15 Août 2018
Martin Scorsese est d’autant meilleur qu’il développe des films avec Robert De Niro. Ce qu’il a fait sans cet acteur magistral, je me demande si ça vaut la peine d’être commenté. Parmi les grandes réussites du tandem De Niro-Scorsese, il y a le très méconnu et très sous-estimé The king of comedy. Le film fut un vrai bide noir à sa sortie, et peu de gens se risquent à le réhabiliter. Et pourtant c’est un très bon film, unique dans la carrière de Scorsese, moins étonnant dans celle de De Niro qui de temps à autre manifeste un goût pour le grotesque et l’absuirde. Ce qui sans doute a rebuté le public, et même sans doute la critique, c’est cet entre-deux, entre film noir grinçant et burlesque, entre grotesque et pathétique. C’est pourtant cette hybridation qui selon moi en fait tout le charme.
Rupert tente de joindre Jerry au téléphone
Rupert Pupkin est un jeune homme obsédé par le show business. Admirateur du grand comique Jerry Langford, il rêve de devenir son semblable, de le remplacer et peut être même son ami. Il s’appelle lui-même The king of comedy, ne doutant pas un instant de son talent. Son idée funeste est d’approcher son idole, de lui soumettre les sketches qu’il a écrit et s’en servir pour gravir les échelons. La jeune et riche Masha partage au moins une partie de ce rêve : elle veut connaitre Jerry et se donner à lui. Mais attirer l’attention de Jerry quand on est Rupert Pupkin se révèle très difficile car le grand comique est l’objet d’une sollicitation incessante non seulement des exigences de son métier qui lui laisse peu de temps libre, mais aussi de ses fans qui lui bouffent la vie. Pupkin tente d’approcher Jerry, mais le personnel de sa société fait un barrage efficace. Son entêtement ne suffit pas, et il se fera éjecter comme un malpropre par la sécurité qui commence à le trouver dangereux. Lassé de ne pas avoir accès directement à Jerry alors que celui-ci lui a promis plus ou moins de lui donner son avis sur son travail, Pupkin, aidé en cela par Masha, va procéder à l’enlèvement de Jerry et le séquestrer. L’idée est de le faire chanter : Pupkin ne libérera Jerry que si son sketch est programmé à la télévision. Et cela va marcher, il aura l’occasion de faire la démonstration de son talent aux yeux de la belle Rita qu’il a choisie comme objet de son besoin d’amour et d’éblouissement. Evidemment la société de Jerry a prévenu la police, Rupert sera arrêté et prendra 6 ans de prison, mais à sa sortie, au bout de 3 ans, il va devenir célèbre, signera un ouvrage et aura accès enfin à la célébrité.
La vie de Jerry en dehors du plateau n’est pas drôle
Ce rapide résumé de l’intrigue ne donne pas une idée de la densité de l’œuvre. D’abord et peut-être principalement, parce qu’au-delà de la satire d’un milieu assez dérisoire et mesquin, c’est le portrait de solitaires dont il s’agit. Rupert vit tout seul chez sa mère avec qui il ne communique pas, ou très peu, il n’a même pas le courage de conclure avec la belle Rita qui pourtant n’attend que ça, bien que le personnage de Rupert la laisse perplexe. Elle aussi semble seule, et c’est même peut être la seule raison qui explique qu’elle s’intéresse un peu à Rupert. Mais Jerry, le célèbre comique qui fait rire toute l’Amérique et qui a fait fortune, est aussi très seul : il mange seul, il vit seul. Masha qui est à moitié cinglé est également une solitaire, enfermée dans le rêve d’approcher enfin le grand homme. Cette solitude est évidemment l’autre face de la marchandisation de la culture. Autrement dit s’il y a dans ce film une critique du capitalisme, elle se trouve moins dans la marchandisation d’une culture dérisoire à travers le regard qu’on peut porter sur la télévision, que dans le développement de l’individualisme forcené qui sépare les gens entre eux, mais aussi qui les sépare d’eux-mêmes dans une sorte d’opposition féroce entre le principe de plaisir et le principe de réalité. L’ensemble des protagonistes ont perdu clairement leur identité. Et dans cette perte ils sont capables de faire n’importe quoi. Leur entreprise est cependant dérisoire : ils kidnappent Jerry en le braquant avec un faux revolver, comme ils l’ont vu faire au cinéma. Le second aspect est la critique du show business, même si c’est un peu plus convenu, cela porte parce que c’est le personnage de Jerry qui endosse le costume du clown absolument triste qui ne semble trouver aucune satisfaction dans son rôle de grand comique. Derrière cette fantaisie, il y a des pulsions sexuelles mal maîtrisées, comme si justement ce monde d’images, ce monde irréel vidait les individus de leur pulsion vitale. Masha qui a kidnappé Jerry avec Rupert, ne sait pas trop quoi faire du pantin qu’elle a à sa disposition. On se prend à croire que son souhait serait de forcer le comique à l’aimer, mais c’est évidemment impossible. Il y a un thème sous-jacent intéressant, c’est que le crime – ici un enlèvement – est une manière de faire la propagande de soi comme une autre, et donc fait passer cette action répréhensible dans le domaine de la logique particulière au show business.
