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Le blog d'Alexandre Clément

La brigade du suicide, T-Men, Anthony Mann, 1947

La brigade du suicide, T-Men, Anthony Mann, 1947

Anthony Mann considérait que T-Men était son premier vrai film en ce sens qu’il en avait eu la maitrise complète de l’histoire jusqu’à la réalisation sans subir d’influence qui transforme ses idées[1]. Ce n’est pas un film a gros budget, mais il est une des premières incursions dans le monde des policiers infiltrés qui doivent se fondre dans un milieu particulier, en adopter les codes et les modes de vie pour mieux les démanteler. Lorsqu’Anthony Mann travaille sur ce film, c’est déjà un vieux routier, il a une douzaine de films à son actif. Tourné comme un film noir semi-documentaire, c’est à la mode à cette époque, il en détourne un peu le sens en se servant de ce véhicule pour laisser exploser une violence latente. C’est cette violence qui va surprendre et attiré justement l’attention sur les qualités esthétiques de l’œuvre. L’utilisation de cette violence fait basculer le film du policier ordinaire vers le film noir. On va voir que c’est plus le traitement que l’intrigue proprement dite qui est en question. 

La brigade du suicide, T-Men, Anthony Mann, 1947

Un agent du Trésor a rendez-vous avec un indicateur 

T-Men est aussi la première collaboration entre Anthony Mann et John Alton, un des plus grandes photographes de films noirs. On dit que c’est Alton qui aurait fait la leçon à Mann lorsqu’ils étaient tous les deux employés au studio Republic sur les éclairages et sur le choix des angles de prise de vue. C’est même Alton qui aurait poussé le studio a engagé Anthony (Mann sur The great Flamarion. Et cette collaboration va aller bien au-delà de la mise en forme d’une atmosphère, elle atteint à une sorte de splendeur poétique qui montre tout ce qu’on peut tirer du film noir sur le plan de la « couleur »[2]. La publicité autour de ce film fut développée autour de la coopération avec les agents du Trésor. Celui-ci aurait fourni une documentation abondante. Pour donner un semblant de vérité, on fit intervenir un ex-agent du Trésor, Elmer Irey, qui vint comme c’était la mode lire un discours à la gloire des enquêteurs du Trésor, rappelant que ce furent eux qui mirent fin aux activités criminelles d’Al Capone, en le piégeant pour des questions fiscales. Quoi qu’il en soit le studio Eagle Lion mis le paquet, environ 400 000 $ de l’époque et ce fut le plus gros budget qu’avait obtenu Anthony Mann à cette époque. Le gros morceau était le salaire de Denis O’Keefe, on se demande bien pourquoi, et le réalisateur ne toucha qu’un peu moins de 15 000 $. Une somme dérisoire si on compare avec les salaires des médiocres tâcherons d’aujourd’hui. En vérité cette relative faiblesse des salaires avait au moins une vertu, elle obligeait les acteurs et les réalisateurs à travailler de façon régulière sans se poser de question. Film cette fois de série A, T-Men est plus long, une heure et demi, que les précédents. Le scénario est de John Higgins qui avait déjà travaillé avec Anthony Mann sur Railroaded, et qui retravaillera encore avec lui sur Raw deal et sur Border incident. L’histoire a été fournie par Virginia Kellog[3] qui donnera des sujets pour l’excellent Caged de John Cromwell[4], ou le non moins excellent White heat de Raoul Walsh, film dans lequel il s’agit déjà d’infiltrer un policier[5]. Le film noir est finalement une petite famille ! 

