1 Janvier 2023
Comme Charles Laughton Alexander Mackendrick n’aura été le réalisateur que d’un seul film, et comme lui, ce sera un film noir. Certes on peut m’objecter qu’il a signé quelques autres réalisations, contrairement au réalisateur de The Night of the Hunter, mais franchement, en dehors de Sweet Smell of Success, le reste ne présente guère d’intérêt. Et puis, ce projet est d’abord un projet de la firme Hetch-Hill-Lancaster, Mackendrick n’intervint sur celui-ci qu’une fois que le montage a été finalisé. A l’origine de ce projet, il y a une nouvelle d’Ernest Lehman qui avait été publiée dans un magazine à grand tirage, Colliers, une nouvelle qui faisait partie d’une série portant sur les journalistes sans scrupules qui font tout pour atteindre la notoriété. C’est donc une de ces nouvelles qui avait été achetée pour être adaptée à l’écran. Mais les choses se compliquèrent quand Burt Lancaster voulu endosser le rôle d’Hunsecker, ce qui réclama un budget plus étendu, mais aussi un autre scénariste plus performant qu’Ernest Lehman. Pourtant ce dernier n’était pas n'importe qui, il a travaillé sur des films d’Hitchcock, notamment North by Northwest, sur Some Up There likes me de Robert Wise, et encore sur le West Side Story du même Robert Wise. Il savait donc écrire des succès. Mais on préféra engager Clifford Odets pour retravailler l’ensemble. Celui-ci était à l’époque blacklisté, mais il avait une grosse réputation notamment pour les dialogues et travaillait tout de même plus ou moins clandestinement. La trame de l’histoire qui parle d’argent et d’ambition est restée à peu près la même, c’était le reflet des obsessions ambigües de Lehman. Ces valeurs centrales de l’Amérique lui répugnaient probablement autant qu’elles l’attiraient. Des films sur la presse et son pouvoir il y en a eu des tonnes dans le cinéma américain, soit pour la présenter comme un rempart de la démocratie, soit pour en faire le parangon de la corruption et son véhicule. Dans le premier cas ça donne The Power of the Press de Frank Capra, sur un scénario de Samuel Fuller, et dans le second, The Big Clock de John Farrow, un film noir important avec Charles Laughton[1]. Mackendrick, peut-être parce qu’il est arrivé après coup sur le projet, n’a sans doute pas compris toute l’importance de son sujet, et en effet il présentait ce film comme un échec artistique, la preuve étant fournie par l’échec commercial, ce qui est un peu juste comme explication. On reviendra sur cette question. Mais en réalité ce n’est pas vraiment la presse pourrie qui est en cause ici, il s’agit plutôt de brosser un portrait de la dégénérescence de l’Amérique à travers des caractères opportunistes et lâches dont l’égoïsme conduit au crime irrémédiablement.
J.J. Hunsecker est un chroniquer à succès et craint d’un peu tout le monde. Sa sœur Susan s’étant emmourachée d’un guitariste de jazz, Il combine avec Sidney Falco pour tenter de les séparer. Falco est un agent de presse minable, toujours en train d’essayer de faire quelque argent en essayant de fourguer des publicités par l’intermédiaire d’Hunsecker. Au gré de ses rencontres, il tente même de faire chanter ceux qu’il pense pouvoir lui être utiles. Cynique, il est pourtant sous la férule de Hunsecker. Celui-ci le traite comme un paillasson, le rabroue, l’humilie en public. Falco avale à peu près tout, et il va agir en deux temps, d’abord il va faire passer une annonce malveillante, prétendant que Dallas se drogue. Il utilise pour cela un autre chroniqueur à qui il prête sa maîtresse pour un petit moment. Cette manœuvre misérable va arriver à ses fins. Dallas et l’orchestre sont renvoyés. Mais Hunsecker fait mine de vouloir lui sauver la mise. Au cours d’une explication orageuse, Hunsecker arrive à déstabiliser sa sœur et Dallas, le musicien. Mais celui-ci affronte Hunsecker et l’humilie à son tour. Susan qui ne veut pas affronter son frère, accepte de se séparer de son guitariste. Mais Hunsecker ne veut pas en rester là. Il dit vouloir détruire Dallas. Falco refuse de le suivre, lui disant qu’ils en ont assez fait puisqu’ils ont obtenu cette séparation. Hunsecker s’entête et propose à Falco de lui céder sa rubrique pendant les vacances contre ce service. Il va donc mettre des cigarettes de marijuana dans la poche du manteau de Dallas afin que les flics puissent l’arrêter. Ça fonctionne, mais Falco se saoule, puis il reçoit un coup de fil qu’il croit être d’Hunsecker. Il se rend chez lui et trouve Susan en petite tenue qui fait une tentative de suicide en voulant se jeter du balcon. Il l’en empêche, mais sur ces entrefaites Hunsecker arrive et gifle Falco car il pense qu’il a voulu abuser de sa sœur. Il le chasse et téléphone à Kello pour que celui-ci l’embarque à la place de Dallas. Mais Susan est décidée à le quitter pour toujours. On verra à la fin Kello et son partenaire ramasser Falco après l’avoir frappé, puis Susan qui s’en va.
