie. Mais il faut bien se rendre compte que ce film est bien plus qu’un film sur la Résistance : c’est aussi un très grand film noir.
Dans le camp de prisonniers, Gerbier essaie de nouer des contacts
L’occupation et la résistance furent des sujets d’inspiration décisifs pour beaucoup de cinéastes de cette génération, et donc Melville : Le silence de la mer, adapté de Vercors, écrivain résistant est son premier long métrage, mais aussi le magnifique Léon Morin prêtre, et bien plus encore L’armée des ombres qui est aussi un hommage à la jeunesse. Le film s’ouvre avec le défilé des soldats Allemands sous l’Arc de triomphe à Paris, illustré par cette phrase si belle et si mélancolique : « Mauvais souvenirs, soyez pourtant les bienvenus… vous êtes ma jeunesse lointaine ». Cette citation qui est extraite du livre de Kessel provient elle-même de Georges Courteline. Le film est centré sur la décomposition d’un petit groupe de résistants dont le pivot est l’ingénieur Philippe Gerbier. Evidemment pour lutter avec efficacité contre l’occupant, les états d’âme ne sont pas permis, et il faudra aller jusqu’à tuer Mathilde qui a été arrêtée par la Gestapo et qui menace à tout instant de dénoncer ses camarades. C’est sans doute la première ambiguïté du film, en ce sens que les résistants qui luttent pour construire un monde plus humain doivent employer les armes mêmes de l’ennemi : éliminer les traitres dans leurs rangs, menacer. Mais ce sont des citoyens ordinaires à la base et leur qualification s’est acquise durement sur le terrain. C’est un portrait de groupe où chacun dans le combat commun doit trouver sa place en endossant des rôles pour lesquels ils n’ont jamais été préparés. Leur détermination ressort de la nécessité politique de libérer le pays avant de retrouver une vie normale. Pour cette raison ils peuvent venir de tous les milieux. On sait très peu de choses de ce que sont ces gens : Gerbier est un ingénieur, mais est-il marié, a-t-il des enfants ? Seule Mathilde est décrite plus complètement, on sait qu’elle a une famille à qui elle ne dit rien de ses activités illégales. Même les frères Jardie conservent un côté assez flou.
Il faut ruser pour échapper aux contrôles de la Gestapo
Le livre de Kessel auquel Melville est très fidèle a été écrit en 1943 et publié à Alger chez Charlot, sous le feu de l’action en quelque sorte, ce qui explique sans doute les ajouts de Melville. Evidemment 1943 est une année noire pour la Résistance, les Allemands, prenant conscience du développement de plus en plus importants de ces groupes pourtant encore mal coordonnés, vont se livrer à une répression sauvage. Les héros de cette histoire sont inspirés de personnages très réels, les exploits de Mathilde à la prison de Lyon sont ceux de Lucie Aubrac, Jean Cavaillès qui sera fusillé par les Allemands, philosophe mathématicien et résistant, est le modèle de Luc Jardie. Des traits sont empruntés aussi à Pierre Brossolette. Mais le tout est fondu dans une synthèse légendaire et dépasse le souci de la vérité historique proprement dite pour atteindre une autre vérité, celle de l’engagement et du sacrifice.
Melville dans la conduite formelle du récit s’inspire de lui-même et plus particulièrement du Deuxième souffle. Non seulement il reprend Lino Ventura et Paul Meurisse, mais il engage aussi Simone Signoret et Serge Reggiani qui initialement devaient tourner dans Le deuxième souffle. On retrouvera également Lino Ventura traversant presque la même gare que le vieux Gu, avec la même allure, la même moustache et un manteau croisé avec la même martingale. La mort de Mathilde est filmée un peu comme la tentative avortée de tuer Ricci toujours dans Le deuxième souffle, mais aussi comme l’exécution des motards dans le même film. Tout cela donne des allures de film noir, renforcées par l’usage de la voix off pour commenter et combler les ellipses. Toutes les scènes d’action sont remarquablement filmées, mais justement en prenant le temps de bien montrer la peur, le courage n’étant que cette capacité à surmonter celle-ci. Mais le film est marqué du sceau du désespoir, une fatalité qui entraînera tous les membres du réseau vers la mort.
