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Le blog d'Alexandre Clément

Le pèlerin, The Pilgrim, Charles Chaplin, 1923

 Le pèlerin, The Pilgrim, Charles Chaplin, 1923

Non, ce n'est pas une maladie honteuse que de s'intéresser à Chaplin, il a beaucoup inventé, et de nombreuses figues on alimenté la grammaire du film noir, par exemple la scène du miroir dans The Circus  qu'on retrouvera chez Orson Welles qui admirait Chaplin, dans The Lady fron Shangaï et ensuite dans bien d'autre films noirs. On trouve aussi une influence très nette de Chaplin sur le film des frères Coen, O'Brother, il s'agit de la scène où les fuyards rencontrent des sortes de nymphettes, cette scène est une copie d'une scène de rêve incluse dans Sunnyside qui date de 1919.

Voilà donc un film centenaire et qui « vaut » bien plus que toutes les pseudo-comédies dont le cinéma français nous accable à longueur d’année. Chaplin est évidemment un monument de l’histoire du cinéma, un créateur au sens le plus étroit du terme. C’était, on l’a peut-être un peu oublié, un perfectionniste. En matière de cinéma, il y a une évidence, si on peut repérer des progrès techniques dans les possibilités offertes à un cinéaste – la couleur, l’écran large, le son, etc. – il est assez clair qu’un film de Chaplin ou de Keaton ne saurait être moins abouti qu’un film de Scorsese – Hugo Cabret – ou de Spielberg – The Fabelmans. Ce serait même un peu l’inverse. C’est d’ailleurs ce que sous-entendent ces deux cinéastes dans leurs films récents qui portent pour partie sur le cinéma justement dans ses origines et son développement. Chaplin comme Keaton ou Griffith est de ceux qui ont inventé un langage, une grammaire, pour le cinéma, et s’ils ont ouvert la voie, on ne peut pas dire qu’ils aient été dépassés. À partir du moment où Chaplin connut la gloire, il a mis de plus en plus de temps pour fabriquer ses films qui, s’ils rapportaient beaucoup d’argent, coûtait aussi plutôt cher, dans son processus de création, il alternait les périodes d’euphorie et les périodes de doute. The Pilgrim est connu, mais il est beaucoup moins commenté et admiré que les longs métrages comme The Golden Rush ou City Lights. Chaplin lui-même semblait le considérer comme un peu négligeable dans sa longue carrière.  Il est vrai que Chaplin faisait ce film pour le compte de la First National avec qui il avait un contrat pour dix films et qu’il voulait en finir avec eux pour être son propre producteur. C’est pour cette raison que ce film est un moyen métrage et donc qu’il faisait quatre bobines au lieu de deux, donc dans l’esprit de Chaplin, il comptait double[1] ! En quelque sorte il a tiré à la ligne. Est-ce pour autant que ce film est mineur ? Non ! Il y a en effet une désinvolture très créative qui justement en fait tout le prix. Sans doute beaucoup moins préparé que ces autres longs métrages, il a une légèreté qui lui donne un charme particulier. Ce film est en même temps un adieu, en effet ce sera le dernier d’une longue liste où Edna Purviance tiendra un rôle de premier plan. Elle sera en tout apparue dans trente trois films de Charles Chaplin, dans les trois derniers, elle ne tiendra que des tout petits rôles. Elle fut un pilier de la cinématographie chaplinesque. 

Le pèlerin, The Pilgrim, Charles Chaplin, 1923 

Un jeune couple veut se marier et courent après le pasteur 

Un prisonnier – que certains commentateurs ont appelé Lefty Lombard – s’évade de prison. Au passage il échange son costume de bagnard avec celui d’un pasteur. Ainsi transformé, il va à la gare prendre le train. Là il prend un billet pour Dallas, puis en attendant le train, il est harcelé par un jeune couple qui veut se marier. Mais le père de la jeune fille intervient et tout rentre dans l’ordre. Il arrive donc dans une petite ville du Texas où des membres d’une congrégation l’attendent. L’évadé est surpris, mais il fait semblant de rien. Le diacre Jones a reçu un télégramme, comme il a oublié ses lunettes il demande au faux pèlerin de le lui lire. Celui-ci transforme le télégramme qui annonçait un retard du pasteur qu’ils attendaient. Il arrive exactement pour l’office. On lui demande de faire un sermon, il est bien ennuyé, mais il s’applique à mimer l’histoire de David et Goliath d’une telle façon que seul un petit garçon qui s’ennuyait est enthousiasmé. En revenant chez les Brown, l’évadé est reconnu par un ancien compagnon de cellule. tant bien que mal il arrive à s’en débarrasser. C’est sans doute un dimanche, car les Brown reçoivent des invités, un couple avec un enfant qui se révèle particulièrement exaspérant, chacun se le renvoyant. Mais cet enfant fait des farces, pique le derrière de l’un et de l’autre, leur envoie de l’eau sur la tête. Ensuite Mademoiselle Brown va faire un gâteau et l’évadé qui est attiré par elle, va l’aider. Mais l’enfant farceur va recouvrir le gâteau du chapeau de son père ! Ne comprenant pas la supercherie, le faux pasteur va enrober le gâteau d’une épaisse couche de crème. 

