13 Août 2021
Anthony Mann, après l’échec artistique et commercial de Border incident n’a pas chômé. En 1950 il aurait également tourné un petit court métrage intitulé Load, un film noir, destiné à un film à sketches, It’s a big country, mais il ne sera pas retenu au montage sans qu’on en connaisse la raison. Ce film qu’Anthony Mann appréciait beaucoup est considéré comme perdu aujourd’hui. Mais tout cela ne veut pas dire que Mann était au chômage. Au contraire il démultipliait les activités, il va tourner un petit film noir – petit évidemment par le budget – et partir ensuite en Italie diriger la seconde équipe de Quo Vadis, le film de Mervyn LeRoy qui sortira sur les écrans en 1951. Ce film très coûteux et pompeux sera cependant un triomphe au box-office. Est-ce là que le goût des superproductions boursoufflées est venu à Anthony Mann ? En attendant, il va rempiler pour la MGM et tourner Side street. Il s’appuie sur un scénario solide de Sydney Boehm qui travaillera alternativement dans le genre noir et dans le western. Ce scénariste prestigieux que Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon jugeaient sans imagination, donnera pourtant les excellents Union station de Rudolph Maté[1], ou mieux encore The big heat de Fritz Lang[2], Six bridges to cross de Joseph Pevney, Violent Saturday de Richard Fleischer[3], sans parler du trop méconnu Rogue cop de Roy Rowland[4]. La structure de l’intrigue ressemble un peu à celle de Desperate, avec un couple de jeunes gens dont la femme est enceinte et va accoucher, coincé entre une bande de criminels et la police.
Lorrison est victime d’un chantage
Joe Norson est facteur intérimaire à New York, sa femme va bientôt accoucher, il a besoin d’argent. De son côté le riche Lorrison est victime d’un chantage de la part de sa maitresse Lucille qui lui demande 30 000 $ sinon elle le dénoncera à sa femme et ruinera sa réputation. Protégée par Garsell, elle obtient ce qu’elle veut. Le coup a été montée par Backett, un avocat marron avec qui travaille Garsell. Peu après le corps de Lucille est découvert dans l’Hudson. Le capitaine Anderson va enquêter sur ce meurtre. Joe Norson délivre le courrier chez Backett. Mais un jour que celui-ci n’est pas à son bureau, il va fouiller son bureau et voler l’argent qui a été extorqué à Lorrison. Effrayé par la somme qu’il a volée, il va la dissimuler dans une enveloppe et la donner à garder à Nick un bistroquet où il a ses habitudes. Tandis que sa femme va bientôt accoucher, Joe va s’éloigner de son domicile et s’isoler dans une chambre d’hôtel. A la réflexion, il pense qu’il va devoir rendre l’argent. Il va chez Backett pour se dénoncer, mais ce dernier affirme qu’on ne lui a rien volé. En vérité Backett a peur qu’on fasse le rapprochement entre lui et le cadavre de Lucille et donc enjoint à Garsell de suivre Joe et de ramener l’argent discrètement. Joe va chercher l’argent, mais Nick a disparu et l’argent avec Garsell va lui tomber dessus pour lui réclamer le fric, Joe arrive à s’échapper in extremis. Joe va retrouver la piste de Nick, mais celui-ci a été assassiné. Cette histoire d’argent le taraude et il va se rendre à la banque pour savoir qui a tiré l’argent. Le caissier ne lui dit rien, mais en dehors de la banque, il avouera que c’est Lorrison qui a retiré la forte somme. Les policiers de leur côté progressent et suivent les pistes ouvertes par le carnet d’adresses de Lucille. Entre temps Joe va avouer à sa femme qui vient d’accoucher qu’il a volé l’argent et qu’il ne sait plus quoi faire. Il va cependant trouver la piste d’une chanteuse de jazz, Harriet, qui est liée à Garsell, mais elle comprend le plan de Joe et piège celui-ci pour le compte de son amant. Garsell n’est pas plus reconnaissant que ça et assassine Harriet et veut tuer aussi Joe. Mais le chauffeur de taxi qui travaille avec lui l’en dissuade. Ils tentent d’amener Joe sur les docks pour le tuer, mais la police est maintenant sur leur piste. Une poursuite s’engage, Garsell est abattu et Joe est blessé.
Joe cherche de l’argent chez Backett
Comme on le voit, dans cette histoire, en dehors de la police aucun des protagonistes n’est tout à fait honnête. Lorrison est un mari adultérin qui paye cher ses écarts – 30 000 $ - l’avocat est véreux, Joe Norson vole de l’argent et sa femme ment également, quant à Nick, il volera à son tour l’argent que Joe lui a confié. C’est jusqu’à ce petit garçon qui profite de sa situation pour vendre des renseignements et se faire quelques dollars. D’entrée de jeu la ville de New York est présentée comme un personnage à part qui manipule les individus. La ville et ses néons sont l’image même de la corruption. On voit donc que l’ambigüité essentielle au film noir est ici sur le devant de la scène. On ne peut pas dire que Joe soit un personnage sympathique qui se cache derrière ses besoins d’argent pour voler dans gens qui au fond il ne connait pas. Harriet qui pourtant a été si mal traité par Garsell trahit Joe pour tenter de reconquérir son amant. La plupart de ces gens sont seuls, et on sent Joe se raccrocher désespérément à sa femme et son enfant pour ne pas sombrer. Mais en même temps le film rend hommage à ce formidable melting pot qu’est New York qu’il va présenter aussi comme une ville tolérante et ouverte. Comme le style est au début du moins semi-documentaire, Mann va insister par le biais de la voix off d’Anderson le capitaine de police sur la diversité de races, de religions, etc.