La brigade du suicide, T-Men, Anthony Mann, 1947 

O’Brien et Genaro prennent une chambre dans un hôtel louche 

Un indicateur qui devait donner des renseignements à un agent du Trésor est assassiné à Los Angeles. L’agence retire son agent qui est grillé et va engager deux T-Men pour infiltrer un gang de faux monnayeur qui possède semble-t-il un papier de première qualité pour fabriquer les faux billets. Ce papier vient de Chine. O’Brien et Genaro vont tenter de se faire passer pour des gangsters en infiltrant le gang de Vantucci qui se trouve à Detroit. L’idée est de se faire recommander par Vantucci lui-même pour infiltrer le gang de Los Angeles. Ils vont évidemment prendre des faux noms, et s’installer dans un hôtel fréquenté par la pègre. Ils vont dans un premier temps se faire admettre dans le gang de Vantucci. Puis O’Brien va partir pour Los Angeles afin de retrouver The shemer qui est impliqué dans un trafic de faux billets. Il le repère en explorant les salles où on prend des bains de vapeur. Il va le rencontrer ensuite dans une salle de jeu et lui proposer de monter une combine avec des plaques d’impression qu’il possède et le papier auquel the shemer a accès. Il arrive comme ça à remonter la filière, découvrir le lieu où les billets sont imprimés, et diverses complicités. Avec Genaro qui l’a rejoint à Los Angeles, ils vont tenter d’affoler the shemer en lui faisant croire qu’il y a un contrat sur sa tête. Tout avance très bien, sauf qu’à un moment Genaro qui se promène avec the shemer dans une fête foraine, va être reconnu par une amie de sa femme. Bien que celle-ci nie finalement le connaître, the shemer va se renseigner pour savoir qui il est. Et inévitablement il va apprendre qu’il est un agent du Trésor. Il s’ensuit que la bande va l’assassiner sous les yeux de son ami. Mais entre temps Genrao a trouve un bulletin de consigne qui dissimule un carnet de note qui incrimine tout le gang. Celui-ci se sent traqué et décide de liquider the shemer. C’est Moxie, le tueur à gages du gang qui va s’en charger dans le bain de vapeur. O’Brien cependant avance, il négocie avec le gang pour rencontrer le grand patron en personne, en proposant les plaques d’impression. Il doit se rendre sur un bateau où se trouve el grand patron. Mais le gang se méfie, Diana qui fait office de sous-chef dans le gang, pense que ces plaques ont été fournies par le Trésor lui-même. Elle va demander à ce que leur spécialiste, Paul Miller en décide. Mais celui-ci confirme les assertions d’O’Brien. En vérité il a compris que le Trésor est sur leur dos et que le gang ne s’en sortira pas. Il propose à O’Brien de témoigner en échange d’une absolution. Mais O’Brien n’a pas le temps de répondre, en effet, les flics, qu’il a lui-même alertés, ont débarqué. Moxie abat Miller. O’Brien le poursuit Moxie dans les coursives du navire, et finit par l’abattre, mais il est grièvement blessé. Le gang est ainsi démantelé. On apprend que O’Brien s’est finalement remis de ses blessures et que la femme de Genaro est tout de même fière que son mari soit mort pour défendre le bien public. 

La brigade du suicide, T-Men, Anthony Mann, 1947 

Les T-Men sont à la recherche d’une piste 

L’histoire est assez convenue, bien qu’ici elle soit très dense avec une évolution soutenue des personnages. Bien entendu il s’agit au premier abord de la lutte du bien contre le mal, ou de la société contre ses parasites qui la pille en imprimant des faux billets. Le fil rouge de cette histoire est le travail minutieux et pénible de Dennis O’Brien. Mais il y a un manque d’adhésion à ce personnage. Certes on peut admirer son courage face aux menaces auxquelles il doit faire face. Il n’est cependant pas vraiment sympathique. Cela vient du fait qu’en infiltrant le gang, il adopte son mode de vie, perdant son identité, il devient tout aussi mauvais et cruel que les autres. Moxie est un gangster cruel qui tue the shemer en l’enfermant dans un bain de vapeur dont il a augmenté la chaleur. Le pendant de cette cruauté, c’est celle de O’Brien, non seulement il ne manifeste pas vraiment beaucoup d’émotion quand son collègue Genaro est assassiné, mais il a un rictus de plaisir quand il prend en chasse Moxie qu’il abattra de sang-froid, alors que l’arme de ce dernier est vide. De même il mettra the shemer en position inconfortable vis-à-vis du gang, alors qu’il risque sa peau. Moxie, Genaro ou O’Brien se battent pour des abstractions, et leur combat n’a pas de réalité tangible. 

La brigade du suicide, T-Men, Anthony Mann, 1947

O’Brien a pris en chasse The shemer 

La volonté d’Anthony Mann est de conduire le film d’une manière minutieuse, en donnant le maximum de détail sur à peu près tous les aspects du faux-monnayage. C’est décrit du point de vue de la division du travail. Une hiérarchie très pyramidale, avec au somment un chef d’entreprise qui pense en dehors ou contre les lois ordinaires, et en bas les exécutants qui se trouvent en première ligne pour affronter la police. A l’intérieur de cette troupe, cette division du travail se reflète dans les lieux que chacun fréquente, la petite pègre se retrouve dans des quartiers et des hôtels minables, la haute pègre sur un superbe yacht. Les policiers qui ne savent plus très bien qu’elle est leur véritable identité navigue entre ces couches sociales. O’Brien remonte le courant, et ce faisant il imite l’ascension d’un individu selon le rêve américain. Il part de tout en bas comme petit soldat du gang Vantucci et se retrouve en haut proche du grand chef. Avant la confrontation ultime, on verra O’Brien sévèrement séparé du Big Boss par une porte quasiment infranchissable pour lui, étanche, protégée par des gardes du corps. Le fait de mettre à bas cette organisation peut s’apparenter à une sorte de révolution contre les élites. L’homme est riche, vieux, il sait s’entourer de beaux objets et de belles femmes. Ceux qui le pourchassent sont seulement de besogneux artisans qui travaillent pour la collectivité. Cette approche qui est presque celle d’une analyse en termes de classe n’est évidemment pas tout à fait intentionnelle, mais elle est présente et explique pourquoi Anthony Mann travaille à présenter minutieusement le quotidien des uns et des autres. 

