15 Juin 2022
Mario Bava signe un film en noir et blanc, ce sera le second et le dernier. Entre La maschera del demonio et ce film il a en tourné cinq autres dont un pour lequel il n’a pas été crédité, L'ultimo dei Vikinghi. C’était tous des films d’aventure, péplums, tous en couleurs, souvent avec des budgets importants. Avec La ragazza che sapeva troppo il va retrouver plus d’intimité, le budget est plus étroit aussi. Il n’aimait pas le scénario qu’il trouvait bien trop convenu, il se sentira très mal à l’aise avec lui, ce qui n’empêchera pas que ce film soit considéré par certains comme un des meilleurs qu’il ait réalisés. Tourné en 1962, sorti en Italie en 1963, c’est clairement un giallo avant la lettre qui n’a pas grand-chose à voir avec l’épouvante. Le scénario a été écrit par plusieurs personnes, mais principalement par Sergio Corbucci qui est ici crédité sous le nom d’Enzo Corbucci. Au départ c’était une histoire un peu romantique, une sorte de comédie policière à la Hitchcock quoi qu’un peu moins niais tout de même, mais au fil de son développement, cela devint un giallo et il est considéré souvent comme un des fondateurs du genre, quoi que quand on recherche les origines d’un genre, on en trouve toujours quelques-uns qui débordent les datations les plus précises. C’est un film un peu atypique dans la filmographie de Mario Bava, il est en outre clairement dans le sillage d’Hitchcock, jusqu’au titre qui renvoie à The Man Who Knew Too Much. On dit que ce film a été proposé à Mario Bava au moment où il traversait une période de dépression fiée au surmenage qu’il avait endure sur les tournages de ces péplums et ces films d’aventures où la plupart du temps il jouait les ressemeleurs sur des films qui ne l’intéressaient pas vraiment . Il raconta ensuite qu’il avait réalisé ce film parce qu’il avait besoin d’argent. sa réputation était très élevée, après le succès mondial de La maschera del demonio, et la société américaine AIP qui avait gagné beaucoup d’argent avec ce film voulait financer Bava sur un nouveau projet en se joignant à Galatea la firme habituelle qui finançait Bava.
Le passager qui avait offert une cigarette à Nora est arrêté à l’aéroport
Nora Davis revient des Etats-Unis pour aller passer ses vacances chez sa tante à Rome. Dans l’avion elle commence par rencontrer un homme qui lui propose une cigarette qu’elle accepte. Or celui-ci va être arrêté à la descente d’avion, c’est un trafiquant de marijuana qu’il dissimule dans des paquets de cigarettes arrivé chez sa tante, elle croise un docteur qui lui dit que la vieille femme est très malade. Il lui a préparé un médicament pour le cœur. Le soir, l’orage éclate, privant la ville d’électricité. La tante a une crise, Nora tente de lui donner son médicament, mais elle est morte. Le téléphone ne marche pas alors qu’elle tente de joindre l’hôpital, Nora va sortir pour essayer de trouver de l’aide. Sur le chemin elle est agressée par un petit voyou qui la frappe et lui vole son sac. Quand elle se réveille de son agression, elle voit une femme qui court et qui tombe à quelques mètres d’elle, un couteau planté dans son dos. Elle est bientôt rejointe par un homme qui retire le poignard, le jette et qui enlève le cadavre. Nora s’évanouit, un homme tente de la réveiller en lui donnant de l’alcool. Lorsqu’arrive un policier, l’homme s’enfuit mais comme elle sent l’alcool le policier croie qu’elle est ivre. Celui-ci l’emmène à l’hôpital. Elle va retrouver le docteur Marcello qui pense qu’elle a eu un peu trop d’imagination, d’ailleurs elle lit des romans policiers. Mais elle lui décrit précisément ce qui s’est passé et il est troublé. Elle enterre ensuite sa tante. Puis, toujours suivi par un mystérieux bonhomme, elle va rencontrer une femme qui habite dans le quartier de la place d’Espagne, en haut de la Scalinata di Trinità dei Monti. Cette Laura Craven-Torrani qui parait extravagante l’invite chez elle, puis comme Nora est maintenant seule, elle lui dit qu’elle peut l’héberger dans sa grande et luxueuse maison baroque. Elle le fait d’autant plus volontiers qu’elle s’en va en Suisse rejoindre son mari. Nora va apprendre de la part de la concierge que cette Laura a vécu un drame, sa sœur a été assassinée par un coup de poignard dans le dos. Dans une armoire elle va trouver des articles de journaux qui parlent d’un assassin à l’alphabet parce qu’il tuerait dans l’ordre des personnes dont le patronyme commence par la lettre A, puis la lettre B, etc. Nora va donc enquêter avec l’aide du docteur qui est manifestement amoureux d’elle. Ils vont tomber sur la piste d’un certain Landini qui enquêtait lui aussi sur les meurtres de l’alphabet. Marcello et Nora vont finir par retrouver Landini, en vérité c’est lui qui les retrouve. Il explique les soupçons qu’il a, mais aussi que la femme qui a été assassinée sous les yeux de Nora est la propre fille d’un homme qui a été accusé des meurtres de l’alphabet. Nora Davis découvre qu’elle est la quatrième sur la liste puisque son nom commence par la lettre D. Mais Landini est assassiné, Nora le découvre dans sa chambre d’hôtel comme ayant laissé un message signalant qu’il allait se suicider. Revenant à la maison de Laura, Nora va découvrir le mari de celle-ci est mort, poignardé dans le dos. Elle est maintenant piégée par Laura qui apparaît comme étant folle. Mais au moment où celle-ci va tuer Nora d’un coup de revolver, c’est son mari qui avant d’expirer la tue de plusieurs balles. Dès lors Nora va pouvoir filer le parfait amour avec Marcello et continuer à visiter Rome.
