17 Janvier 2021
Au début des années trente, le cinéma français invente le film noir. On pourrait dire avant les Américains. Ce n’est pas pour rien que ce sont les Français qui ont inventé cette terminologie avant qu’elle se déploie maintenant dans le monde entier. Pour beaucoup le terme de film noir aurait été usé d’abord par Nino Franck, juste après la Libération, et serait donc lié au visionnage des films noirs américains. Thomas Pillard montre qu’en réalité ce terme existait en France avant guerre[1], ce qui est conforme à l’importance des films noirs français des années trente. Les films de Duvivier, Carné, Chenal ou encore même Renoir. Or ces films furent rapidement connus aux Etats-Unis et ils furent copiés. Lang tourna deux remakes de Renoir, Litvak un remake de Carné, John Cromwell tourna aussi un remake de Pépé-le-Moko de Duvivier, John Berry un autre. Chenal fut le premier à adapter The postman rings always twice de James Cain. Deborah Walker-Morrison a publié un ouvrage en anglais sur l’importance du film noir français et sur les influences croisées entre la France et les Etats-Unis[2]. Les réalisateurs que j’ai cité au-dessus sont à mon sens les fondateurs du film noir, et on remarquera d’ailleurs que ces films de genre ont assuré la gloire du cinéma français en général. Parmi ces réalisateurs, le plus noir et le plus cynique est sans doute Julien Duvivier. Jusqu’à la fin de sa vie il restera fidèle au genre puisque son dernier film, Diaboliquement votre, film très sous-estimé, peut clairement être rangé dans cette catégorie. Le moins noir au fond reste Jean Renoir peut-être trop tenté par le naturalisme. Chez tous ces auteurs deux fils les réunissent : d’abord l’apport de George Simenon qui fut une mine d’or pour le cinéma français et une inspiration ponctuelle pour le cinéma américain, et puis bien sûr Jean Gabin, seul Pierre Chenal ne tournera pas avec lui. Mais il semble évident que Gabin a été pour beaucoup dans la renommée de ces grands réalisateurs. La tête d’un homme est un « Maigret », mais avec Harry Baur dans le rôle du célèbre commissaire. C’est donc sous le patronage de Simenon que Duvivier entame son cycle noir. Le prolifique romancier belge s’était déjà imposé sur le plan littéraire, certes il était très populaire, mais on commençait aussi à s’interroger sur ses qualités littéraires et donc il dépassait la renommée d’un littérateur de romans de gare.
Willy Ferrière, un bourgeois décavé, dans un bistrot de Paris avance bien imprudemment qu’il donnerait volontiers 100 000 francs à celui qui le débarrasserait de sa vieille tante dont il est le seul héritier. Ça ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd et rapidement il reçoit une offre. Un prolétaire un peu juste de la comprenette se retrouve dans un pavillon de banlieue pour cambrioler. Mais il découvre le cadavre d’une vieille femme, il panique, laisse ses empreintes un peu partout, puis il découvre qu’il y a une autre personne dans la maison. Celui-ci lui assure qu’il peut partir et qu’il va effacer toutes les traces de son passage. Mais il n’en fait rien. Le faux coupable est rapidement identifié, il s’agit de Joseph Heurtin. Maigret arrive sur l’affaire, mais la culpabilité de Heurtin ne le convainc pas. Il se débrouille pour que Heurtin puisse s’échapper, et la police va le pister. Dans un autre bar de Paris, Heurtin s’est caché, il attend quelqu’un. En l’occurrence Radek, une sorte d’étudiant bohème qui se fait embraquer par la police parce qu’il refuse de payer son addition. Maigret commence à comprendre que ce Radek a quelque chose à voir avec le crime. Cependant Heurtin s’est échappé, il sera rattrapé par des paysans, alors qu’il vole de goûter d’une petite fille dans la campagne. Mais Maigret s’attache aux pas de Racek. Or celui-ci vient chez Ferrière lui réclamer le paiement de son « travail ». Cependant on commence à comprendre que ses intentions ne sont pas seulement l’argent, mais aussi de prendre Edna la compagne de Ferrière. Maigret arrive sur ses entrefaites et va poursuivre la discussion avec Ferrière, Edna et Radek, jusque dans une boîte de nuit. Ferrière voyant partir Edna avec Radek se suicide après avoir avoué avoir payé Radek. Edna ne veut pas de Radek, elle tente de le fuir. Maigret arrive alors qu’un de ses hommes, l’inspecteur Ménard, est tué par Radek d’un coup de couteau. Radek en fuyant la police se fera écraser par un autobus.