La brigade du suicide, T-Men, Anthony Mann, 1947

O’Brien va nouer le contact avec The shemer dans une salle de jeux 

Bien que l’histoire soit écrite par une femme, les femmes en sont pratiquement absentes. On en croisera trois, La première est la femme photographe qui passe les messages et écoule les faux billets. La seconde est celle de Genaro qui assume totalement son effacement derrière l’efficacité du métier de son mari. Elle n’est pourtant pas sans esprit d’initiative, dès lors qu’elle comprendra que son mari court un danger, elle interviendra pour que cesse les bavardages de son amie, quitte à le renier. Et puis il y a la troisième femme, Diana, elle n’est pas tout à fait le chef du gang, mais elle mène tout le monde à la baguette. Il serait donc faux de voir dans cette histoire dominée par la présence masculine une sorte de misogynie. La femme est bien l’égale de l’homme, y compris dans la turpitude. Elle est intelligente, capable d’esprit de décision et poursuit sa volonté de s’enrichir comme n’importe quel homme ! 

La brigade du suicide, T-Men, Anthony Mann, 1947

O’Brien et Genaro vont affoler The shemer 

La conduite du récit se veut semi-documentaire, elle introduit en conséquence une forme de distanciation d’avec son sujet qui peut être rapprochée de la manière de Dashiell Hammett dans le roman noir, on va éviter le plus possible toute approche psychologisante, ce qui veut dire que la caméra doit prendre du champ, sauf lorsqu’il s’agira de montrer la peur ou la haine, des sentiments basiques, moteurs de l’action proprement dite. On va donc commencer par une voix qui pendant un long moment va expliquer au spectateur ce qui se passe et décrire le travail collectif des forces de police. On filmera des immeubles du Trésor pour donner de la vérité. Mais Anthony Mann, contrairement à son habitude, du moins à cette époque, va faire un usage de très nombreux extérieurs, il nous promènera de Los Angeles à Detroit. Une partie de ces extérieurs a été filmée en caméra cachée à partir d’un véhicule banalisé. Anthony Mann utilise aussi les décors du port de San Diego qui, filmés de nuit, apporte beaucoup de mystère. Mais enfin là n’est peut-être pas le principal même si on peut saluer les efforts de vérité que le film contient. C’est dans le déroulement de l’action qu’Anthony Mann va faire la preuve de son talent. C’est-à-dire qu’il va montrer comment le traitement de l’image sublime le propos. Alton parlait à ce propos de la spécificité du film criminel qui utilise les gros plans pour déformer les visages en exagérant les traits, en utilisant des lumières fortes. C’est moins pour décrire le caractère que pour définit une sorte de monstruosité. Les ombres et les lumières sont aussi très utiles dans les scènes d’action ou de filature qui laissent entendre que le danger est partout. Lorsque O’Brien rentre à son hôtel pour récupérer les plaques, encadré par Moxie et Brownie, il est intercepté par un agent du Trésor, mais pour la crédibilité du rôle qu’il joue, il doit s’en défaire, s’ensuit une bagarre qui est filmée en plan général et où les ombres produisent une chorégraphie étonnante. 

La brigade du suicide, T-Men, Anthony Mann, 1947

Genaro est reconnu dans la rue par une amie de sa femme 

Anthony Mann a passé aussi beaucoup de temps à filmer les scènes dans les bains de vapeur, scènes qui sont devenues légendaires et assez souvent imitées. L’idée était de donner une forme angoissante et un peu rêveuse d’abord à la première rencontre de O’Brien avec the shemer et ensuite au crime proprement dit. Il fallait filmer à travers un brouillard, mais c’était difficile à cause de la buée qu’une vapeur simple aurait envoyé sur la caméra. Il utilisa un bloc de glace carbonique dans laquelle O’Keefe avait les pieds plongés, puis il envoyait un jet d’air qui faisait remonter une sorte de vapeur qui permettait de donner l’illusion d’un corps couvert de sueur. Cette anecdote est racontée par John Alton. Pour le reste on est fasciné par la capacité d’Anthony Mann à trouver des angles inédits de prise de vue qui donnent de la profondeur de champ et du volume à l’action. Dans la poursuite que O’Brien entame pour rattraper Moxie et le tuer, on le verra émerger sur le pont à partir d’un escalier, comme un diable qui sort de sa boîte, comme s’il avait trop longtemps contenu sa colère. Même blessé il continuera à s’avancer jusqu’à tuer Moxie. 

