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Le blog d'Alexandre Clément

La guigne de Malec, Hard Luck, Buster Keaton, 1921

 La guigne de Malec, Hard Luck, Buster Keaton, 1921

Il porte parfois le titre de Pas de chance sur le marché français. Il fut un temps où ce film était devenu invisible, on le croyait perdu. Jean-Pierre Coursodon dans son excellent ouvrage sur Buster Keaton, ne l’avait jamais vu et le commentait par personnes interposées[1]. Depuis on a fait des progrès dans la restauration des films, et à l’aide de plusieurs sources on a reconstruit le film, cependant, les copies qui sont à notre disposition de ce court métrage sont malheureusement de piètre qualité, même lorsqu’on nous dit que l’image a été restaurée. C’est sans doute le résultat de ces égarements. Ce n’est qu’en 1987 qu’on l’a redécouvert dans une version partielle, et ensuite on en a eu une copie qui se trouvait dans les archives russes ! Cette mauvaise qualité des copies disponibles est dommageable parce que les films de Keaton étaient très soignés et que cela se remarque encore plus dès lors que l’image est propre. Mais peu importe, on fait avec ce qu’on a. Bienheureux que ce film n’ait pas disparu, d’autant que Keaton le tenait pour un de ses films court-métrage préférés, sans doute parce que le public des previews se bidonnait sans pouvoir s’arrêter. Ce film est construit sur une idée d’Eddie Cline, vieux complice de Buster Keaton, mais c’est aussi l’un des dix films qu’il tournera avec Virginia Fox qui fut sa partenaire féminine la plus constante, et peut-être celle qui allait le mieux avec lui, quoiqu’ici il finit par lui faire des infidélités ! Cela reste tout de même un film un peu atypique dans la mesure où de nombreuses scènes sont totalement loufoques et ne présentent qu’un lien très éloigné d’avec la réalité. Également, au moins tout le début du film est assez morbide, ce qui est rare chez Buster Keaton. Mais le plus important est que la structure du film se présente comme un enchaînement de gags plus ou moins gratuits sans liaison autre que le désespoir de Buster. 

La guigne de Malec, Hard Luck, Buster Keaton, 1921 

Buster tente de se suicider en se jetant sous un tramway 

Buster vient de perdre son emploi, sa femme l’a quitté, complètement fauché, il décide de se suicider. Mais c’est un raté complet et donc même son suicide il n’est pas capable de le réussir. Il essaie de passer sous un tramway mais celui-ci s’arrête juste avant de l’écraser, ensuite il cherche à recevoir un lourd coffre sur la tête, mais ça tombe à côté. Puis il tente de se pendre, mais la corde est trop longue. Dépité il pense à s’empoisonner, mais c’est juste de l’alcool. Complètement saoul, il rejoint un banquet où on cherche un chasseur de fauves, il se propose parce que c’est bien payé. Bien entendu cette chasse ne mène à rien. Dépité il revient au Country Club où il aperçoit un homme qui marche sur l’eau, il veut faire pareil, mais évidemment l’homme avait des échasses et Buster plonge dans la piscine. Il part ensuite pour une chasse à courre, mais en l’équipée va croiser la bande de Lizard Lip Luke qui effraye tout le monde et les dévalise. Le gangster, un énorme bonhomme jette alors son dévolue sur Virginia. Il veut évidemment la violer, mais Buster va tout faire pour l’en empêcher. Il y arrive, Virginia le récompense d’un baiser. Il lui propose alors le mariage auquel personne ne peut s’opposer, mais elle lui rétorque que son mari lui, le peut ! Celui-ci est un autre costaud qui lui serre la main. Généreux, il offre un trèfle à quatre feuilles à Virginia. Au Country Club, il prétend maintenant plonger dans la piscine pour se faire admirer de l’assistance, il le plan d’eau et traverse le terrain formant un trou immense dont on ne voit pas le fond. Quelques années plus tard, il revient avec une femme chinoise et deux enfants, lui-même étant revêtu d’un habit asiatique. On comprend que ce trou l’a amené aux antipodes ! 

