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Le blog d'Alexandre Clément

Le fantastique et la science-fiction comme représentation de l’Occident

 Le fantastique et la science-fiction comme représentation de l’Occident

Vers le milieu des années cinquante, le cinéma américain a développé une paranoïa gigantesque. Cette tendance accompagnait le sale travail de l’HUAC qui tentait de mettre le couvercle sur les films un petit peu subversif, visant à redresser la morale :  sur le plan intérieur il fallait lutter contre les Rouges, quels qu’ils soient, et sur le plan extérieur, c’était l’URSS et se satellites qui étaient dénoncés comme un danger immédiat, un territoire de démons – le parallèle avec la situation d’aujourd’hui vient tout de suite à l’esprit, bien que le communisme n’existe plus. Les films directement anti-communistes, comme Jim McBride ou I Was Communist for the FBI, san doute trop simplets et ennuyeux, n’avaient pas beaucoup de succès, mais la paranoïa s’entretenait directement à la télévision et dans les journaux avec les comptes rendus des procès inquisitoriaux de l’HUAC ou encore les procèdes du type des époux Rosemberg. Ce n’est pas tant que les Rosenberg étaient coupables ou non, ils l’étaient sans doute, mais c’étaient les dernières roues de la charrette de l’espionnage soviétique dont le procès servi à des fins politiques et idéologiques. On sait aujourd’hui qu’avant même le début du procès, le juge et le FBI s’étaient mis d’accord pour obtenir la peine capitale. Quant aux secrets qu’ils auraient transmis à l’URSS, c’étaient des secrets de Polichinelle, d’une importance vraiment mineure, les Rosenberg n’ayant pas les qualités pour accéder à des secrets de très haut niveau[1]. Ce procès monté comme un spectacle qui eut lieu au début des années cinquante, coïncide d’ailleurs avec le spectacle de la chasse aux sorcières déclenchée par l’HUAC. Le but est tout à fait multiple, d’une part faire oublier les crimes de guerre liés aux bombes atomiques américaines larguées sur le Japon, ensuite démontrer que la menace d’une attaque de l’URSS contre les Etats-Unis était toujours à l’ordre du jour et nécessitait de renforcer la répression contre tous ceux qui pensent mal. Évidemment ça aidait bien le patronat à entamer les avancées sociales de l’ère Roosevelt que les prolétaires avaient obtenues. Si les films fantastiques et de science-fiction passaient mieux auprès du public c’est pour deux raisons, d’abord son irréalisme revendiqué, et ensuite la drôlerie des situations qui dépendait de logiques totalement extravagantes. La puissance des images et la loufoquerie évidente des situations permettaient bien mieux qu’un discours militant d’implanter la paranoïa dans les esprits les plus récalcitrants. C’est en quelque sorte la mécanique des contes de fées qui était convoquée pour les besoins de la cause. Les films fantastiques et de science-fiction prenaient au début des années cinquante le relais de la propagande des films de guerre. Les films de guerre américains opposaient la collectivité des gentils démocrates aux mauvais « boches » qu’on affrontait durement en Europe et « faces de citron » qu’on combattait dans le Pacifique. En même temps on passait des militaires formés pour le combat, à des personnes ordinaires qui, bien au-delà de grandes envolées lyriques abstraites se battaient pour leur survie. Ils montraient ainsi que la paix apparente n’était pas vraiment la paix car l’ennemi poursuivait une guerre dans l’ombre. 

Le fantastique et la science-fiction comme représentation de l’Occident

S’il s’agissait toujours de désigner l’ennemi de l’Amérique, plusieurs approches étaient possibles. Le premier thème développé est celui d’une planète lointaine peuplée de personnages malveillants et hideux. Si la planète est rouge, ça craint encore un peu plus bien entendu, le rouge renvoyant à l’idée d’une colère déraisonnable et jalouse de la part de ces étrangers. Les films de science-fiction américains montrent deux choses que la volonté d’explorer l’espace est naturelle, mais qu’elle est dangereuse. Il ne sert donc à rien d’attendre un geste de sympathie de ces créatures qui vivent dans un autre espace que le nôtre. On ne peut les rencontrer que les armes à la main, comme jadis les Indiens. Il est préférable de rester chez soi, ou encore de n’envoyer dans l’espace que des personnes formées pour cela, des militaires, qui savent faire face au danger. Le message est donc qu’il faut se surarmer. Ces créatures venues de l’espace sont très malveillantes, le plus souvent ce sont des monstruosités sur le plan esthétique, ce qui prouve bien qu’on doit se méfier encore plus. Dans I Married a Monster fron Outer Space, dont le titre renvoie au film de Robert Stevenson, I Married a Communiste, le mari de la naïve Marge Farrell est tout simplement un extra-terrestre qui cherche à sauver sa race en voie d’extinction en se reproduisant avec des terriennes. C’est la preuve d’une volonté de colonisation de l’Amérique qui est ici identifiée à une sorte de Paradis terrestre dont la tranquillité est troublée depuis de lointaines galaxies. Il faut donc déjouer ce complot sournois. L’ambigüité de cette approche vient du fait qu’elle glorifie les avancées de la science et en même temps qu’elle met en garde contre l’issue dangereuse de celle-ci. En tous les cas le modèle américain est agressé de toute part et il faut se mobiliser pour le défendre. Le suspense repose sur le fait que cette menace est trouble, qu’elle n’avoue pas son but, et qu’elle se fond dans les gestes courants de la vie quotidienne. Quand donc le héros, ou l’héroïne, va-t-il s’apercevoir qu’il est en danger et que sa communauté est en danger ? Le spectateur qui a compris s’impatiente, ce qui renforce cette idée qu’il faut suivre les consignes du gouvernement pour combattre un péril camouflé. 

