3 Juin 2017
C’est un film de Samuel Fuller qui bénéficie aujourd’hui d’une excellente critique par son approche singulière du racisme et de la difficulté des différentes ethnies à cohabiter aux Etats-Unis. En vérité si ce thème est bien présent, il n’est qu’un aspect du film. Et certains éléments significatifs de l’histoire ont sans doute aussi échappés un peu à Samuel Fuller. En tous les cas il y a une admiration pour le Japon et la culture orientale qui domine le film, c’est ce qu’il y avait déjà dans House of Bamboo, comme si les Etats-Unis ne possédaient pas une véritable culture et qu’ils doivent s’en remettre aux civilisations plus anciennes pour retrouver leur boussole et accéder à la civilisation. Cela passe encore ici par des relations sexuelles compliquées comme on va le voir. Mais c’est l’univers criminel qui va être encore une fois le révélateur des tensions et des oppositions latentes dans la société. Ce n’est pas le meilleur de Fuller, même s’il est assez représentatif de ses audaces, il a voulu sans doute y mettre trop de choses, et ça devient bavard au détriment de l’action elle-même.
La belle Sugar Torch fait tourner la tête des hommes qui la croisent
La très belle strip-teaseuse Sugar Torch va être poursuivie et abattue en plein milieu de la rue, c’est ainsi que commence l’histoire. Deux inspecteurs de Los Angeles, Joe et Charles, sont chargés de l’affaire qui ne semble pas les passionner. L’un est d’origine japonaise, l’autre est un anglo-saxon. Ils sont liés par un passé violent puisqu’ils ont combattu côte à côte durant la guerre de Corée. Au cours de l’enquête Charles va rencontrer Christine, une jeune femme peintre, dont il tombe rapidement amoureux. Il semble que ce soit réciproque, et tout en épluchant les photos des malfaiteurs qui peuplent Los Angeles, elle accepte de sortir avec lui et de se laisser embrasser. Joe pendant ce temps-là cherche à mettre la main sur Shuto, un homme de main japonais et pour cela va traverser le quartier nippon de Little Tokyo. Christine a dressé un portrait-robot de ce qu’on croie être l’assassin de Sugar Torch. Charles avoue aussi à Joe qu’il considère comme son meilleur ami, qu’il est amoureux de Christine et qu’il songe à l’épouser. Ce qui semble ravir Joe dans un premier temps. Mais tandis que Charles est parti travailler sur la piste d’Hansel, Joe et Christine qui sont restés seuls dans l’appartement tombent amoureux l’un de l’autre. Joe dans un premier temps cache ses sentiments, mais bientôt il en veut à Charles qu’il pense maintenant raciste. Il décide donc de quitter l’appartement. L’enquête suit son cours et Charles finit par apprendre que Joe a aussi des sentiments pour Christine, et que celle-ci les partagent ! L’explication finale aura lieu, après avoir capturer le vrai coupable, et Charles signifiera à Joe que leur amitié est terminée, il ne s’agit pas de racisme mais de jalousie !
Joe et Charles partagent le même appartement
Fuller suppose donc que la jalousie serait un sentiment plus acceptable que le racisme, quelque chose de naturel ! Mais ce n’est pas cela qui pose problème dans le scénario. C’est d’abord que cette histoire se déroulant sur un temps très court, Christine semble changer d’avis comme de chemise. Après avoir laissé paraître des sentiments pour Charles, elle tombe sous le charme de Joe en quelques secondes lorsque celui-ci lui joue quatre notes plutôt niaises sur son piano. Son personnage devient dès lors plutôt creux et irresponsable, elle n’est plus qu’un enjeu dans la lutte sourde entre les deux hommes. En vérité Christine vient rompre l’harmonie d’un vieux couple homosexuel qui refuse de se définir ainsi. Et dans ce triangle amoureux scabreux, il va de soi que la réaction de Joe est celle d’un amoureux transis. S’il trahit la confiance de Charles, c’est bien pour cela. Dès lors se pose la question de savoir pourquoi l’approche des relations interculturelles passe chez Fuller toujours par le biais d’une relation homosexuelle plus ou moins avouée ! A détailler un peu trop les ambiguïtés des relations entre Charles et Joe – c’est ce dernier qui parait le moins clair d’ailleurs – Fuller en perd le fil de son histoire policière. Il en résulte que la fin est complètement bâclée. Les raisons du meurtre de Sugar Torch sont tellement faiblardes que cela plombe complètement tout le reste.