Willy Ferrière parle trop
Simenon n’aimait pas le scénario parce que le coupable est tout de suite connu, donc il n’y a pas de suspense, mieux encore Maigret ne tarde pas à comprendre qui est le deus ex machina. Egalement il trouvait sans doute que Maigret était trop en retrait, réduit à un rôle très passif, et donc que le portrait de Radek finissait par prendre trop de place. On a dit aussi que Simenon aurait voulu se lancer dans la réalisation de ce film en tant que metteur en scène[3]. Et pourtant, malgré toutes les remarques acerbes de Simenon, l’esprit est bien là. Au lieu de tirer trop sur l’enquête proprement dite, la recherche de la vérité, Maigret tente de comprendre le mécanisme qui a produit le drame. Simenon qui était un grand admirateur de Dostoievski aurait pu apprécier le côté Raskolnikov du personnage du criminel. Cette âme tourmentée avance des raisons très embrouillées pour justifier son crime puiqu’il avouera qu’il a fait tout ça pour s’emparer non pas de l’argent de Ferrière, mais de sa maîtresse. Mais Radek possède aussi une personnalité suicidaire, il provoque la police, disant à Maigret que sans preuve il ne pourra rien contre lui. Il le défie, mais il le défie comme Maigret défie aussi le juge qui veut clore le dossier. C’est un point de vue des plus intéressant que de regarder ce film dans les affrontements incessants, tête à tête. Maigret affronte le juge et Radek, mais il affront aussi le directeur de la police. Radek affronte Maigret et Ferrière, Edna affronte Maigret, Radek et Ferrière. Chaque fois il s’agit de s’imposer de faire une démonstration de force. Cet univers instable est une figure décalée du monde du crime puisque personne ne veut avoir tort ! L’autre aspect du film est que les motivations des uns et des autres ne sont jamais simples. Radek tue et vole pour séduire Edna. Ferrière vole l’héritage parce qu’il est pressé par Edna de trouver de l’argent, et celle-ci pousse son amant dans un piège mortel pour prendre l’ascendant sur lui. La seule âme simple de cette histoire est encore finalement Heurtin qui lui n’a juste voulu cambrioler la maison d’une personne riche que pour améliorer son ordinaire. Maigret n’est pas vraiment intéressé par la capture de l’assassin, mais plutôt par la compréhension de son humanité.
Heurtin trouve un cadavre dans le lit
Cette approche particulière à Duvivier fait qu’il découpe son histoire en deux parties finalement très distincte. D’abord l’enquêtre proprement dite, nous suivons le cheminement de la police pour capturer Heurtin, puis l’analyse de Maigret. Ensuite, nous entrons dans la complexité de la personnalité de Radek. Ce découpage fait que la première partie est plus trépidante, plus dynamique de la seconde. Mais le fil justement c’est Maigret qui le tient dans sa main et qui relie les deux. La manière de filmer nous montre un Maigret qui tire les ficelles d’un peu loin, laissant quand il faut de la corde au fuyard Heurtin, puis quand il le faut il se rapproche de Radek, lui colle après pour mieux le saisir et le comprendre. C’est son attitude même qui va faire craquer Ferrière et le faire avouer avant qu’il ne se suicide. Il y a tout de même quelque chose de bizarre dans ce scénario, c’est que Maigret n’arrête pas les criminels, mais les pousse à la mort ! C’est bien ce qui donne ce ton très amer puisqu’il n’y a pas de victoire, ni de la police, ni même de la morale. Pire encore un des hommes de Maigret, l’inspecteur Ménard, va trouver la mort parce qu’il a voulu empêcher Maigret de tirer sur Radek, dans un élan probablement d’humanité. Encore que Maigret par son obstination ait finalement sauver la tête de se pauvre Heurtin.
Dans la salle des inspecteurs, les policiers attendent les ordres de Maigret
Transcender la réalité tout en en conservant la vérité n’est pas donné à tout le monde. La manière de procéder va en fin de compte nous amener à voir le déroulement de ce drame du point de vue du cerveau malade de Radek. C’est à cela que servent les nombreuses scènes qui représentent un Paris populaire voire prolétaire. Radek au fond est, par son comportement, comme par son costume, un exilé. Probablement un russe déçu de la révolution. Isolé, et sans travail, il est désœuvré par nature. Il vit dans une extrême solitude qui le fait fantasmer sur la maîtresse de Ferrière. Fantasmer c’est le mot juste, parce que si on sent bien qu’il fascine Edna par son obstination, celle-ci n’est pas prête à le suivre dans sa folie. Il vient donc déranger un univers bien ordonné dans ses turpitudes, il l’interroge sur ce qu’elle est et sur ce qu’elle fait, comme Ferrière qui finira par se suicider, non pas parce que Radek lui pique sa maîtresse, mais plutôt parce que sa vie est vide de sens et qu’il n’existe que par des actes tremblotants sans détermination autre que de paraître. Au début du film on le verra d’ailleurs jouer la mort de sa tante sur un coup de dès !