Le fantastique et la science-fiction comme représentation de l’Occident

 

 

Le deuxième thème est celui d’une invasion méthodique de créatures affreuses physiquement ou mentalement. C’est une métaphore des Russes qui sont désignés de cette manière par les anglo-saxons depuis au moins la bataille de Sébastopol. Ce sont évidemment les Rouges qui sont visés. Si dans Them ! de Gordon Douglas, un des réalisateurs les plus réactionnaires de l’Hollywood des années cinquante, ces créatures sont des insectes monstrueux, issus d’ailleurs de radiations atomiques – ce qui se révèle ambigu puisque ce sont bien les Américains qui ont fait des essais nucléaires meurtriers sur leur propre sol dans le désert du Nevada au début des années cinquante, utilisant ses habitants comme des cobayes[2] – elles n’ont pas de but autre que de se nourrir en détruisant les villes. Film officiellement anti-rouge, il peut être interpréter différemment, comme une critique d’un progrès scientifique incontrôlé, ce qui explique qeu ce film soit apprécié d’un peu tout le monde. Invasion of the Body Snatchers, le chef d’œuvre de Don  Siegel, est un peu plus subtil. Puisque en venant d’ailleurs ces créatures du mal remplacent les êtres humains en les décervelant. C’est en quelque sorte la théorie du grand remplacement avant l’heure ! La colonisation se fait par le cerveau qui est vidé de toute idée personnelle, donc de la mémoire, jusqu’à ce que plus personne ne puisse avoir d’idée personnelle, ni même de sentiment humain. C’est d’ailleurs comme cela que les Rouges étaient décrits à la même époque : leur volonté serait de s’emparer des consciences en remplaçant des idées normales et naturelles, basées sur l’épanouissement de l’individu, par des idées fausses comme l’embrigadement massif dans une logique collectiviste, identifiée vaguement au « marxisme » et à la remise en cause de la propriété privée et du profit, à ce titre on commença par chasser les enseignants qui auraient eu l’idée de diffuser des « idées rouges ». Cependant, comme en ce qui concerne Them !, le message est ambigu puisqu’il abandonne le progressisme qui consiste à explorer des planètes lointaines au risque d’en subir un retour de bâton, et encore que le progrès ne suit pas un développement linéaire, mais qu’il peut être remis en question. 

Le fantastique et la science-fiction comme représentation de l’Occident

L’étranger est affreux et mauvais par nature – comme anciennement les Peaux-Rouges tenaient ce rôle dans la majorité des westerns, dans les années cinquante, ce sont des créatures mal identifiées. La preuve, l’étranger s’attaque principalement aux femmes. C’est donc à la fois un lâche et un prédateur sexuel. Les femmes sont plus fragiles, plus innocentes, souvent attirées sexuellement par la bête. On le sait au moins depuis le King Kong réalisé en 1933 par Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, où on voyait la superbe Fay Wray manifester de l’affection pour un gorille monstrueux. Il est donc très important de les protéger, contre les créatures monstrueuses comme contre elles-mêmes. C’est un travail difficile, car ces bestioles qui ne viennent pas toutes de l’espace, se cachent aussi dans les recoins, sous la mer, dans des zones fangeuses, voir dans les caves et les souterrains. Les villes tentaculaires – la modernité donc par opposition à la campagne bien propre et bien cultivée – sont propices à cette dissimulation, souvenons-nous que les fourmis géantes nichaient bêtement dans les égouts de Los Angeles, mais qu’elles étaient tout de même le résultat de radiations issues d’essais mal contrôlés. Le message était clair, contre la ville tentaculaire et malsaine, et la campagne innocente, c’était une apologie de la banlieue pavillonnaire. Cet ensemble de principes mis en images signale déjà l’enfermement des Etats-Unis, alors même que les films sont destinés à alimenter les rêves et les cauchemars des humains du monde entier. Ça correspond assez bien à la politique étrangère de ce pays : on prône le libre-échange pour les autres, mais on se garde de l’appliquer pour soi, on fait la guerre ailleurs que sur son propre territoire.  