Joe part à la recherche de Shuto
Fuller retombe par ailleurs dans la culpabilité des Américains. En effet comme dans House of bamboo et dans Verbotten, il se croie obligé de nous démontrer que les Japonais ou les Allemands ne sont pas tous mauvais et qu’ils peuvent même être porteurs d’une civilisation intéressante. Les Japonais ont été très mal traités chez eux pour cause de bombe atomique, mais aussi sur le sol américain, les sujets d’origine japonaise étant déportés dans des camps[1]. Il va donc appuyer son récit sur la visite du quartier Japonais, mettre l’accent sur le combat viril de Kendo, et aussi les rites funéraires différents des nôtres, ou la sensibilité pour les arts. Au passage on remarquera que si la sympathie pour les Japonais domine, il n’en va pas de même pour les Coréens, sans doute parce que les Américains ont encore un mauvais souvenir de la Guerre de Corée. Tous les asiatiques ne sont donc pas tous bons ! Mais cela est partiellement compensé par des qualités cinématographiques : de jolis mouvements de grue, un très bon choix des décors urbains, Samuel Fuller filme une partie de Los Angeles qu’on n’a pas tout à fait l’habitude de voir au cinéma. Quelques scènes de nuit sont aussi assez étonnantes : d’abord la fuite de Sugar Torch à moitié nue au milieu de la circulation parmi la foule indifférente alors qu’elle va se faire assassiner ça surprend, ensuite l’errance de Charles à pied dans une ville où tout le monde se déplace en voiture, scène manifestement filmée avec la lumière ambiante des réverbères, probablement en partie avec une caméra cachée sur Main Street. Mais l’ensemble est surchargé de scènes statiques cadrées d’une manière resserrée bien trop nombreuses, et les dialogues sont toujours très démonstratifs.
Shuto doit parler
C’est un film manifestement à petit budget, sans doute parce que Fuller voulait avoir la pleine maîtrise de son projet. L’interprétation est basée sur des acteurs de second ordre. Charles est cependant très bien joué par Glenn Corbett qui reste impavide sous l’outrage. James Shigeta en fait un peu beaucoup dans le rôle de l’Américain d’origine japonaise qui se tourmente en gémissant. La plus mauvaise est sans doute Victoria Shaw dans le rôle de Christine. Cette actrice d’origine australienne n’a pas fait grand-chose au cinéma, elle a surtout joué à la télévision. En permanence on se demande si elle est vraiment stupide, souriant niaisement à l’un comme à l’autre avec la même indifférence. Or elle est censée incarner une femme prise par une passion aussi soudaine que ravageante. Mais sans doute le scénario ne permettait pas vraiment de ménager des effets nuancés. Le plus intéressant est finalement Paul Dubov dans le rôle du manager de Sugar Torch, Casale, il est extrêmement drôle.
Joe, Charles et Christine cherchent Hansel
Si le rythme imprimé par Fuller permet de ne jamais s’ennuyer, il ressort de tout cela que The crimson kimono est très daté. Lui-même fait d’ailleurs le rapprochement entre Hiroshima mon amour d’Alain Resnais et son propre film à travers la critique d’un journal anglais. C’est avouer que le Japon était alors une question pour l’Occident. Et de fait à cet époque les progrès économiques de ce pays étaient si spectaculaires que cela déclencha un vrai engouement. Mais cet engouement est aujourd’hui passé de mode, notamment parce que de loin il apparait comme stagnant aussi bien économiquement que culturellement. Il n’est plus un modèle en tous les cas depuis bien longtemps. Le public n’a pas fait un excellent accueil à sa sortie, Fuller pense que cela a été le résultat d’une mauvaise publicité qui l’a vendu comme un film scabreux sur les relations sexuelles interraciales. Mais je crois plutôt que ce qui a été rejeté c’est le mélange des genres entre film noir et réflexion plus ou moins profonde sur les conflits inter-ethniques. Et c’est sans doute ça qui a le plus vieilli.
Charles explique à Joe qu’il n’est pas raciste
Fuller, Corbett et Shaw sur le tournage
[1] C’est le sujet du magnifique filme de John Sturges, Bad day at Black Rock, 1955.