8 Septembre 2017
En ce temps-là, Trintignant était une grande vedette, et surtout les films basés sur des scénarios de Sébastien Japrisot étaient des très grands succès. Ils possédaient en effet un ton particulier, à la fois noir et mélancolique, onirique et violent. La course du lièvre à travers les champs est tourné après l’immense succès international (notamment aux Etats-Unis) du Passager de la pluie, également du tandem René Clément- Sébastien Japrisot. Leur coopération s’arrêtera pourtant là, les deux hommes s’étant plutôt mal entendus sur le tournage. A l’origine de ce film, il y a un roman de David Goodis, Black Friday, mais le scénario va s’en éloigner tellement que Sébastien Japrisot pourra présenter la novellisation du film comme une œuvre parfaitement originale. Qui le lui reprocherait ? De l’œuvre de Goodis il ne restera presque rien, juste l’idée du coup, et le fait que le héros va y être mêler sans trop le vouloir.
Tony est poursuivi par des gitans qui le rendent responsables d’un accident d’avion qui a tué plusieurs des leurs. Il fuit la France, se retrouve à Montréal. Mais les gitans le serrent de près, par hasard il tombe sur un règlement de compte. Celui qui est en train de mourir lui confie une forte somme. Paul et Rizzio lui tombe dessus et l’embarquent. Ils lui passent les menottes. Tony tente de s’échapper, et Paul est éjecté de la voiture. Rizzio ramène tout le monde chez Charley le chef de la bande. Celui-ci interroge Tony qui ment effrontément et obtient sa libération. Mais il ne pourra aller bien loin, les gitans surveillent le refuge de la bande à Charley. Il va donc revenir vers l’auberge et s’intégrer à la bande. Paul va décéder de ses blessures, Tony va donc le remplacer au pied levé pour le kidnapping. Car Charley a imaginé enlever une femme témoin, retenue dans un hôpital, et l’échanger contre une rançon élevée que lui versera le gangster qui craint justement les témoignages de cette femme. Mais comme celle-ci s’est suicidée, Charley décide de la remplacer dans l’échange. Mais les choses tournent mal, c’est d’abord Isola la majorette qui les dénonce pendant le concert de piano. Ils sont déjà partis, seule est restée Sugar qui se fait arrêter. Ils investissent la prison, et c’est maintenant Rizzio qui se fait attraper un peu bêtement. Le reste de la bande va chercher à récupérer le million de dollars en faisant croire que Pepper est la jeune femme qui doit témoigner. Une fusillade s’ensuit, Mattone est tué, Charley est blessé. Arrivé à l’auberge, Charley donne la moitié du butin à Pepper et Tony et leur demande de partir. Ce qu’ils font, mais les gitans sont encore là et règle son compte à Tony. Celui-ci a encore la force de faire partir Pepper et de rejoindre Charley. Là ils vont attendre tous les deux que la police attaque l’auberge.
Les gitans attendent Tony à la descente du train
Sébastien Japrisot a placé cette histoire une nouvelle fois sous le signe de Lewis Carroll, et donc en quelque sorte sous celui de l’enfance et de ses désillusions. Si l’histoire est assez longue, et le rythme lent, ce n’est pourtant pas le réalisme qui est recherché. Dans une atmosphère onirique, la quête du jeu est le signe de cette volonté de ne pas abandonner ses rêves d’enfant, même si cela peut coûter la vie. Le jeu est une chose des plus sérieuse, on sait cela depuis Homo Ludens de Huizinga. Et c’est bien à cela que tous les protagonistes s’appliquent, à jouer. Jouer c’est vivre avec des règles, comme celles que se donnent les gitans de poursuivre leur vengeance jusqu’au bout du monde, ou comme celles que réinventent Tony et Charley lorsque la fin approche et que la maison est cernée par la police. Le kidnapping, aussi sérieusement monté qu’il soit, est juste un prétexte, comme l’argent qu’on pourra peut-être en retirer.
L’autre dimension de cette fable est que malgré tous leurs efforts pour se regrouper et finalement s’accepter, les humains restent toujours seuls. Les relations amoureuses qui émergent sont seulement des petits moments en pointillés. Et d’ailleurs elles sont aussi marquées par le jeu, Sugar appâte les hommes en leur faisant à manger, des tartes principalement ! Tony s’en fait facilement une alliée. Dans ces conditions, la mort est tout autant irréelle, que ce soit celle de Paul, ou celle du visiteur qui se fait tuer d’une boule de billard dans la tête, ou encore celle potentielle de Pepper qui risque gros dans l’échange de la rançon. Il y a une certaine continuité chez René Clément dans l’utilisation du thème de l’enfance depuis Jeux interdits. On retrouvera encore des enfants dans le film suivant, La baby sitter, et c’est un thème qui a été aussi évoqué dans le film précédent de René Clément, La maison sous les arbres. L’enfance est un monde à part, avec la difficulté qu’il y a de s’en sortir mais en même temps les souffrances qu’elle engendre et la cruauté qui va avec, comme dans Jeux interdits, on ne s’apitoie guère sur la mort. C’est le refus de la maturité qui fait l’enfance et c’est bien pour ça que les protagonistes sont seulement des enfants vieillis. C’est plus cet aspect qui fait de cette histoire une tragédie que le kidnapping et ses séquelles finalement assez attendues.