Falco se fait virer par Dallas
Ce qui domine dans ce film noir sans meurtre finalement c’est une exceptionnelle violence, sans doute parce qu’elle est plus verbale que physique, ce qui justifie l’apparente théâtralité du film. On a l’impression d’une lutte à mort entre les différents protagonistes, et si au premier abord Hunsecker et Falco sont liés pour détruire Dallas, on comprend qu’ils se haïssent et que le chroniqueur à succès se méfie comme de la peste de l’attaché de presse qui rêve au fond de prendre sa place. Dans ce petit milieu des semi-intellectuels qui font profession de vendre du papier ou des idées pour manipuler le public, tout le monde se déteste. Le film est entièrement construit sur cette relation improbable entre deux canailles. Certes ils évoluent dans un milieu difficile, mais ils renforcent la dureté initiale de ce milieu justement par leur volonté de réussir à tout prix à travers des épreuves de force. Ils ne sont ni recommandables, ni fiables. Mais tout cela ne suffit pas à réduire le film. En effet Falco et Hunsecker entretiennent des relations troubles, à la fois de père à fils et en même temps homosexuelles. Si Falco, aux traits un peu féminins, s’affiche volontiers avec des femmes, le plus souvent vulgaires et niaises, Hunsecker qui représente une force virile, lui, semble peu intéressé par elles. Sauf évidemment par sa sœur qu’il prétend protéger. Et là il dévoile ses tendances incestueuses qui sont le prolongement de sa volonté de s’approprier l’âme de tous ceux qui l’entourent. Cet aspect est intéressant parce qu’en poursuivant Dallas de sa haine, Hunsecker montre ses faiblesses et se détruit lui-même. Alors qu’il se présente comme un homme froid et calculateur, son attachement maladif à sa jeune sœur le rend déraisonnable et fragile. Quand, à la fin, Falco refuse de le suivre dans son délire, c’est finalement lui qui se révèle paradoxalement le plus fort.
Falco n’a rien de précis à ramener à Hunsecker
Comme nous le voyons, ces épreuves de force poussent les uns et les autres à se révéler tels qu’ils sont au-delà des masques. Dans cette fable sur le pouvoir, il n’y a que des imbéciles et des lâches, ou des corrompus. Si le milieu d’une certaine presse à scandale est brossé au vitriol, les autres institutions en prennent tout autant pour leur grade. A commencer par la police new-yorkaise qui fait la sale besogne pour un homme qui représente d’abord le pouvoir de l’argent, soit le capitalisme. Ce qui était une obsession d’Odets le scénariste qui avait eu des sanglantes démêlées avec l’HUAC et la police. Le plus évident du film est la bassesse de Falco qui se parodie lui-même en s’empressant de prévenir les désirs de Hunsecker. Par exemple quand celui-ci affronte Dallas et sa propre sœur, il en rajoute, et tend obséquieusement la flamme de son briquet à celui qu’il reconnaît comme son maître. Cette soumission est présentée d’ailleurs comme une sorte de désir féminin chez ce jeune homme ambitieux. C’est un aspect rarement souligné de ce film, il y a une guerre latente des sexes. Les femmes sont presque toutes dominées et même si elles en souffrent, elles ne font rien pour se sortir de cette situation. L’exemple type c’est Rita, la marchande de cigarettes, qui se laisse vendre par Falco comme une pute à deux dollars. Mais la sœur de Hunsecker est faite du même bois. Elle mettra un temps infini à réagir, et quand elle le fera ce sera d’une manière sournoise et tordue.