Les policiers visitent l’hôtel où logeait Heurtin
La réalisation est étonnante pour l’époque. Probablement en France Duvivier est le seul à cette époque à être capable d’utiliser de tels mouvements de caméra. Si on le compare à ce que faisait Renoir à la même époque, avec le même Maigret, dans La nuit du carrefour, il a dix ans d’avance au moins. Il y a d’abord une grande attention prêtée aux choses de la vie, les scènes de bistrot sont particulièrement soignées, la salle enfumée des inspecteurs est également d’une vérité qui va bien au-delà d’un réalisme de façade. On pourrait dire que quelque part, Duvivier est le précurseur de Claude Sautet, avec ces traversées précises de la foule, et le rythme qu’il est capable de donner à ces gestes quotidiens. Mais j’ai été surpris de voir à quel point Duvivier anticipe de ce que sera le film noir américain, dans la façon d’utiliser les plongées dans les escaliers, puis aussi dans cette prolifération des miroirs qui ouvre le discours sur la question de la vérité et de sa mise en abîme. Cependant il y a quelques faiblesses, la séquence dans la boîte de nuit est un peu en dessous. La photo d’Armand Thirard est excellente et gère parfaitement les contrastes d’un noir et blanc, sans toutefois se perdre dans les clairs obscurs.
Heurtin est capturé dans la ferme de ses parents
L’interprétation est de grande qualité. D’abord Harry Baur dans le rôle de Maigret, qui a toujours aimé travailler avec Duvivier, notamment dans la version parlante de Poil de carotte, mais qui ici construit son rôle tout en finesse, avec une économie extrêmement expressive pour un acteur de théâtre. N’oublions pas que nous sommes à peine sortis du cinéma muet. Harry Baur joue de toutes les facettes de sa silhouette, le doute le fait se vouter légèrement, tandis que la détermination le fait apparaître le ventre en avant. Derrière lui il y a Valéry Inkijinoff dans le rôle tourmenté de Radek. C’était un homme assez incroyable qui avait participé aussi bien en tant qu’acteur qu’en tant que réalisateur à la révolution russe dans le cinéma au côté de Poudovkine ou de Tourjansky. Il trouve là sans doute le rôle de sa vie. On peut lui reprocher d’en faire beaucoup, mais pourquoi pas, après tout son personnage est aussi un bouffon et un provocateur. Il est très intéressant. Et puis il y a un autre acteur dont on parle rarement à propos de ce film, Alexandre Rignault dans le rôle de Joseph Heurtin. Sa haute silhouette, sa carrure de bucheron, lui permet justement d’avoir l’air encore plus vulnérable. On le retrouvera plusieurs fois encore chez Duvivier, mais aussi dans le Crime et châtiment de Pierre Chenal. Gaston Hacquet dans le rôle de Willy Ferrière est un peu trop conventionnel, trop attendu dans la peau d’un homme oisif, veule et lâche. Mais il y a aussi Gina Manès dans le rôle d’Edna qui se voudrait dessalée. Elle semble fascinée par Radek, mais au dernier moment elle reculera devant l’aventure de partir avec lui. On trouvera encore Damia dans le rôle de la chanteuse qui donne un récital dans sa chambre d’hôtel minable, et l’excellente Line Noro dans le rôle d’une pute, elle reviendra chez Duvivier dans Pépé-le-Moko.
Maigret se rend compte que Heurtin ne dit pas toute la vérité
C’est un excellent film noir, plein de trouvailles cinématographiques qui sont chaque fois appropriées et pas seulement le résultat d’une maniaquerie technicienne. Très supérieur à mon sens à la plupart des Maigret qui ont été tournés. Tout n’est pas parfait, et la fin de la seconde partie est un peu bâclée. Ce film a eu beaucoup de succès à la sortie, Harry Baur était la grande vedette de l’époque. C’est pourtant un des films de Duvivier parmi les moins commentés. Il est d’ailleurs bizarre qu’on n’en trouve pas une copie propre, il devrait être restauré. Dans la copie courante qu’on trouve ici ou là, le son est saturé de bruits de fonds très désagréables qui troublent les dialogues. On attend une copie proprement restaurée, en Blu ray ce serait très bien autant que nécessaire, et ça permettrait de réévaluer sans doute Duvivier dont on restreint trop souvent la carrière à ses collaborations avec Jean Gabin. Beaucoup de critiques ont souligné le côté éclectique de la carrière de Duvivier. Cette affirmation doit être relativisée en regardant l’unité de son œuvre du point de vue du film noir. Après tout, la carrière de François Truffaut, lui qui lança cette qualification malveillante avec André Bazin, est encore plus éclectique que celle de Duvivier.
Maigret se heurte au juge qui ne veut pas poursuivre l’enquête
Maigret interroge l’étrange Radek
Radek explique à Edna pourquoi il a commis le crime
Radek s’est fait écraser en fuyant la police
[1] Thomas Pillard, « Une histoire oubliée : la genèse française du terme « film noir » dans les années trente et ses implications transnationales », Trasantlantica, décembre 2012.
[2] Classic French Noir, gender and the cinema of fatal desire, Bloomsburry, 2019.
[3] Pierre Assouline, Simenon, Julliard, 1992