Le fantastique et la science-fiction comme représentation de l’Occident

Quand ce type de film met en scène la femme, c’est toujours avec beaucoup d’ambiguïté. Le premier degré c’est de défendre la femme faible qui est pourtant le pilier de la famille mononucléaire. Mais en vérité, il s’agit aussi de lutter contre son émancipation programmée d’ailleurs et en premier lieu par le cinéma hollywoodien. L’émancipation des femmes est dangereuse pour la stabilité de la famille. Des films sont là pour nous le montrer. The Shrinking Man et Attack of the 50 ft Woman, avancent combien l’espace des hommes dans l’Amérique des années cinquante s’est rétréci. Le premier film, de Jack Arnold, un des maîtres de ce genre de films, montre qu’au fur et à mesure que l’homme rapetisse – il a été contaminé par un brouillard curieux – sa femme grandit, relativement, et ne peut plus vivre avec lui. Trop petit pour assurer ses devoirs de mâle, il sera ravalé à la cave. Le second film de Nathan Juran, un solide spécialiste de série B, nous montre comment une femme qui aurait été en contact avec une sphère « rouge », bien entendu, va devenir à son tour une géante. Elle devient méchante ne rêve que de se venger de son mari et de la maitresse de ce dernier, la seule solution sera de l’abattre. Dans les deux cas, ce n’est pas seulement la place de l’homme qui est interrogée, mais tout le destin de l’Occident qui inexorablement rétrécit. Quand les femmes sont trop grandes, elles deviennent mauvaises. 

Le fantastique et la science-fiction comme représentation de l’Occident

 

 

Dans le film de Jack Arnold, l’homme s’élimine de lui-même parce qu’il a laissé trop de place à sa femme. Il est puni, les bêtes, le chat, l’araignée, sont devenus un danger pour lui. Il a perdu son pouvoir, sa maison et tous ses biens, il n’a plus rien et retourne au néant. On peut se demander d’ailleurs si ce film n’a pas inspiré The Curious Case of Benjamin Button de David Fincher, tourné en 2008. Le second est encore pire, car Nancy qui grandit inconsidérément, représente une sexualité débordante et inassouvie. Elle-même est victime de l’adultère de son mari. En grandissant, ses seins, ses cuisses, ses fesses sont devenues monstrueuses, comme ils le sont sur les affiches de cinéma, c’est encore pire que dans un film de Fellini ! Son mari la trompe, lui aussi sera puni, mais elle-même boit ! Si bien qu’on ne sait plus si tout cela n’est pas simplement un rêve d’alcoolique. Si dans The Shrinking Man, le malheureux héros s’enfonce dans le néant, « Homme, souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière », et l’héroïne du film de Nathan Juran enveloppe toute la ville de son corps très fortement sexué, jusqu’à la faire disparaître entre ses seins. 

Le fantastique et la science-fiction comme représentation de l’Occident

 

The Shrinking Man, Jack Arnold, 1957 

Ce bref tour d‘horizon montre que le cinéma de genre est sans doute le mieux à même de parler des problèmes civilisationnels contemporains. Dans les années cinquante, alors que l’HUAC tente de réagir contre la critique de l’American Way of Life en accusant l’étranger et l’idéologie communiste de saboter cet excellent modèle, le cinéma nous montre qu’il fait eau de toute part et que son déclin est déjà amorcé. Le cinéma hollywoodien des années trente-quarante, le meilleur selon Jean-Pierre Melville, était l’affirmation d’un modèle triomphant, les années cinquante en sont seulement la défense et annonce un repliement. Autrement dit, c’est très tôt que le cinéma a mis en scène le déclin de l’Amérique qui est en voie d’achèvement aujourd’hui !

Le fantastique et la science-fiction comme représentation de l’Occident

 

Attack of the 50 ft Woman, Nathan Juran, 1958

 

 « Du temps que la Nature en sa verve puissante

 

Concevait chaque jour des enfants monstrueux,

J'eusse aimé vivre auprès d'une jeune géante,

Comme aux pieds d'une reine un chat voluptueux. »

Charles Baudelaire

 

Références

Cyndy Hendershot, « Darwin and the Atom : Evolution/Devolution Fantasies in The Beast from 20,000 Fathoms, Them !, and The Incredible Shrinking Man », Science Fiction Studies, Greencastle (Indiana), SF-TH Inc, vol. 25, no 2,‎ juillet 1998

Bill Warren, Keep Watching the Skies! American Science-Fiction Movies of the Fifties, McFarland, 2010

Tony Williams, « Female Oppression in "Attack of the 50-Foot Woman », Science Fiction Studies, vol. 12, n° 3, nov. 1985.



[1] Pavel et Anatoli Soudoplatov, Missions spéciales. Mémoires du maître-espion soviétique Pavel Soudoplatov, Le seuil, 1994. 

[2] Peter Pringle & James Spigelman, Les barons de l'atome, Le Seuil, 1982.

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