Le pèlerin, The Pilgrim, Charles Chaplin, 1923 

Le Diacre n’a pas ses lunettes et demande qu’on lui lise le télégramme 

Tandis que le père cherche son chapeau, l’évadé tente de couper le gâteau. On s’aperçoit alors qu’il s’agit du chapeau, ce qui amène la fâcherie du couple qui s’en va avec son enfant terrible. Arrive sur ces entrefaites Howard qui aperçoit la mère Brown en train de compter l’argent qu’elle doit remettre le lendemain pour le remboursement d’un prêt. Après avoir tenté de voler le portefeuille du diacres Jones, Howard essaie de prendre les billets, chaque fois le faux pasteur l’en empêche. Ils vont se coucher, Howard prétextant qu’il a loupé le train est invité à rester. Évidemment il veut voler les billets. Mais le faux pasteur le surveille. Cependant Howard l’assomme et file dépenser l’argent dans un saloon où on peut jouer à la roulette. Mais une bande de hors-la-loi vient braquer la salle de jeu. Entre temps le faux pasteur s’est réveillé et se dépêche d’aller récupérer l’argent en se déguisant en une sorte de Wyatt Earp ou de Bill Cody. Il récupère facilement l’argent et le ramène à Mademoiselle Brown. Le shérif cependant a eu vent que le faux pasteur est un évadé et il arrive pour l’arrêter. Mais comprenant que le faux pasteur a récupéré l’argent, il va l’amener à la frontière mexicaine et lui donne la possibilité de choisir la liberté. 

Le pèlerin, The Pilgrim, Charles Chaplin, 1923 

À l’église il mime l’histoire de David et Goliath 

Comme on le voit l’histoire, malgré sa simplicité, est très dense. D’abord ce n’était pas la première fois que Charlot s’évadait, dans The adventurer, 1917, un petit film de deux bobines, il tenait ce rôle auprès déjà d’Edna Purviance. Cette quête de la liberté correspond non seulement à la philosophie de Chaplin, mais aussi à sa vie d’artiste qui bouscula les formes et les normes en vigueur dans la société américaine. En ce sens ce film est typiquement américain, et ce n’est pas un hasard s’il parodie d’élégante façon les genres en train de se former à Hollywood. C’est donc un film de gangsters, avec évasion, hold-up et repentance. Mais c’est aussi une sorte de western, avec un shérif à cheval et la fuite vers le Mexique. Cette trame pourrait facilement servir à la construction d’un drame des plus sérieux. Frank Borzage sur un thème un peu semblable avait d’ailleurs tourné en 1916 justement un « deux bobines » intitulé The Pilgrim, dans lequel il tenait le rôle du héros solitaire qui s’en va à son destin avec son âne ! 

Le pèlerin, The Pilgrim, Charles Chaplin, 1923 

Seul un jeune garçon apprécie le sermon du nouveau pasteur 

Le point focal de l’histoire c’est tout de même la confrontation du faux pasteur avec une communauté religieuse dans une petite ville du sud des Etats-Unis – qui ne peut pas être Dallas bien entendu puisqu’elle est située sur la frontière ! Près de la moitié du film est une attaque directe contre la bigoterie des Américains. Ce qui vaudra d’ailleurs au film d’être interdit dans de nombreux États ou encore amputé, ce qui est pire qu’une interdiction. C’est plus le comportement bigot qui est moqué que la religion elle-même. Le faux pasteur est célébré justement parce qu’il arrive à intéresser un enfant par son sermon sur David et Goliath. Les personnes qui assistent à l’office sont choisies minutieusement pour susciter seulement par leurs grimaces tout ce qu’il peut y avoir de faux dans la pratique religieuse. Le diacre Jones est un gros hypocrite qui planque son vice pour la boisson dans la poche arrière de son pantalon. De cette opposition entre les bigots et le faux pasteur, prouve que la différence entre le bon et le méchant est une question de conventions. Bien entendu Howard est mauvais et sans scrupule, non pas parce qu’il vole, mais parce qu’il vole une femme qui a besoin de cet argent pour sa survie. Howard est surtout une brute stupide, dès qu’il a volé, il va jouer l’argent pour le perdre dans un tripot bas de gamme. 