La guigne de Malec, Hard Luck, Buster Keaton, 1921

Il attend que le coffre tombe sur sa tête 

Le film met donc en scène un raté complet qui ne maitrise strictement rien. On pourrait penser qu’il s’agit, comme pour Charlot, l’autre vagabond célèbre, de se plaindre des rigueurs de la vie en société. Mais en vérité on doit le voir comme une manière de refuser le jeu de la conquête sociale. La volonté de réussir, même si c’est seulement « réussir son suicide » apparaît comme une entreprise dérisoire. Buster n’aboutit à un résultat qu’en partant très involontairement pour la Chine, c’est-à-dire dans un autre monde, où tout est différent à commencer par les femmes. Ce portrait d’un maladroit n’est pas celui d’un indifférent, c’est celui d’un « en-dehors », qui habite un autre monde. Toute sa vision du monde est ainsi déformée par ce décalage. S’il n’arrive à rien, c’est parce qu’il ne comprend pas le monde dans lequel il vit. Il n’arrive pas à mesurer correctement la corde qui doit le pendre, à calculer sérieusement le moment où le tramway l’écrasera ou la chute exacte du coffre qui doit le tuer. Imprécis et sans ambition il se déplace sans but. C’est seulement quand il rencontre Virginia et qu’il la sauve de l’abominable Lizard Lip Luke qu’il a l’idée de faire une demande de mariage plus ou moins convaincu. 

La guigne de Malec, Hard Luck, Buster Keaton, 1921

Il tente de s’empoisonner 

Toujours en marge, il est opposé à tous ceux qu’ils rencontrent, les snobs du Country Club, ceux de la chasse à courre, mais encore les travailleurs qui font un déménagement ou ceux qui entretiennent les parcs. C’est le genre humain qui l’indispose. Il est tout autant opposés aux grossiers gangsters et à leur violence. Les seuls êtres vivants avec qui il s’entend sont un cheval rencontré au moment de la chasse à courre, et bien sûr la chinoise impassible qui sans doute ne comprend pas son langage. Autrement dit il est plus proche de ceux qui ne parlent pas ! Mais n’est-ce pas là l’essence du cinéma muet ? Le langage apparait comme un outil trompeur et menteur, faussant les relations sociales. Cependant Buster est un être humain, il a de l’attention et même des sentiments sinon il ne se donnerait pas la peine de s’évertuer à sauver la malheureuse Virginia. Mais ce sentiment reste lointain, comme un souvenir, vite effacé par le fait qu’il ne peut pas l’épouser… à cause de son mari. Ce sentiment d’ailleurs ne tourne jamais au sentimentalisme. Buster Keaton serait bien incapable de par son jeu même de vous tirer des larmes sur la détresse qui le transperce. 

La guigne de Malec, Hard Luck, Buster Keaton, 1921

On cherche un chasseur de fauves pour le zoo 

Ce que filme Buster Keaton c’est l’absurdité de l’existence humaine. Il est en effet logique que dans ces conditions le film ne ressemble qu’à un assemblage de petites vignettes sur le thème. Chacune contient son lot d’absurdité, mais de les relier ensemble est encore plus absurde. On verra un Buster assez ivre pour se faire embaucher par des gestionnaires d’un zoo pour aller chasser le fauve ! Ils font semblant de lui demander des références, mais ils ne sont pas sérieux et lui donnent une poignée de billets sans les compter. On verra plus tard un cheval embrasser un mimétisme qui laisse entendre qu’il comprend Buster. Cette scène enrichi le bestiaire déjà bien fourni de Buster Keaton. D’autres formes de comique reposent sur des situations plus traditionnelles, la rencontre de Buster, petit homme, avec Luzard Lip Luke. C’est un affrontement entre la ruse et la puissance brutale. La méprise, c’est évidemment Buster qui croit que l’employa marche sur l’eau, alors qu’il n’est que monté sur des échasses. Et puis il y a les impossibilités physiques, le plongeon de Buster qui fait un trou dans la terre et se retrouve en Chine ! 

