3 Décembre 2016
Comme on le sait Jules Dassin a beaucoup fait pour le développement du film noir dans les années 40. Il a inauguré des formes très originales qui passent par-dessus l’intrigue proprement dite. Il a donc participé à l’élaboration d’une grammaire nouvelle avec l’usage de décors naturels et urbains dont il a su en faire ressortir la noirceur tout autant que la poésie singulière. Dès sa sortie le film a marqué les esprits. Il y a en effet le parti pris de faire de la ville de New York un personnage à part entière du film à travers une méthode de tournage semi-documentaire. Bien avant la Nouvelle Vague il y a cette idée de tourner dans des décors réels et d’éviter les trucages des lumières de studio.
Garzah assassine son complice
L’histoire est relativement simple et Jules Dassin la trouvait assez peu intéressante en elle-même. Une jeune et belle femme apparemment sans histoire est retrouvée assassinée dans son logement ; dès lors la police va enquêter pour essayer de comprendre les motivations de l’assassin et donc de le coincer. L’enquête est confiée au Lieutenant Muldoon et à son jeune inspecteur Halloran. Ils vont rapidement découvrir que Jean Dexter menait une vie des plus dissolues. Bientôt ils soupçonnent Frank Niles qui, en même temps qu’il entretenait une relation avec Jean Dexter, était fiancé avec Ruth Morrison. En effet Frank Niles ment sur ses façons de gagner sa vie, et bientôt on va se rendre compte qu’il vend des bijoux volés. Mais il a des alibis en béton. De même Jean Dexter entretenait une relation avec un certain Henderson qui est en fait le docteur Stonneman. La découverte du corps de Bakalis va orienter les recherches vers un ancien catcheur, Willie Garzah. Dès lors les policiers comprennent que Jean Dexter et Frank Niles organisaient les cambriolages, et Garzah et Balalis les exécutaient. Il ne reste plus dès lors qu’a retrouver Garzah. La police va faire tout le tour des salles de sport pour lui mettre la main dessus. Mais alors qu’Halloran est prêt de lui mettre la main au collet, il arrive à s’échapper. Pas pour longtemps un grand nombre de policiers va le traquer et finalement le mettre hors d’Etat de nuire.
C’est l’heure du laitier
Le scénario a été écrit par Albert Maltz sur une idée de Malvin Wald. Albert Maltz était communiste et il fit partie à ce titre des Dix d’Hollywood qui refusèrent de témoigner. Cela lui valut de ne plus apparaître au générique d’un film jusqu’en 1970 ! Parmi ses scénarios les plus célèbres, on compte This gun for hire de Frank Tuttle – Tuttle qui sera aussi poursuivi par l’HUAC – mais des films comme Cloak and dagger de Fritz Lang, ou encore des westerns pour Delmer Daves. Dassin suivra d’ailleurs bientôt Maltz sur la liste noire, et se réfugiera dans l’exil en Europe pour travailler. C’est sans doute Maltz qui a donné ce côté très documentaire, presque prolétarien à la ville de New York. La ville grouille d’une activité débordante, les gens qui apparaissent à l’écran ne sont pas très riches, ils sont saisis en pleine activité. Les policiers eux-mêmes sont plutôt besogneux et nonchalants. La ville suscite le crime, c’est le message que fera passer la scène très forte de la rencontre entre Muldoon et les parents de Jean Dexter qui pleurent sur les inconséquences de leur fille qui voulait tout et tout de suite. Même le cruel Willie Garzah que son frère renie et vend sans scrupules à la police, semble répondre à la nécessité de survie générale. L’aspect faussement documentaire sera souligné par la mise en scène d’une grande quantité de policiers, chacun ayant une tâche particulière : le légiste, celui qui récupère les empreintes, ou encore les flics qui prennent les suspects en filature. Cela est renforcé par la voix off, il s’agit de celle de Mark Hellinger, qui commente le déroulement de l’enquête et ses difficultés.
La foule emprunte le métro pour retrouver ses pénates
Cette approche du film noir va se multiplier justement à la suite de ce film pionnier de Jules Dassin. De nombreuses œuvres reprendront cette idée de la ville comme personnage central. Par exemple l’excellent The Phoenix City Story de Phil Karlson qui date de 1955. Dassin lui-même tentera en 1949 de faire de San Francisco dans Thieves’ Highway le pendant de New York pour The naked city. Il faut dire que du temps des longues années rooseveltiennes, le cinéma américain est aussi à la recherche de nouvelles formes qui utiliseraient un matériel humain réel et s’éloignerait du glamour traditionnel d’Hollywood. L’expérience des cinéastes durant la guerre qui ont mis leur talent au service de la bonne cause vient renforcer ce mouvement. Cette volonté de vérité va entraîner aussi une nouvelle approche dans la manière de filmer. Certes on partira des décors réels et on explorera la diversité de la ville, y compris ses recoins les plus dégradés. Mais il faut aussi trouver une grammaire particulière. Dassin la trouve en multipliant les diagonales et les longues perspectives qui en quelque sorte rendent les personnages plus petits et plus fragiles, comme perdus dans le milieu de l’écran.