Les flics à la solde d’Hunsecker moquent Falco
Bien entendu c’est aussi un film sur la séduction qui est ici présentée comme l’arme des faibles. Hunsecker ne cherche pas à séduire, il se croit bien trop fort pour cela, il impose ses points de vue d’une façon violente. Mais Falco ne possède pas ce pouvoir brutal, il sourit, il ruse, il s’aplatit pour séduire le maître qu’il s’est donné. Faible avec les forts, fort avec les faibles, il tente lui aussi d’écraser ce qui passe à sa portée, Rita, Dallas, dans un mimétisme évident. Seul Dallas le guitariste de jazz apparaît comme intègre, même s’il n’a pas beaucoup de moyens pour se défendre. Son propre manager est d’ailleurs près à le vendre pour pouvoir continuer son business. Mais l’entêtement du musicien apparaît un peu faux quand on comprend l’indétermination de Susan. Ils apparaissent alors comme un couple complètement asymétrique, tant la jeune sœur de Hunsecker est contaminée par le pouvoir sournois de son frère. Ce qui nous amène à douter jusqu’à la fin de sa détermination amoureuse.
Falco maquereaute Rita auprès d’Elwell
Tous ceux qui ont commenté ce film ont souligné l’importance de la ville et plus particulièrement de Manhattan. C’est évidemment pour faire sortir la logique prédatrice de Hunsecker et de Falco de la simple détermination individuelle. C’est une nouvelle façon de présenter la corruption de la grande ville. Et donc quand le grand James Wong Howe filme merveilleusement les rues de Manhattan de nuit comme de jour, ce n’est pas seulement pour aérer un film dont l’essentiel se passe dans les endroits fermés, les clubs, les appartements, la boîte de jazz, c’est pour faire de New York un personnage à part entière. Les rues sont filmées souvent avec des contre-plongées histoire de faire voir Manhattan entouré, cerné de gratte-ciels. D’ailleurs très souvent les angles choisis pour les extérieurs offrent des solutions plongeantes. Comme quand Falco affronte les policiers véreux. En filmant la foule et le mouvement de la rue, James Wong Howe filme le chaos. Quand la ville se vide, au petit matin, sans doute, on verra Falco se faire ramasser par la police au milieu des papiers gras que le vent emporte, le tout filmé dans l’éloignement, comme si Falco disparaissait avec les ordures qui s’envolent. Le talent de James Wong Howe n’est pas au service de la mise en scène, il en est partie prenante. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille minimiser le savoir-faire de Mackendrick. Même si celui-ci n’a pas réussi grand-chose en dehors de ce film, Sweet Smell of Success prouve qu’il avait tout de même du talent.
Falco essaie de prendre connaissance de la chronique d’Hunsecker
Il y a une grande vivacité dans le découpage des plans, mais aussi dans les déplacements de la caméra. C’est visible dans les rues, mais aussi quand Falco se rend au journal qui publie la chronique de Hunsecker. Comme je l’ai dit, c’est un film où les dialogues sont importants, les mots sont des armes, et il faut bien du talent pour faire en sorte qu’ils ne deviennent pas ennuyeux. Le clou de ces affrontements c’est sans doute la réunion entre Dallas, Hunsecker, sa sœur et Falco pour sensément apaiser les tensions et négocier une sorte de trêve. Cette scène est d’une extrême violence, oppressante, les mots fusant comme des flèches, déstabilisant physiquement Dallas et Susan. Cette scène tient bien sûr sur la précision des dialogues, sur le talent des acteurs – Burt Lancaster est exceptionnel ici – mais également sur la modification du choix des angles de prises de vue qui appuient la bataille entre Hunsecker et Dallas. La fin de cet affrontement voit d’ailleurs le guitariste l’emporter moralement et presque verbalement, atteignant au plus profond le noyau du chroniquer. Ce qui nous fera comprendre pourquoi celui-ci va vouloir le détruire.
Sous prétexte d’arranger les choses Hunsecker passe Dallas et Susan à la moulinette
Le club de jazz et la musique, excellente, jouent un rôle décisif. On voit à l’écran en effet le groupe de Chico Hamilton, le batteur dans le film. C’était un groupe important qui nous disait-on avait fait progresser le jazz en lui donnant des lettres de noblesse et des formes orchestrales inattendues, comme cette manie de faire participer un violoncelle. Le choix de cet ensemble n’est pas fortuit, il inscrit le film dans une volonté de modernisation des arts en général. C’est une ode au progrès, comme si les critiques de la corruption y participaient aussi. La vision est assez juste. Sauf évidemment qu’à cette époque de nombreux musiciens de jazz se droguaient et pas seulement en fumant de la marijuana. Ça se piquait à tour de bras et les overdoses étaient assez nombreuses. Mais je suppose qu’un film ne pouvait pas projeter une telle dégénérescence, seul Otto Preminger l’avait fait avec The Man with Golden Arm, ce qui lui avait valu quelques difficultés avec la censure[2]. En outre, il fallait conserver à Dallas cette aura de pureté qui justifiait non seulement son combat, mais aussi le rôle de l’artiste dans la cité comme une façon de contrebalancer le chaos.