La guigne de Malec, Hard Luck, Buster Keaton, 1921

Buster croit que lui aussi peut marcher sur l’eau 

Le film est peuplé de figures étranges, comme le mari de Virginia qui est tout cabossé et qui bien entendu jure avec la silhouette menue de la jeune femme. La bande de Luzard Lip Luke est disparate autant que possible : la haute taille du chef est en opposition avec des membres extrêmement petits. Il y a un vrai plaisir à les désaccorder. Ça leur donne un côté complétement lunaire et irréel. Quand Buster essaie de protéger Virginia en montant une ficelle sur la détente d’une carabine, il le fait sans se presser, alors que Luzard se fait de plus en plus violent. On a l’impression que le sort de Virginia est secondaire par rapport à la nécessaire minutie du piège qu’il est en train de mettre en place. Parmi les figures sur lesquelles Buster Keaton pose un regard étrange il y a bien sûr sa femme chinoise. Dans The Cameraman, la communauté chinoise de San Francisco jouera un rôle encore plus déterminant. A l’évidence le multiculturalisme américain qui à cette époque marginalisait aussi bien les afro-américains que les asiatiques, était un questionnement pour Buster Keaton, au-delà bien sûr des possibilités d’en tirer des confrontations drôles. Il lui arrivera aussi plusieurs fois de se transformer en passant son visage au brou de noix. Cela ne serait plus possible aujourd’hui que presque toutes les libertés créatrices ont disparu. On se demande d’ailleurs si ces nouveaux oukases qui prétendent lutter contre le racisme ne sont pas là pour apprendre aux populations à ne plus rigoler. 

La guigne de Malec, Hard Luck, Buster Keaton, 1921

Il cherche à rejoindre la chasse à courre 

Buster Keaton recherche une forme d’outrance qu’il est un des rares à maitriser. Mais cette outrance n’est jamais vulgaire, d’abord parce qu’elle repose sur le corps même de Buster qui avait des dons d’acrobate. Il racontera qu’ils avaient prévu des filmer le moment où, à la fin, il transperce le sol en ratant son plongeon. Mais il coupera cette séquence au montage. Il prend aussi la pose quand il se dissimule dans un groupe de statues représentant la Guerre de Sécession. Ces brèves images le montrent dans un attitude figée, la main en visière pour voir l’horizon, comme s’il cherchait une issue à sa situation désastreuse, mais son immobilité censée tromper ceux qui le poursuivent prouve en même temps sa volonté de rester immobile, le mouvement n’étant qu’un pis-aller. Dans l’ensemble la mise en scène est très précise, que ce soit dans l’arrivée du tramway sur Buster, ou le coffre qui doit tomber sur sa tête. Les angles de prise de vue sont toujours extrêmement recherchés. Les rares gros plans servent à montrer l’extravagance des sentiments – Virginia qui a la trouille de se faire violer par le monstrueux Luzard Lip Luke – ou son mari qui ne semble pas comprendre ce qui se passe et prend un air borné pour serrer la main à Buster qui veut épouser sa femme. Les gros plans de Buster marquent quant à eux plutôt son étonnement, comme s’il ne comprenait pas ce qui lui arrive. 

