4 Avril 2021
Ce film est le second d’une trilogie développée par Universal autour du nom d’Edgar Poë : comme les deux autres, il n’a strictement aucun rapport avec la nouvelle de l’auteur américain. Le nom de Poë semble être là seulement pour donner un peu de lustre et de sérieux à l’entreprise. Cette trilogie est très soignée, le premier film est d’ailleurs signé Robert Florey, le second Edgar G. Ulmer et le troisième Lew Landers. Ce ne sont pas des gros budgets, mais ce ne sont pas non plus des films fauchés. Universal s’était fait une spécialité des films horrifiques. Cette trilogie a également comme point commun d’utiliser Belà Lugosi, et les deux derniers utiliseront le couple que l’acteur hongrois a formé par huit fois avec Boris Karloff. Souvent traités un peu par-dessus la jambe parce qu’on ne prend guère au sérieux le cinéma fantastique à cause sans doute de son manque de réalisme, ils sont tous les trois intéressants, mais le meilleur est certainement de par son traitement The black cat. Ce n’est pas un film noir, et nous sommes seulement au début des années trente. Mais des figures qui reviendront abondamment dans le cycle classique du film noir sont déjà là. Ulmer est un des points de passage entre le cinéma expressionniste et le film noir, notamment dans l’usage des formes géométriques. Le scénario est dû à Edgar Ulmar et à Peter Ruric, alias Paul Cain, un auteur de romans noirs hard boiled qui a influencé très certainement Raymond Chandler – on en connaît en France deux qui ont été publiés à la Série noire dans ses débuts. Ce scénariste très instable et alcoolique a donné de très beaux scénarios, et celui-ci ne manque par de subtilités. Ce film est le premier film de fiction tourné par Edgar Ulmer aux Etats-Unis. C’est un film réalisé pour un grand studio. Cependant ce sera le seul film d’Ulmer de ce type. Ayant une liaison avec la femme d’un producteur d’Universal, Shirley Alexander qui sera du reste son épouse jusqu’à la fin de ses jours, il sera banni des grands studios et devra se rabattre sur des productions plus fauchées, des films ethniques comme on dit ou sur des films de série B. Il tournera tout de même beaucoup et une grande partie de ses films sont très difficiles à trouver.
Les époux Alison vont prendre le train
Un couple de jeunes Américains, Peter et Joan Alison, se trouve en voyage de noces… dans les Carpates. Ils prennent donc le train pour Gombos. Dans leur compartiment, ils font la connaissance du docteur Werdegast qui a une allure inquiétante malgré ses bonnes manières et qui laisse entendre qu’il a passé une quinzaine d’années en prison. Arrivés à destination, ils vont prendre une voiture qui doit les emmener tous ensemble, mais le chauffeur qui raconte l’histoire de la région et les séquelles d’une guerre terrible qui a fait des milliers de morts, perd le contrôle de son véhicule. L’accident est inévitable. Le chauffeur est mort l’automobile ne peut plus fonctionner. Joan Alison est blessée. Le domestique de Werdegast la porte et sur les conseils du docteur, ils vont rejoindre la demeure de l’architecte Poelzig qui se trouve au sommet d’une colline. C’est une demeure ultra-moderne, fonctionnelle et géométrique, et son maître est tout autant géométrique qu’elle ! Celui-ci les reçoit gentiment, le docteur Werdegast donne les premiers soins à Joan dont les blessures semblent superficielles. Mais rapidement on se rend compte que Wedergast et Poelzig se connaissent depuis longtemps et qu’une lutte sourde s’engage entre eux. Poelzig est responsable de la femme du docteur et aussi de l’avoir envoyé en prison. Celui-ci est donc là pour se venger. Poelzig cependant a des vues sur Joan qu’il veut utiliser comme sacrifice. Les deux jeunes gens ne se doutent de rien. Poelzig et Werdegat vont jouer Joan aux échecs, une partie que Wedergast perd d’ailleurs. Les Alison comprennent qu’ils sont prisonniers et Peter est emprisonné dans les caves der la demeure. Dans sa chambre Joan va recevoir la visite de Karen, la propre fille du docteur ! Elle lui annonce que son père est vivant. Mais Poelzig intervient et punit Karen. Le soir Poelzig réunit une assemblée pour célébrer le rite luciférien dont il est le grand prêtre. Mais Werdegast intervient. Une lutte s’ensuit, Peter qui a réussi à s’échapper de sa prison tue par mégarde le docteur Werdegast, mais celui-ci à le temps de déclencher l’explosion et de détruire la demeure maudite, tandis que le couple peut prendre le large et poursuivre tranquillement sa lune de miel !