Félix est arrêté
Beaucoup de choses se passent dans les regards, c’est l’admiration de Gerbier pour Mathilde, mais c’est aussi les échangent muets entre Gerbier le barbier qui lui donne un imperméable pour lui permettre de se dissimuler, ce barbier qui par ailleurs a affiché sur son mur des propos pétainistes mais qui comme beaucoup de Français ordinaires pratique une sorte de résistance passive. Comme toujours chez Melville il n’y a pas de bavardages inutiles, bien que les dialogues soient pourtant très soignés. Il y a des séquences splendides, l’arrivée de Gerbier au camp de prisonniers, l’introduction de Mathilde et de son ambulance dans la cour de la prison filmée en plan séquence, ou encore la mort de Mathilde et son immobilité face à ses bourreaux qui sont aussi ses amis. C’est une leçon de cinéma pour les réalisateurs d’aujourd’hui qui ont peu conscience de la profondeur de champ et qui ne savent pas quand la caméra doit se déplacer. Il n’est pas facile non plus de reconstituer l’ambiance de ces années noires. Il faut trouver les lieux, les costumes, les objets d’époque et leur donner un accent de vérité. L’objectif est ici parfaitement atteint. Certes on peut trouver que les costumes ont justement un peu trop d’apprêt comme ils ne pouvaient en avoir à cette époque, mais pour le reste, la nudité des décors, le camp des prisonniers tout est excellemment utilisé.
Jean-François Jardie se prépare à se sacrifier
Si ce n’est pas un film fauché, ce n’est pas non plus un film avec un budget très élevé. On le voit bien dans les plans serrés qui utilisent le décor marseillais par exemple ou les rues étroites et vides de Lyon, ou encore la pseudo visite de Jardie et de Gerbier à Londres filmé dans une fausse contre-plongée. Mais Melville qui en a vu d’autres sait très bien s’en accommoder par un montage efficace. Il n’a pas travaillé avec son équipe habituelle, à part Théo Meurisse pour les décors. Cependant la photo de Pierre Lhomme est magnifique et illustre bien ce côté passé de l’histoire avec ses tons très légèrement pastellisés. La musique discrète et envoutante d’Éric Demarsan ajoute beaucoup à l’émotion. Car c’est aussi un film sur la solitude, celle des deux frères qui ne peuvent s’avouer être membres de la Résistance, celle de Gerbier réfugié à la campagne ou celle de Mathilde dans les derniers moments de sa vie.
Gerbier pense que sa dernière heure est venue
La distribution de ce film est impeccable, dominée par Lino Ventura qui trouve là un de ses plus beaux rôles. Ce qui peut paraître assez étrange parce que L’armée des ombres signera la rupture entre Ventura et Melville. Sur la fin du tournage les deux hommes ne se parlaient plus et ne communiquaient que par des petites notes ou par les assistants interposés. Mais c’est seulement un problème d’ego. Melville avait un caractère épouvantable et Lino Ventura n’était pas du genre à s’incliner devant quelque autorité que ce soit. Il reste que la prestation de Lino Ventura est exceptionnelle. En effet, il abandonne ses attitudes précédentes qui mettaient plutôt l’accent sur sa force physique et sa capacité à passer à l’action. Il est ici un ingénieur, froid, calculateur, un intellectuel qui s’entend d’ailleurs à merveille avec un autre intellectuel Luc Jardie et qui excelle à organiser, à commander. Moins présent à l’écran, Paul Meurisse joue Jardie, mais il est égal à lui-même, bien, sans plus. Plus intéressante est selon moi l’interprétation de Simone Signoret dans le rôle de Mathilde, déterminée, mais pourtant fragile et terriblement humaine. Si tous les acteurs sont excellents, on remarquera plus particulièrement Christian Barbier dans le rôle du Bison, ou encore Paul Crauchet dans celui de Félix qui sont très émouvants. Le colonel Passy joue brièvement son propre rôle, ce qui est censé donner encore plus d’authenticité à l’histoire
Le bison va tuer Mathilde
Film devenu culte comme on dit dans les cours de collège, se revoit toujours avec la même émotion. Il paraît que Joseph Kessel était en larmes lorsqu’il l’a vu pour la première fois. Mais il faut dire que c’est sûrement le film le plus humain de Melville et probablement le plus sentimental aussi. Le semi-échec public de L’armée des ombres va emmener ensuite Melville pour la fin de sa carrière à s’orienter vers des produits plus fabriqués, c’est en quelques sortes le dernier grand film de Melvile. Certes Le cercle rouge ne manque pas de qualités formelles, et ce sera un grand triomphe au box-office, mais il fonctionne plus sur des principes et la mise en œuvre de codes que sur un sujet fort.
[1] Contrairement au livre, le film n’insiste pas beaucoup sur la diversité politique des résistants, alors que se situant en 1943, c’est bien le moment où l’engagement des communistes bat son plein.
[2] Bien que le mot de Résistance ne soit jamais prononcé dans le film.
[3] Melville raconte son engagement dans la Résistance dans son livre d’entretiens avec Rui Nogueira, Jean-Pierre Melville, Entretien avec Rui Nogueira, Paris, Seghers, coll. Cinéma 2000, 1973.