Sugar va tomber amoureuse de Tony
René Clément comme à son habitude donne une grande importance aux décors. L’auberge a un côté isolé, particulier, qui la présente comme une sorte de cocon dans lequel la bande peut s’épanouir librement et se livrer à toute sorte de jeux. C’est un peu l’équivalent du bateau de Plein soleil. C’est le lieu où les caractères se dévoilent, où le groupe se soude. Et d’ailleurs les ennuis commencent dès qu’ils s’en évadent. L’autre élément du décor c’est la nature qui enserre justement l’auberge et qui l’isole du reste du monde. C’est l’été indien, et René Clément n’a pas son pareil pour en saisir non seulement les couleurs particulières, mais aussi la température. Cet automne flamboyant renforce la nostalgie. Ces éléments contrastent avec les lieux de l’échange, où tout est gris, désolé, refroidi. Enfin il y a la modernité des immeubles de Montréal qui encadrent d’une manière glacée la mécanique du kidnapping, s’oppose au caractère campagnard de l’auberge abandonnée. Tout cela est le cadre d’une analyse des rapports complexes entre les éléments de la bande. Le pivot c’est Charley, le vieux truand qui rêve de faire un dernier coup juteux, au moins pour se prouver qu’il existe encore. Tous les autres s’agitent autour de lui et dépendent de lui. Bien qu’il ait conservé une âme enfantine, il représente la figure du père.
Il faut passer par le parking
C’est un film très ambitieux. La précision de la mise en scène est étonnante, que ce soit dans la mise au point et le déroulement du kidnapping, ou que ce soit dans l’analyse en plans plus rapprochés des relations entre les différents protagonistes à l’intérieur de l’auberge. La scène introductive, l’arrivée en train de Tony, est filmée d’une manière rigoureuse, à la manière d’un western ont fait remarquer certains, avec de belles diagonales. Il y a aussi un travail remarquable sur les couleurs, et pas seulement parce que Clément sait utiliser les couleurs de la nature automnale. Les rouges et les roses donnent une tonalité crépusculaire à cette histoire tragique. Bien sûr le cadre épouse une grammaire visuelle parfaite, par exemple quand dans les dialogues filmés en gros plan il utilise des angles surprenants, et qu’à cela il ajoute des légers mouvements de caméra qui saisissent la profondeur du champ. Contrairement à ce qui s’est dit ici ou là, René Clément n’est pas un réalisateur « froid », il y a beaucoup d’émotion, non seulement au moment de l’enterrement de Paul quand Charley dit une prière, mais aussi quand Sugar fait comprendre qu’elle s’est donnée à Tony. Bien évidemment la scène de l’attaque de l’hôtel de police est un morceau de bravoure qui rappelle un peu Melville, comme l’échange de Pepper contre le million.
Passer d’un immeuble à l’autre
On sait que René Clément a une grosse réputation de directeur d’acteurs. Ce qui ne l’empêcha pas d’avoir des difficultés avec des têtes brûlées comme Charles Bronson dans Le passager de la pluie, ou Robert Ryan et Aldo Ray ici. Mais ça ne se voit guère au final. La vedette c’est Jean-Louis Trintignant qui occupe tout le temps l’écran. Au début des années soixante-dix il avait pas mal de succès et courait beaucoup à l’écran ! Ici aussi il court encore, avec cette manie particulière de rejeter la tête en arrière et de balancer les bras. Il avait déjà tourné avec Clément sur Paris brûle-t-il ? Il est ici moins mauvais que d’habitude, disons que sa voix traînante et haut perchée et ses sourires un peu niais passent assez bien tout de même. René Clément a engagé aussi deux Américains vieillissants qui furent leur temps des grandes vedettes du film noir. D’abord évidemment Robert Ryan qui est je crois celui qui a le plus tourné de films noirs. C’est ici un de ses derniers grands rôles, il décédera l’année suivante. Il est excellent comme d’habitude, très sobre dans son jeu. Il est doublé dans la version française par John Berry. Et puis il y a Aldo Ray, un acteur très négligé, mais qui a toujours été très bon. Ici il est Mattone, un mélange d’ingéniosité et de bêtise, il devient touchant. Jean Gaven est aussi très bon dans le rôle de Rizzio. Habitué des films de Sébastien Japrisot, il s’était lié d’amitié avec René Clément dont il partageait le plaisir de la voile. C’est un acteur très sous-estimé à mon sens. Les femmes sont très bien servies. Lea Massari est parfaite dans le rôle de Sugar, très sensuelle, très juste, très roublarde aussi finalement. Tisa Farrow, la petite sœur de Mia, est Pepper.
Ils vont chercher la rançon
Le film, s’il n’ a pas été un échec commercial, n’a pas eu le succès escompté. La critique l’a un peu boudé, mais par la suite on en a redécouvert les qualités et la profondeur thématique[1]. René Clément attribuait son semi-échec aux difficultés qu’il rencontra sur le tournage. En effet il ne s’entendit pas très bien avec Jean-Louis Trintignant, et se brouilla avec Sébastien Japrisot qui tentait d’imposer ses vues. Mais il y a peut-être aussi d’autres raisons, notamment le mélange des genres. Cette difficulté à marier une approche onirique et l’action policière plus traditionnelle. Quoi qu’il en soit, le film reste très bon, et se revoie avec un grand plaisir. René Clément est un des rares cinéastes français avec Jean-Pierre Melville qui a influencé le cinéma américain, et notamment, ainsi que le montre Guy Austin, Quentin Tarantino[2]. Pour ma part, je l’apprécie un peu plus en le revoyant qu’à l’époque de sa sortie.
Charley et Tony vont se défendre jusqu’à la mort
[1] Voir la très bonne analyse de Denitza Bantcheva, René Clément, Editions du Revif, 2008.
[2] Austin, G, “Gangsters in Wonderland: Rene, Clement's And Hope To Die as a Reading of Lewis Carroll's Alice Stories”, Literature/Film Quarterly; Salisbury, Md. 26.4 (Jan 1, 1998): 263.