Poelzig est tout aussi inquiétant et géométrique que sa maison
Le thème est bien sûr la lutte du bien contre le mal entre deux personnages puissants. Mais cette lutte est très ambiguë non seulement parce que Poelzig et Werdegast luttent tous les deux pour le pouvoir sur les autres et sur les femmes, mais parce que tous les deux disparaitront à la fin. Face à ces deux personnages intelligents et puissants, habitués aux forces des ténèbres, les deux jeunes Américains apparaissent comme deux égarés dans un monde dont ils ne comprennent pas l’histoire ni le chaos. C’est l’opposition classique entre la jeune Amérique moderne et sans culture, sans dimension, creuse, et la vieille Europe percluse de son histoire et de ses échecs. Le film questionne également la modernité. Celle-ci est représenté par Poelzig en tant qu’architecte. Il a construit sa demeure sur des montagnes de cadavres, oubliant qu’elle s’inscrit également dans un cadre naturel qu’elle prétend corrompre. Cette modernité est d’emblée présentée comme inquiétante, le jeune Peter est tellement effrayé qu’il dormira la porte ouverte de sa chambre ! Elle présente un aspect hygiéniste et ordonné qui nie la diversité, la poésie et la folie de la nature, et partant l’essence de l’humanité. Il va de soi que pour Ulmer comme pour Ruric, Poelzig représente l’archétype du nazi. Assis sur des tonnes de cadavres, il a la prétention de recréer le monde. Sa construction est aussi déshumanisée que lui.
Le docteur Werdegast est pris d’un malaise
L’intérêt du film est que finalement lorsque le bien et le mal se combattent à mort, ils utilisent tellement les mêmes moyens qu’ils deviennent interchangeables ! Poelzig et Werdegast luttent tous les deux pour la possession des femmes qui sont au-delà de leur symbolique érotiques les organes de la reproduction et donc l’avenir de la future nation, celui qui dominera les femmes dominera le monde par le biais de sa descendance. Les femmes qui sont prisonnières de Poelzig, et qui semblent suspendues dans les airs, sont des trophées. Werdegast ne va pas seulement sauver le monde, il veut aussi se venger de l’architecte fou. Les deux hommes sont supérieurement intelligents, la preuve, ils jouent aux échecs ! Mais surtout ils conçoivent des plans à long terme et n’utilisent la violence qu’à bon escient.
Werdegast retient l’impulsivité de son domestique
C’est un film formellement remarquable parce que s’il utilise certaines formes empruntées à l’expressionisme allemand, il les pervertit et les tourne en dérision. En ce sens Ulmer va plus loin que Metropolis de Fritz Lang. La forme géométrique qui s’apparente à un conditionnement de l’âme humaine, se retrouve non seulement dans la forme de la bâtisse et dans les matériaux utilisés, mais aussi dans la figure de Poelzig ! Celui-ci semble avoir projeté sa figure géométrique sur l’ensemble du domaine sur lequel il règne. La photo de John J. Mescall est excellente, ce photographe avait d’ailleurs beaucoup travaillé avec James Whale. Il apparaît un peu comme le lien entre le film horrifique et le film noir. Il y a une manière de filmer les escaliers en colimaçon qui dépasse le savoir faire d’Hitchcock et qui annonce la descente aux enfers de The spiral staircase de Robert Siodmak[1]. C’est entièrement tourné en studio, dans un décor presqu’unique, mais c’est justement cette contrainte qui va obliger Ulmer à se surpasser pour trouver des angles originaux de prises de vue et aussi organiser un découpage très dynamique qui imprime un rythme propre au-delà de l’histoire factuelle, lui donnant un sens psychologique intéressant.
Les escaliers mènent au sous-sol
On admirera au passage l’art de l’ellipse. Ulmer se refuse de montrer ce qu’il peut suggérer et qui est sans doute encore plus effrayant. Par exemple on comprend que le cruel Poelzig va punir méchamment Karen, mais on ne verra rien, seulement le visage effrayé de Joan qui entend les coups et les gémissements. La scène de la cérémonie est également plus suggérée que filmée, ce sont surtout les visages illuminés des disciples qui sont présentés au spectateur.
Dans la maison de Poelzig, il y a des spectres de femmes
La distribution pourrait se résumer à l’affrontement entre Belà Lugosi qui est Werdegast et Boris Karloff qui incarne l’architecte fou Poelzig. C’est dans ce type de films qu’on se rend compte que ces deux acteurs n’étaient pas n’importe qui et qu’ils ne se contentaient pas jouer de leur physique pour inquiéter un public qui les plébiscitait. Le couple d’américains est joué par David Manners et Jacqueline Wells. Ils sont très fades tous les deux. Manners a fait une carrière très courte non pas à cause de la médiocrité de son jeu, mais semble-t-il à cause de son homosexualité affichée. Jacqueline Wells changera de nom et deviendra Julie Bishop sans que son jeu s’améliore, et sans que sa carrière prenne plus d’éclat.
Poelzig et Werdegast jouent Joan aux échecs
Le film eut beaucoup de succès à sa sortie et on le redécouvre périodiquement pour sa richesse esthétique. Bien entendu il sera facile de dire que cette histoire est peu réaliste, mais si on considère le réalisme au-delà de ses emprunts à une réalité matérielle, il est au contraire très réaliste de par cette façon de décrire des états psychologiques et des rêves et des cauchemars compliqués mais pourtant très humains. C’est très certainement un des meilleurs films d’Ulmer avec Detour bien entendu. Elephant Films vient de le ressortir en Blu ray ce qui est une excellente chose.
Les Alison tentent de s’enfuir
Poelzig rattrape Karen qui est apparue chez Joan
Poelzig entame un rite luciférien
Les Alison fuient par les escaliers
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/deux-mains-la-nuit-the-spiral-staircase-1946-robert-siodmak-a114844810