La guigne de Malec, Hard Luck, Buster Keaton, 1921

L’affreux Lizard Lip Luke veut violer Virginia 

La distribution c’est d’abord Buster. A cette époque il n’arrêtait pas, il venait de terminer The Haunted House le vendredi 26 novembre 1920, et il attaquait Hard Luck le lundi suivant comme s’il se devait à son public. Bien qu’il soit moins porté dans ce film sur les acrobaties habituelles, c’est son corps plutôt que son visage qui exprime ce qu’il est.Il est cependant moins présent que dans ses précédents films, sans doute parce qu’il est plus solitaire que jamais et qu’il n’ébauche qu’à peine des sentiments avec Virginia. Celle-ci est interprétée par Virginia Fox qui est l’actrice qui aura le plus tourné avec lui. Son rôle est assez restreint. La distribution est complétée par Joe Roberts dans le rôle de l’énorme bandit. Lui aussi a beaucoup tourné avec Buster, une bonne vingtaine de films, longs ou courts, et parmi les meilleurs. Il est toujours impressionnant dans des rôles d’irascibles. Il incarne l’autorité, qu’il soit juge, policier, voire maréchal-ferrant, il est la figure du père dont l’autorité est en permanence contestée par Buster ! On rajoutera l’étrange silhouette de Bull Montana, un champion de lutte gréco-romaine qui incarne le mari de Virginia. Il a peu de temps à l’écran, mais son passage est marquant, surtout qaund nous voyons Virginia dire avec malice à Buster que son mari ne sera pas d’accord ! 

La guigne de Malec, Hard Luck, Buster Keaton, 1921

Virginia est effrayée par Lizard Lip Luke 

Le film fut un très bon succès, et comme nous l’avons dit plus haut Buster Keaton adorait l’avoir fait. S’il le rangeait parmi ses préférés, c’est sans doute parce qu’il s’était moins bridé par des convenances scénaristiques. Personne n’est ménagé dans cette galerie de monstres. Sous des airs lunaires, Buster Keaton était un dynamiteur. C’est donc un grand Buster Keaton, même si ce n’est pas tout à fait mon préféré, mais il est suffisamment riche pour qu’on le voit et le revoit avec plaisir. On a parlé de surréalisme à son propos et je crois que c’est assez justifié, mais on retrouvera cette tendance dans bien d’autres films, dès que Buster Keaton se lâche. 

La guigne de Malec, Hard Luck, Buster Keaton, 1921

Virginia se jette dans les bras de Buster qui l’a sauvée des derniers outrages 

Voici ce que disait Keaton lui-même du final de son film : « Nous avons construit un réservoir de manière à ce qu'une partie de la piscine soit recouverte d'une fine cire, la cire étant à son tour recouverte d'un papier imitant les carreaux, de sorte que lorsque mes mains frappaient la cire, elle cèderait et j'irais dans l'eau. C'était une imitation parfaite, si parfaite en fait que du haut de cette plate-forme de plongée, je ne pouvais pas dire lequel était du papier et de la cire et lequel était du carrelage. J'avais tellement peur que si je n'avais pas perdu l'équilibre à cause d'un vent soudain, je n'aurais jamais quitté cette plate-forme. Je suis descendu et puis bang ! J'ai percé la cire, mais ça m'a coupé la tête et les épaules. Cela a fait rire, mais pas autant que les derniers moments du film. Dans ce film, la piscine était déserte et envahie d'arbres et d'arbustes. Le trou que j'ai fait dans le carrelage était toujours là. L'écran a affiché : "Des années plus tard", et je suis sorti du trou avec une femme chinoise et [deux] enfants métis. »

Extrait traduit de James Curtis, Keaton, a filmmaker’s life, Alfred A. Knopf, 2022

 La guigne de Malec, Hard Luck, Buster Keaton, 1921

Son mari n’est pas d’accord pour que Buster épouse Virginia 

La guigne de Malec, Hard Luck, Buster Keaton, 1921

Quelques années plus tard Buster est de retour avec femme et enfants 

La guigne de Malec, Hard Luck, Buster Keaton, 1921

Sur le tournage de Hard Luck avec Virginia Fox



[1] Jean-Pierre Coursodon, Buster Keaton, Seghers, 1973

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