Falco affronte de loin et verbalement Kello et son partenaire
Le duo d’acteurs entre Tony Curtis et Burt Lancaster est un des clous de ce film. Beaucoup de chroniqueurs ont trouvé Tony Curtis au-dessus du lot. Il est effectivement très bon. Il s’est battu pour avoir le rôle, sans doute pour sortir de ce qu’il faisait avant, à jouer les bons garçons et les séducteurs. Il est flamboyant et il est plus souvent que Burt Lancaster à l’écran, il est le pivot du film. C’est sans doute un des meilleurs rôles de Tony Curtis, il le savait, mais il y en a eu beaucoup d’autres. Cependant Lancaster est exceptionnel et n’a pas besoin de beaucoup de place pour faire éclater toute l’étendue de son registre. Il est particulièrement bon dans la grande scène d’explication quand il se transforme, passant d’un ton protecteur et apaisant, à une menace physique de plus en plus directe. Il dégage une puissance terrifiante. Dans ce film il porte des lunettes qui le vieillissent, il n’avait pourtant que 44 ans. La légende voudrait que ce soit Alexander Mackendrick qui lui ait imposé ses lunettes pour assombrir son visage et jouer des reflets sur son visage. Mais je doute que Mackendrick ait été capable d’imposer quoi que ce soit à un homme aussi entêté que Burt Lancaster, d’autant que celui-ci était le producteur du film. L’acteur était à cette époque au sommet de sa gloire et peut-être de son jeu. Il aimait beaucoup casser son image de beau garçon à la puissance athlétique, alternant les films d’action et les sujets plus profonds. Il venait d’ailleurs de terminer Gunfight at O.K. Corral qui avait été un immense succès planétaire. Il avait aussi tourné un peu auparavant Trapeze, un autre succès, film où il avait pour la première fois Tony Curtis comme partenaire, et il l’avait apprécié. Burt Lancaster démontre le pouvoir fascinant et factice de la parole. Il récidivera en 1960 dans Elmer Gantry de Richard Brooks, film pour lequel il obtiendra l’Oscar du meilleur acteur en 1961.
Falco rattrape Susan alors qu’elle tente de se suicider
Le reste de la distribution est beaucoup moins remarquable. Susan Harrison incarne la sœur d’Hunsecker. Elle est tout d’abord effacée, mais c’est le rôle qui veut ça. Puis à la fin, elle se déchaîne littéralement contre Falco et contre son frère. La légende veut que ce soit elle qui ait suggéré le suicide par défénestration. Et en effet, il avait fait une tentative de suicide de ce type quelques mois avant le tournage. C’est une actrice qui n’a pas fait grand-chose par la suite, il semble qu’elle ait tourné hippie, se désintéressant du cinéma, jouant un peu au théâtre. Martin Milner est Dallas, le guitariste, il est carré suffisamment pour donner de la crédibilité à son rôle. Lui non plus n’a pas fait carrière. Mais il est bien. Les seconds tôles sont très intéressants aussi. Barbara Nichols est tout à fait pathétique dans le rôle de Rita, cette fille un peu pute qui voudrait bien se sortir de ce système. Elle était abonnée à ce genre. Il y a ensuite le remarquable Emile Meyer dans le rôle du flic pourri et ricanant Kello. Je me demande si ce n'est pas lui qui est le modèle du Dudley Smith de James Ellroy.et puis il y a Sam Levene dans le rôle du cauteleux D’Angelo, petit manager qui veut à tout prix éviter les histoires.
Susie quitte son frère
Comme on le sait le film à sa sortie n’a pas eu le succès escompté, ni sur le plan critique, ni sur le plan commercial. Mais avant de devenir un film culte, il avait tout de même rapporté plus de 2 millions de dollars. Si ce fut un fiasco commercial, c’est dû pour une grande partie au fait que la production Hecht-Hill-Lancaster n’a pas su maitriser le budget. Ce film précipitera d’ailleurs sa faillite. Mais au fil du temps il trouvera son chemin et sera réévalué à la hausse, c’est un grand film noir, sans conteste. On est surpris de la cécité pour ne pas dire plus des critiques comme François Truffaut qui en France aussi ont été incapables d’en comprendre l’importance.
Les flics ont ramassé Falco et vont le trainer en prison
C’est le genre de film qu’on aime revoir et donc conserver, on conseillera l’édition Blu ray de Wild Side pour au moins deux bonnes raisons, d’abord pour l’exceptionnelle qualité de la photo de James Wong How, et ensuite le livre qui accompagne l’édition collector, signé Philippe Garnier, texte repris dans Génériques, le tome 2 chez The Jokers.