Chez sa tante, Nora fait la connaissance du docteur Bassi
L’histoire est effectivement assez insignifiante, mais au-delà on va avoir droit à une leçon de mise en scène et aussi à des thématiques sous-jacentes qui passent seulement par des images et qui ne sont pas directement explicites. Voilà d’abord l’idée d’une jeune américaine, donc forcément émancipée, mais un peu naïve tout de même. Elle est d’abord accablée par une série de malheurs qui lui tombent sur la tête et face auxquels elle ne sait pas trop comment réagir. Ceux qui l’entourent lui sont d’aucune aide. Marcello qui est amoureux d’elle, ne comprend rien du tout et croit qu’elle affabule, on sent chez lui un petit côté macho, les femmes ne sont pas sérieuses et sont portées à l’imagination. Mais Nora va réagir et montrer qu’elle est bien plus intelligente et fine que Marcello qui suit tant bien que mal. Un autre aspect de Nora est qu’elle représente la femme castratrice qui se refuse à l’homme qui l’aime et qu’elle apprécie. Elle se refuse à lui après l’avoir excité et le renvoie plein d’amertume. Mais également, par sa faute il se blesse au doigt, comme une image de la castration. D’un autre côté, elle n’est pas assez méfiante, par exemple elle accepte une cigarette dans l’avion d’un individu louche qu’elle ne connaît pas. Dans cette configuration, ce sont les femmes qui mènent le jeu, Nora enquête et Laura est une criminelle, les mâles sont totalement hors-jeu, notamment les policiers qui regardent Laura d’un air condescendant comme une fille fragile qui sous le choc d’une agression raconte n’importe quoi. Landini ne vaut pas mieux, journaliste, il enquête de travers et mourra de son inconséquence, le mari de Laura mourra aussi pour ne pas avoir su barrer la route à la folie de sa femme.
En sortant pour chercher de l’aide Nora est agressée
Nora cherche la vérité, mais le film s’interroge sur la notion même de vérité, montrant par là combien cette notion est dépendant de la subjectivité. Nora finira par douter de la réalité de ce qu’elle a vu. En même temps on retrouve le vieux thème du témoin qu’il faut abattre pour sauvegarder sa liberté. En cherchant une vérité objective en fait on va se poser la question de la faute qu’on a bien pu commettre pour se retrouver traquée par des assassins après s’être fait agresser par un petit voleur. Landini est au diapason, il culpabilise de n’avoir pas pu empêcher le malheureux Straccianeve d’être condamné à l’asile psychiatrique pour des crimes qu’il n’avait pas commis. Nora aussi culpabilise, d’abord pour ne pas avoir pu sauver sa vieille tante, ensuite pour ne pas avoir pu sauver cette femme poignardée devant ses yeux, mais encore pour ne pas avoir sauvé Landini.