Le pèlerin, The Pilgrim, Charles Chaplin, 1923 

Il se remémore son temps en prison avec Howard 

La bigoterie n’est pas la seule dimension de cette communauté qui est critiquée. La famille en elle-même apparait comme une institution qui rend carrément les gens idiots. Même le jeune garçon qui est invité avec ses parents pour manger un gâteau est déjà insupportable, et on comprend que c’est là la réaction contre ses parents. Mais si l’enfant rejette manifestement ses parents, l’inverse est aussi vrai. Tout le long de cette séquence on voit cet enfant que le faux pasteur chassera à coup de pied, qui est renvoyé de l’un à l’autre afin de ne pas être dérangé dans des conversations oiseuses. On pourrait dire qu’il prend ici le contrepied de The Kid où il manifestait une énorme tendresse pour un enfant. C’était un cadeau du ciel en quelque sorte, tandis qu’ici c’est un vrai boulet, encore qu’on puisse dire que c’est là le résultat de l’éducation. Ainsi dans cet univers étouffant, le pasteur devient un objet de désir sexuel pour mademoiselle Brown qui manifestement cherche un mari pour s’évader de la monotonie de sa vie, et qui probablement finira avec le shérif après que celui-ci ait repoussé le faux pasteur au-delà de la frontières des Etats-Unis. Ici il faut s’arrêter un petit moment. Nous sommes en 1923, et le Mexique est déjà un problème. Pour qui aspire à la liberté c’est là qu’il faut aller, malgré les risques encourus. C’est d’ailleurs là que B. Traven qui est recherché en Allemagne pour ses activités révolutionnaires durant la révolution spartakiste va se réfugiera vers la même époque[2]. Beaucoup d’Américains rêvaient de la révolution mexicaine et des possibilités de liberté qu’elle sous-entendait. Le personnage du shérif est beaucoup plus qu’ambigu, sournois. Sous couvert de générosité, en élargissant l’évadé, il se débarrasse d’un rival pour conquérir le cœur de mademoiselle Brown. 

Le pèlerin, The Pilgrim, Charles Chaplin, 1923 

Le petit garçon des invités est complètement infernal 

Le cadre est une Amérique encore rurale que la ville n’a pas encore transformée. La civilisation est en retard, avec la naïveté d’une population isolée et bigote. Le train est bien sûr la contrepartie de cette paisibilité qui est tout à fait menacée. La mise en scène est très inventive, d’abord dans son utilisation de l’espace. Certes ce n’est pas la profondeur de champ de Buster Keaton, mais avec peu de mouvements d’appareil, et surtout grâce à un montage serré, on saisit cette dimension. C’est particulièrement net dans les poursuites qui ont lieu à la gare quand les deux jeunes gens tentent de se marier. Mais la mise en scène c’est d’abord le choix des personnages et des acteurs. Ainsi quand l’évadé rencontre l’immense diacre Jones, cela préfigure et annonce justement le sermon qu’il va prononcer sur David et Goliath. Ensuite le cœur de la mise en scène c’est la pantomime, cette manière singulière de faire parler le corps à la place des yeux ou de la bouche. Raconter de façon muette l’histoire de David et Goliath relève évidemment d’un tour de force. Dans un autre registre, c’est le même registre que Keaton. Il y faut deux choses, d’abord une habileté acrobatique, ensuite que la caméra soit capable de suivre. Lorsque le faux pasteur rencontre le diacre Jones, les deux marchent côte à côte, ils mettent ensemble les mains en forme de cœur, un peu comme s’ils priaient en marchant, le pasteur gardant cette mine compassée qui le signale comme en dehors de toute réalité. Celle-ci se rappelle à lui quand un enfant espiègle balance une peau de banane qui va les envoyer en l’air, brisant la bouteille d’alcool que ni l’un, ni l’autre ne reconnaît comme étant la sienne. C’est un film très elliptique, sans doute parce que Chaplin était pressé de le faire, donc on comprendra que le pasteur, le vrai, a été volé de ses habits quand on le verra regarder piteusement les habits de bagnard, et que quelques secondes après nous voyons l’évadé à la gare revêtu de ces habits disparus. 