Niles a revendu des bijoux volés
Egalement il utilisera la foule en pénétrant avec sa caméra dans les lieux mouvants que sont les larges avenues, les bouches de métro et les lieux de travail. Cette volonté d’anonymat est prolongée par l’utilisation d’acteurs assez peu charismatiques comme Barry Fitzgerald dans le rôle du lieutenant Muldoon, une sorte de Maigret newyorkais, très petit, âgé, presque souffreteux. A la beauté factice de la jeune femme assassinée Dassin oppose le couple fatigué de ses parents. Les acteurs doivent se fondre dans la masse des newyorkais. La vie de la cité est trépidante : la fin du film qui se résume à la longue traque de Garzah préfigure French connection. On passe d’un quartier à l’autre en courant, la caméra suit ou précède celui qui court. On verra ainsi Garzah courir et souffler sur la caméra, le corps et le visage tordus par l’effort. Les angles de prise de vue sont remarquables, souvent des plongées du haut des toits qui donnent le vertige.
Muldoon essaie de réconforter les parents de Jean Dexter
Il n’y a presque rien à dire de l’interprétation : le noyau de l’histoire est Muldoon interprété subtilement par le tout petit acteur Barry Fitzgerald qui derrière son physique plus qu’ordinaire va se révéler rusé autant que pugnace. La prestation de Don Taylor dans le rôle de Halloran, le complice de Muldoon n’a rien d’extraordinaire : il représente le rêve lisse de l’Amérique, avec sa petite famille réfugiée à l’écart des turbulences de la grande cité dans un quartier pavillonnaire de la banlieue. Howard Duff dans le rôle de Frank Niles est suffisamment veule pour tenir correctement la place du bellâtre, menteur et truqueur. Ted de Corsia est plus remarquable dans le rôle de Garzah, il vole la vedette aux autres acteurs plus connus que lui. Il interprétera ensuite des dizaines de rôles de ce genre, dans le film noir, comme dans le western, l’homme de main cruel et sans scrupule. Si les seconds rôles de l’équipe des policiers sont très bien dessinés, les rôles féminins ne sont pas très favorisés. Mais après tout c’est l’histoire elle-même qui le veut.
Dans une salle de catch la police retrouve la piste de Garzah
Il y a beaucoup de scènes remarquables dans ce film en dehors évidemment de la poursuite finale. Par exemple ces petits chevaux qui travaillent durement dans la ville en se mélangeant à la circulation automobile, comme si on admettait enfin leur disparition programmée pour la cause du progrès technique. Ou alors ces nuées d’enfants, nous sommes en 1948, qui trainent dans les rues, les uns s’amusant à se faire asperger par les bornes d’incendies, et les autres se jetant tête la première dans l’Hudson sans doute pour se rafraichir. Techniquement il était aussi sans doute très difficile de travailler le film au milieu de la foule qui est de partout présente et qu’il faut utiliser comme une matière mouvante et enveloppante. On voit d’ailleurs qu’il y a quelques plans où les passants ne peuvent se retenir de regarder du côté de la caméra. Il y a une belle photographie, et un passage étonnant où on voit Ted de Corsia courir à perdre haleine au milieu des femmes qui sur le pont promènent leurs bambins dans des landaus.
Garzath se terre dans l’East side
Mark Hellinger a joué un rôle décisif dans le développement de ce projet. Mais il a été un des éléments clés du cycle du film noir, c’est lui qui a produit The killers de Robert Siodmak. Il produira encore Brute force de Jules Dassin en 1947. Malheureusement il décédera juste après le tournage de The naked city. C’est clairement lui qui a entraîné le film noir vers un plus large usage des décors urbains réels et donc qui a réorienté celui dans les années 47-48 vers quelque chose de plus naturaliste. Notez qu’au moment de sa mort il lançait une nouvelle société avec comme partenaire Humphrey Bogart ! Il avait débuté comme journaliste, puis il avait écrit plusieurs romans qui furent adaptes à l’écran et finalement il se tourna vers le travail de la production. C’est un très grand producteur qui avait des idées neuves sur le métier et dont le nom mérite de passer à la postérité[1]. C’est lui qui a développé le projet et qui ensuite a engagé Dassin pour le réaliser. Il semblerait aussi que pour partie les photos d’Arthur Fellig, le grand photographe newyorkais des années trente, aient joué un rôle dans l’esthétique particulière du film[2].
Halloran croit avoir coincé Garzath
Bref quoique certains petits malins en aient dit, The naked city est un très grand film noir, très original et plein de vie. Guy Debord utilisera ce titre pour une métagraphie représentant l’espace discontinu parcouru dans Paris. A sa sortie le film fut salué par la critique newyorkaise, et eut un très grand succès commercial qui fit beaucoup pour la réputation ultérieure de Dassin.
Halloran court après Garzah
Garzath essaie d’échapper à la police
Garzath veut se réfugier dans la tour du pont de Brooklyn
Garzah n’a plus d’issue
Jules Dassin sur le tournage de The naked city
Dassin filme les enfants à même la rue
Du haut d’un gratte-ciel la vue est bien plus large
[1] Jim Bishop & Gladys Hellinger, The Mark Hellinger story : a biography of Broadway and Hollywood, Literary Licensing, 2012. Il s’agit d’une nouvelle édition du livre qui était sorti en 1952 !
[2] http://www.telerama.fr/cinema/comment-weegee-a-inspire-la-cite-sans-voiles-a-revoir-sur-arte-7,140290.php