En se réveillant elle voit un homme qui a poignardé une femme
Ces relations compliquées entre hommes et femmes sont un support au trouble dégagé par le film. L’histoire est une longue quête de Nora qui rêve essentiellement au mariage et qui va le trouver justement à travers cette enquête, car en cherchant l’assassin à l’alphabet, c’est elle-même qu’elle cherche. L’opposition entre Nora et Marcello est l’opposition entre l’intuition féminine et la rationalité scientifique du médecin. On trouvait déjà cette opposition entre subjectivité et rationalité dans La maschera del demonio, mais elle était portée par le professeur et son élève. Ici aussi le scientifique va finir par douter. Comme Nora a fumé une cigarette à la marijuana, on peut commencer à douter qu’elle n’ait rêvé ce qui lui arrive. Cette ambiguïté entre le rêve et la réalité va se traduire dans la mise en scène par plusieurs passages flous qui semblent être soit le résultat d’un trouble de la vision, soit l’évidence d’une mémoire défaillante. On a dit que ce film était une sorte de dépliant touristique, c’est un peu vrai. La Rome de Bava est ici réduite à ses clichés touristiques, le Colisée, la terrasse du Pincio, l’escalier de la Trinité-des-monts. C’est ce que fera aussi Fellini dans Otto et mezzo l’année suivante qui semble s’être inspiré justement de Mario Bava, par cette manière de mettre en avant les vestiges d’une Rome qui n’existe plus, qui disparaît derrière la modernisation accélérée de la ville, mais aussi par l’utilisation de Barbara Steel qui avait été révélée par La maschera del demonio. Il empruntera également cette manière d’introduire des sœurs et des curés pour bien montrer combien l’Eglise catholique est totalement dépassée dans ses fonctions sociales. Dans le film de Bava on verra d’abord des bonnes sœurs qui accueillent sans rien comprendre Nora l’américaine, puis à la fin, il y a ce plan où on verra un curé très traditionnel ramasser le paquet de cigarettes à la marijuana que Nora a jeté afin de ne plus s’éloigner de la réalité de la vie.
Nora se réveille à l’hôpital
Le film va, contrairement à ce que filmait jusqu’alors Bava, accorder une place importante décisive aux décors naturels. Il détaille l’architecture de la ville, ce qui va lui permettre d’opposer la ville la nuit et la ville le jour. Si la seconde est tranquille et attrayante, grouillante d’une foule bigarrée, la première est au contraire dangereuse. Cette opposition fera dire à Olivier Père que la ville est un personnage en soi. C’est tout de même un des moteurs du film noir. Mario Bava est un cinéaste de l’enfermement. Les maisons, les châteaux, sont comme des prisons dont on sort difficilement. La maison que prête Laura à Nora, est une demeure baroque très sophistiquées dont les ornements ressemblent à des plantes grimpantes qui envahissent l’espace et immobilisent les êtres humains. Cet enchevêtrement d’une matière qu’on croit morte, existait déjà dans La maschera del domonio lors de la traversée de la forêt. Ici la maison de Laura est comme une toile d’araignée. Mais ce qui ne va pas empêcher Nora de tisser sa propre toile avec su rouleau de fil qui est censé la protéger d’une agression, mais qui va en fait piéger Marcello son amoureux et provoquer la fracture de son doigt.
Nora est accueillie dans la maison baroque de Laura
Il est assez convenu de dire que la mise en scène de ce film est très rigoureuse et subtile. C’est exact. Il y a une vraie science du déplacement de la caméra, avec des travellings arrière, qui donne beaucoup d’expressivité et de volume à l’ensemble. La photo et les éclairages qui sont de la responsabilité de Bava lui-même apportent une poésie particulière dans les clairs obscurs. Il place les points lumineux, comme dans les scènes de nuit quand Nora ère dans la ville, au-dessus des personnages, comme une conscience flottante, écrasement des âmes encore rendus plus évidents avec l’usage des contreplongées. Mais les déplacements de caméra servent aussi à montrer les difficultés qu’il y a de passer d’un monde à un autre pour échapper au piège. Nora est souvent bloquée par des portes fermées à clé. Il faut violer la fermeture, mais elle n’y arrive pas. C’est un peu le pendant de la démarche de Kravajan et de Gorobec dans La maschera del demonio qui passent à travers les murs par la déchirure d’un tableau. L’accompagnement du commentaire off et les images floues renforcent un sentiment d’aliénation des individus aux prises avec leur mémoire.
La concierge lui apprend que la sœur de Laura a été assassinée
Le film hésite cependant entre trois pôles, la comédie romantique, d’aucuns ont remarqué que ce couple amoureux qui ère dans la ville, est semblable à celui qui est formé par Grégory Peck et Audrey Hepburn dans Roman holiday, un des grands succès de William Wyler. Les scènes touristiques sont autant de respiration par rapport à l’atmosphère étouffante de l’histoire policière. Il y a ensuite l’enquête proprement dite, on cherche la vérité, ce qui introduit une nouvelle mécanique dans la mise en scène, cette fois. La caméra suit les deux « enquêteurs » qui déambulent dans la ville. D’ailleurs dans ce film tout le monde suit Nora. C’est d’abord son agresseur qui veut lui tirer le sac, puis Landini le mystérieux personnage enchapeauté qui intervient toujours de loin, c’est aussi Marcello qui suit Nora. Celle-ci le leur rend bien, puisqu’elle suit Landini aussi et tend l’oreille pour l’espionner. Dans ces moments la lumière est plus vive le pas plus assuré. Mais les distances sont plus grandes comme s’il y avait encore du chemin à parcourir pour atteindre cette illusoire vérité.