Rupert rêve de devenir célèbre et ami avec Jerry
Le film est très bien balancé, c’est seulement à la moitié du film que Rupert se décide à passer à l’action, comme si c’était là l’issue des humiliations que le système lui a fait subir en lui refusant l’accès à Jerry. Il y a de nombreux plans de New York, filmas caméra à l’épaule qui donne un aspect un peu documentaire à l’affaire, avec un prolongement dans les méandres de la société de production de Jerry, univers froid et glacé, en retrait des cohues de la rue. Scorsese est un grand technicien, ici il oppose les formes plongées dans l’obscurité, rouge et marron – les bars, les domiciles de Rupert et de Masha – aux formes plus ensoleillées dans les rues, ou sous les spots électriques des couloirs de la firme de Jerry, ou encore la maison de campagne de Jerry tenue par deux domestiques asiatiques. La caméra saisit presqu’à bout portant les attitudes fausses des pantins qui font ce triste métier : le rire est faux, les connivences tout autant. On passe ainsi sans transition du rêve à la réalité avec des séquences qui mettent en scène une amitié fausse, qui n'existe pas, entre le pauvre Rupert et Jerry.
L’inquiétante Masha poursuit Jerry de ses assiduités
L’interprétation est évidemment le clou du film. De Niro est extraordinaire dans ce numéro de beauf que rien ne peut arrêter dans sa folie meurtrière. Entre la coiffure et la moustache, il est arrivé à créer un personnage lunaire et décalé, madré autant que fou. Robert De Niro aurait d’ailleurs très bien pu réussir dans cette carrière un peu stupide de comique-présentateur, pratiquant l’humour sur commande pour faire de l’audience. Il faut noter, c’est important, que c’est bien Robert de Niro qui a été à l’origine de ce film, comme toujours lorsqu’il s’agit des meilleures œuvres de Scorsese. Il avait même un moment envisagé de le faire réaliser par Michael Cimino. Mais Jerry Lewis qui se retrouve dans son propre rôle est tout autant stupéfiant et démontre, comme il le fera un peu plus tard dans Arizona dream, qu’il était aussi un immense acteur dramatique. Il trace ici le portrait d’un comique de métier en proie au mal de vivre, mélancolique et hanté par sa propre inutilité. Evidemment il donne en creux un portrait dérisoire de ce qu’il a été, d’autant qu’à l’époque où le film a été tourné, la carrière cinématographique de Jerry Lewis était terminée depuis l’échec de The day the clown cried dont il ne se releva jamais. Mais si De Niro et Jerry Lewis sont époustouflants, il faut souligner aussi la performance de Sandra Bernhard dans le rôle de Masha. Peu connue en France cette actrice au physique très particulier est une comique fort appréciée de l’autre côté de l’Atlantique. Elle compose ici un personnage complètement déjanté et inquiétant. Diahnne Abbott qui à l’époque était l’épouse de Robert De Niro, tient le rôle de Rita.
Rupert dicte les messages à Jerry
Il est probable que si le film a été un échec commercial plutôt lourd, cela provient plus encore que des rôles à contre-emploi de Robert De Niro et de Jerry Lewis, du simple fait qu’on ne peut éprouver aucune sympathie pour les personnages, cette antipathie est en fait due au dérangement profond que le film impose à notre inconscient : comment pouvons-nous tolérer une telle culture ? En quoi nous représente-t-elle ? Pour ceux qui ne le connaissent pas encore, il est temps de découvrir cet excellent opus de la cinématographie de Scorsese, c’est à la fois drôle et plein d’amertume. A mon sens ça vaut tous les films qu’il a fait ensuite avec Leonardo Di Caprio. Il a magnifiquement passé les années et son propos reste toujours d’actualité.
L’improbable Rupert Pupkin trouve son heure de gloire