Le pèlerin, The Pilgrim, Charles Chaplin, 1923 

Le shérif apprend à Mademoiselle Brown qu’ils ont invité un faux pasteur sous leur toit 

L’interprétation c’est d’abord Charles Chaplin dans ce rôle de double identité, le bagnard et le pasteur. Il y a une aisance incroyable dans la pantomime. Mais on aurait tort de limiter la distribution à sa présence de bout en bout. D’abord parce qu’il était un excellent directeur d’acteurs, capable de faire jouer n’importe qui pour peu que son physique soit adapter au rôle. Tout va reposer sur l’observation et le grossissement du trait. Autrement dit les soi-disant outrances de Chaplin sont absolument réalistes ! Edna Purviance dans le rôle de mademoiselle Brown est plutôt discrète. Mais Mark Swain dans le rôle du diacre Jones est irrésistible, à la fois présent et absent, son allure mélancolique en dit plus long sur la religion qu’un long pamphlet, il ajoute en effet de la tendresse à ce personnage lunaire. Comme la plupart des films de Chaplin, The Pilgrim s’est tourné en famille. Sans doute avait-il besoin de s’entourer d’amis dévoués pour mieux travailler. On retrouvera son demi-frère Sydney dans plusieurs petits rôles. Il est d’abord Eloper qui cherche absolument  l’onction d’un pasteur pour se marier, puis le conducteur de train, puis enfin le père de l’enfant irascible et dérangeant. Celui-ci est joué par Dean Riesner qui deviendra par la suite un cinéaste reconnu, tandis que son père Charles Reisner tiendra lui le rôle d’Howard, le voleur sans scrupule. On reconnaitra au passage le vieux complice de Chaplin, Henry Bergman dans le rôle du voyageur imposant qui croise l’évadé dans la gare, puis dans le train. Il est utile pour opposer à la fois sa masse corporelle et sa figure fermée et revêche à la silhouette fluette de Chaplin et sa joie.

Le pèlerin, The Pilgrim, Charles Chaplin, 1923 

Le faux pasteur va récupérer l’argent volé par Howard 

Malgré le peu de cas qu’en a fait Chaplin lui-même c’est un excellent film dont on ne se lasse jamais. Le tonus qu’il amène chez le spectateur explique l’immense popularité mondiale de ce génie, popularité que les campagnes de dénigrement des associations bigotes et du FBI – Hoover faisait courir le bruit qu’il était à la fois juif et communiste, antienne qui sera reprise par la suite contre tous ceux qui se trouvaient un peu critiques et à gauche. Quoi qu’on en dise, Chaplin évoluera et sans doute est-ce The Pilgrim qui est le tournant, il ira vers un engagement social et politique de plus en plus évident, jusqu’à son bannissement des Etats-Unis. Certes il n’était certainement pas communiste, mais il sera un ferme soutien du New Deal. Il développera par ailleurs des idées disons avancées sur les réformes nécessaires : hausse des salaires pour alimenter la demande, baisse des durées travaillées pour assurer une vie descente aux travailleurs. Ces idées représentées aux Etats-Unis par le New Deal étaient théorisées parallèlement par l’économiste anglais John Maynard Keynes. 

Le pèlerin, The Pilgrim, Charles Chaplin, 1923 

Alors qu’il a rapporté l’argent volé par Howard, le shérif l’arrête 

Comme on le sait j’adore Keaton, mais j’aime aussi Chaplin, ce sont deux génies dont les personnalités sont différentes mais qui au fond ont mis en œuvre les mêmes principes dans la construction de l’image et son dynamisme. Les deux se connaissaient très bien, mais Keaton eu le tort de ne pas rester maître de son destin en se vendant à la MGM qui le martyrisa et le détruisit à petit feu, Chaplin au contraire a étendu aussi loin qu’il le pouvait son indépendance. Cependant il est assez clair que les deux appartenaient au cinéma muet et en noir et blanc ! dès lors qu’ils s’éloignèrent de ces standards, ils commencèrent à perdre de leur identité. Ce fut brutal pour Keaton, plus lent et plus discret pour Chaplin. The Pilgrim n’a malheureusement pas été conservé dans de bonnes conditions, et il est difficile d’en trouver une copie dans de bonnes conditions. Le film a fait l’objet de deux montages différents. Dans le second, réalisé dans les années cinquante, Chaplin rajoutera une chanson de cow-boy écrite par lui-même mais qui n’ajoute pas grand-chose au film, si ce n’est qu’elle exprime son goût prononcé pour la musique populaire. 

Le pèlerin, The Pilgrim, Charles Chaplin, 1923 

Il se trouve coincé entre les Etats-Unis et le Mexique


[1] David Robinson, Chaplin : his Life and Art, McGraw-Hill, 1985. David Robinson est également l’auteur d’un ouvrage sur Buster Keaton.

[2] J’ai pas mal parlé de Traven il y a quelques années. http://alexandreclement.eklablog.com/b-traven-le-pont-dans-la-jungle-gallimard-2001-a114844998, http://alexandreclement.eklablog.com/le-tresor-de-la-sierra-madre-the-treasure-of-the-sierra-madre-john-hus-a214035393 et http://alexandreclement.eklablog.com/b-traven-le-visiteur-du-soir-stock-1967-a114844996

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