La brigade du suicide, T-Men, Anthony Mann, 1947

Moxie va assassiner The shemer dans le bain de vapeur 

Dennis O’Keefe est O’Brien. Il est très présent. Cet acteur assez monolithique dans son jeu avait été vraiment découvert dans The léopard man de Jacques Tourneur[6]. Il est costaud suffisamment pour qu’on prenne au sérieux sa violence. Il est aussi taciturne ce qui lui donne l’air d’un vrai policier ! Il ne faut pas chercher de subtilité dans son jeu. Mais après tout cela convient parfaitement au rôle et Anthony Mann en sera content, et le film ayant eu beaucoup de succès il réemploiera O’Keefe pour Raw deal. Alfred Ryder est assez pâlichon dans le rôle de Genaro et on a bien du mal à croire à sa dureté. Derrière on quelques figures récurrentes du film noir. Wallace Ford dans le rôle de the shemer. Il apporte curieusement une touche d’humanité en exhibant ses peurs derrière ses bavardages incessants. Et puis il y a Charles McGraw, un habitué depuis The killers de Robert Siodmak des rôles d’homme de main[7]. Il a ici un peu plus de place que généralement, il se révélera plus subtil dans les scènes où il tue the shemer ou quand il se rase, partageant le lavabo avec O’Brien. Le rôle de Moxie lui collera à la peau, et sa fille dira d’ailleurs que dans l’intimité on lui avait donné ce surnom, et qu’il s’était un peu identifié à ce rôle de méchant dans la vie réelle[8]. On dit que ce rôle à réorienté sa carrière. Art Smith toujours sobre et compétent incarnera Gregg le supérieur d’O’Brien et de Genaro, toujours impeccable dans le rôle d’un vieux sage perspicace. Les femmes sont plutôt transparentes, même Jane Randolph qui interprète une femme gangster reste en manque de crédibilité. 

La brigade du suicide, T-Men, Anthony Mann, 1947

Dans le couloir de l’hôtel une bagarre éclate 

Le film fut un gros succès, surtout pour un film noir. On dit qu’il a rapporté 3 millions de $ pour un budget de 424 000 $. C’est le premier film d’Anthony Mann qui fut salué par la critique comme ayant une grande originalité esthétique, et c’est ce film qui a été découvert en France et qui fit de son réalisateur un metteur en scène reconnu. Dans le film noir c’est certainement le dessus du panier, il faut voir ce film plusieurs fois pour se rendre compte de toute la richesse qu’il contient. On pourrait encore détailler d’autres séquences, ou encore cet usage des miroirs quand O’Brien insuffle la peur à the shemer, symbolisant ainsi le double langage et la double personnalité d’O’Brien. Le film a été restauré récemment. On le trouve dans une très belle édition chez Rimini, avec un petit livret sur Anthony Mann et le film noir, ce qui permet d’apprécier mieux encore la collaboration entre John Alton et Anthony Mann. Attention l’édition de Rimini vient juste de paraître au mois d’aout 2021, elle ne doit pas être confondue avec les éditions de ce film qui l’ont précédée. Ce n’est pas la même qualité. C’est celle là qu’on préférera. 

La brigade du suicide, T-Men, Anthony Mann, 1947

O’Brien part à la recherche de Moxie pour le tuer 



[1] Christopher Wicking and Barrie Pattison, “Interview with Anthony Mann,” Screen: The Journal of the Society for Education in Film and Television 10, nos. 4 and 5 (July/October 1969): 33 

[2] John Alton, Painting with light, University of California Press, 1995.

[3] https://crimereads.com/virginia-kellogg-the-forgotten-screenwriter-behind-a-string-of-classic-noirs/

[4] http://alexandreclement.eklablog.com/caged-femmes-en-cage-john-cromwell-1950-a114844926 On dit que pour l’écriture de cette histoire, Virginia Kellog s’est faite enfermée dans une prison de femmes pour comprendre ce qui se passait derrière les barreaux.

[5] http://alexandreclement.eklablog.com/l-enfer-est-a-lui-white-heat-raoul-walsh-1949-a150994658

[6] http://alexandreclement.eklablog.com/l-homme-leopard-the-leopard-man-jacques-tourneur-1943-a144863700

[7] http://alexandreclement.eklablog.com/les-tueurs-the-killers-robert-siodmak-1946-a119570036

[8] Alan K. Rode, Charles McGraw: Biography of a Film Noir Tough Guy, McFarland & Co Inc, 2012.

 

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