Joe est étonné de la somme qu’il a volée
De ces principes scénaristiques va découler la mise en scène proprement dite. On a déjà souligné très souvent que ce film avait été un des premiers à utiliser les décors naturels de la ville de New York. En ce sens il est dans la lignée de The naked city de Jules Dassin[5]. Mais à mon sens il va un peu plus loin dans l’utilisation de la verticalité de la ville. Les immeubles sont écrasants, et Joe Norson lève souvent les yeux en l’air comme s’il voulait par la pensée au moins échapper à cet écrasement. Dès l’ouverture, un survol en hélicoptère nous montre la ville hérissée de gratte-ciel. On verra encore à la fin la poursuite de Garsell par la police depuis une vue plongeant par-dessus les immenses tours, ce qui donne à la fois l’idée d’un précipice et celle d’un labyrinthe, voire d’une prison dont on ne peut s’extraire. La photo est somptueuse, il faut dire que dans le début des années cinquante New York est très photogénique. Cette fois Anthony Mann ne s’est pas assuré l’aide de John Alton, mais c’est Joseph Ruttenberg qui s’y est collé. Certes il est plus discret qu’Alton dans le jeu des ombres et des lumières, mais c’est un très grand photographe qui obtiendra l’Oscar de la meilleure photographie quatre fois, notamment pour Somebody Up There Likes Me de Robert Wise en 1956, film qui se passe aussi dans New York. Formellement Anthony Mann est beaucoup à l’aise ici que dans le désert de Border incident. Cependant comme très souvent il manque un peu d’équilibre entre les parties. Par exemple on ne comprend pas très bien pourquoi Joe abandonne sa femme sur le point d’accoucher et se réfugie dans un hôtel. Que fuit-il ? La réponse est peut-être dans le pont de Brooklyn omniprésent dans le film qui suggère un passage vers l’âge adulte et l’abandon des chimères. Le film va s’animer après que Joe se soit retrouvé au bord de l’Hudson en train de méditer sur sa destinée. Le dernier tiers est bien meilleur que tout le reste, on avance, passant de la boîte de nuit aux docks de New York.
Joe va confier les 30 000 $ à Nick le patron de bar
Le film s’est monté sur le couple Farley Granger, Cathy O’Donnell qui avait eu beaucoup de succès avec They live by night de Nicholas Ray adapté d’Edward Anderson[6]. La magie ici opère beaucoup moins. Farley Granger n’est pas bon, il sourit ou fronce les sourcils à contretemps, on a bien du mal à le voir comme un petit facteur derrière son allure de gigolo. Il était meilleur dans The rope d’Alfred Hitchcock, et il sera encore meilleur dans le rôle très ambigu de Guy Haines dans Strangers on the train du même Alfred Hitchcock[7]. Cathy O’Donnell s’en tire bien mieux, bien que son rôle soit plus bref. C’était l’insipide Larry Parks qui au départ avait été pressenti pour tenir le rôle de Joe Norson, mais la logique du couple Farley Granger-Cathy O’Donnell a emporté les suffrages. Les autres acteurs sont tous très bons. James Craig est Grasell, l’homme de main de l’avocat marron. On remarque aussi Jean Hagen dans le rôle d’Harriet la chanteuse de cabaret, elle est excellente, cette même année elle jouera dans Asphalt jungle, le chef d’œuvre de John Huston. On va retomber aussi sur l’inévitable Charles McGraw dans le rôle d’un policier. Il est assez discret. Dans l’ensemble la distribution est cohérente, à part Farley Granger, dans la mesure où elle respecte le principe de donner aux protagonistes les visages des hommes et des femmes de la rue.
Joe va chez Backett pour se dénoncer
Ce film qui ne manque pourtant pas de qualités a été un échec commercial à sa sortie. La critique a été tiède. Sans doute cet échec a-t-il poussé Anthony Mann a changer de registre et a abandonner le film noir auquel il reviendra d’une certaine manière pour son dernier film, A dandy in aspic, film qu’il ne terminera pas pour cause de décès et qui sera achevé par Laurence Harvey.
Sur les quais Joe ne sait plus trop quoi faire
Harriet ramène Joe chez elle
La police a abattu Garsell
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/midi-gare-centrale-union-station-rudolph-mate-1950-a114844756
[2] http://alexandreclement.eklablog.com/reglement-de-comptes-the-big-heat-frtiz-lang-1953-a119389638
[3] http://alexandreclement.eklablog.com/les-inconnus-dans-la-ville-violent-saturday-richard-fleischer-1955-a130454586
[4] http://alexandreclement.eklablog.com/sur-la-trace-du-crime-rogue-cop-roy-roland-1954-a114844802
[5] http://alexandreclement.eklablog.com/la-cite-sans-voile-the-naked-city-jules-dassin-1948-a127689146
[6] http://alexandreclement.eklablog.com/les-amants-de-la-nuit-they-live-by-night-de-nicholas-ray-des-voleurs-c-a114844772
[7] http://alexandreclement.eklablog.com/l-inconnu-du-nord-express-strangers-on-a-train-hitchcock-1951-a114844738