Nora se rend à un mystérieux rendez vous
Les cinéphiles très attentifs remarqueront que si ce film n’a pas eu beaucoup de succès à sa sortie, de nombreux cinéastes l’ont vu et s’en sont inspirés. Il y a un plan très particulier quand le mari de Laura la descend de plusieurs coups de révolver. Les balles traversent la porte derrière Laura, et on voit passer la lumière à travers ces trous, comme si l’âme de cette criminelle s’échappait de la matérialité qui l’entoure. C’est un plan qu’on retrouvera dans Blood simple des frères Coen. Mais il y a beaucoup de plans que Mario Bava emprunte à la grammaire du film noir, la visite à la morgue, saisie à partir d’un angle un peu relevé. Il y a encore cet effet de répétition, par exemple dans les malheurs de Nora qui s’accumulent dès qu’elle a posé le pied sur le sol de l’aéroport de Rome. Ou alors cette répétition des filatures de Landini. Ce n’est pas seulement pour remplir l’intrigue, c’est parce que cette répétition est angoissante, surtout si on la film avec des angles de prise de vue différents.
Il y a un intrus dans la maison
Contrairement à ce qui se dit ici ou là, Bava n’est pas du tout un mauvais directeur d’acteurs. C’est avec lui que certaines actrices ont trouvé leur meilleur rôle. Par exemple Barbara Steele dans La maschera del démonio. Ici il a choisi Letícia Román pour le premier rôle. Ce n’est pas un hasard, d’abord elle était très jeune, à peine vingt ans, ce qui rend très crédible sa naïveté. Ensuite, elle a un physique atypique elle aussi. Ses profils sont différents à droite comme à gauche, elle a de très grands yeux, un peu globuleux. Mais elle est très bien dans le rôle de Nora. Elle dira que c’est son meilleur rôle, comme si seul Bava avait su la diriger. Derrière, loin derrière, devrais-je dire, il y a John Saxon, acteur américain d’origine italienne, il ne trouvait plus beaucoup de travail dans un Hollywood en crise. C’est semble-t-il Letícia Román qui le connaissait parce que son père avait travaillé à Hollywood comme décorateur, qui arrangea son engagement. Il fallait un anglo-saxon, du moins un acteur américain, et qui ne soit pas trop cher. John Saxon est assez pâle dans le rôle de ce médecin un peu niais qui manifestement a envi de sauter sa partenaire. On dit qu’il s’est très mal entendu avec Bava parce que celui-ci avait des vues sur Letícia. Il était jaloux en quelque sorte, parce que John Saxon avait un physique athlétique et qu’il était plus jeune que lui. Mais malgré tout il garda un bon souvenir du tournage parce que Rome à cette époque était le paradis pour un acteur américain. Il y revint plus tard dans la deuxième partie des années soixante-dix où il fut utilisé dans des poliziotteschi. Mais Rome avait changé et possédait moins d’attraits.
Laura est revenue de Suisse
La preuve que Mario Bava était un bon directeur d’acteur, il empêcha Valentina Cortese de se lancer dans son cabotinage habituel. Elle est ici très bien, presque sobre dans le rôle d’une femme manifestement folle. Les petits rôles sont tout à fait intéressants. Chana Choubert, une actrice française qui n’a, à ma connaissance, tourné que dans ce film, incarne très proprement la tante Ethel. Virginia Doro qui elle aussi n’a fait que ce film, incarne la concierge, son rôle est étroit, mais elle a une scène intéressante quand elle déballe les meurtres récurrents qui entourent la maison de Laura. Dante Di Paolo qu’on retrouvera souvent chez Bava, incarne le mystérieux Landini. Son rôle est un peu plus consistant, mais il est difficile de se faire une idée exacte du talent de cet acteur américain, exila à Rome, dans ce contexte.
La police montre le cadavre de la fille de Straccianeve
La musique est excellente, elle est due à Roberto Nicolosi qui interviendra sur de nombreux films de Mario Bava. Il utilisait souvent des basses et des tambours avec un rythme assez lent et envoutant. Le générique se déroule sur une chanson d’Adriano Celentano, grosse vedette de la variété italienne à cette époque qui fera aussi du cinéma, sans que cela soit marquant. Cette chanson, Furore, eut un immense succès, bien plus que le film, elle était mise en place sur le générique, histoire de donner un ton moderne pour une fois à une œuvre de Bava dont les références musicales étaient jusqu’ici plutôt tournées vers le passé. Le film n’eut aucun succès à sa sortie, et même aux Etats-Unis il fit un bide, sans doute ce mélange des genres a-t-il déconcerté les spectateurs. La critique ne fut pas tendre avec lui. Mais la qualité de la mise en scène, le ton pour une fois léger de Bava fait que certains le considère comme un des meilleurs films qu’il ait réalisés. Quoi qu’on en pense, c’est un film très agréable à regarder et surtout fascinant dans sa forme.
Un curé ramasse le paquet de cigarettes à la marijuana