12 Mars 2019
C’est la première apparition de Jean Gabin dans une adaptation d’un roman de Simenon. Il y en aura bien d’autres, sans doute plus importantes. En vérité ce n’est même pas un film noir. C’est une sorte de drame familial. Du reste il n’y a même pas de crime. Pour la troisième fois Gabin va travailler avec Gilles Grangier. Comme on va le voir il y a une unité de ton dans les films que Jean Gabin tourne avec Grangier vers cette éopque, et ce n‘est pas un hasard. L’ouvrage de Simenon n’est certainement pas des plus marquants, mais comme on dit, il y a une atmosphère, un port, des gens laborieux, un milieu d’hommes qui se battent pour en sortir et qui parfois arrivent à des situations enviées, souvent au détriment de leur propre existence. Gabin aime ce genre de personnages rudes qui se sont fait à la force de leurs bras si on peut dire. Mais en même temps ils montrent une faille qui les rend vulnérables et que leur entourage va tendre à utiliser pour les rabaisser. Grangier, lui, va être tout à fait à son aise, plus avec la description d’un milieu laborieux qu’avec l’histoire proprement dite.
Le fils Cardinaud a bien réussi, parti de rien, issu d’un milieu désargenté, il est devenu le plus riche mareyeur sur le port de La Rochelle. Il a une belle maison, deux beaux enfants, deux domestiques. C’est un notable. Mais sa femme Marthe qui elle aussi vient d’un milieu pauvre, s’ennuie. Elle bovaryse. Mimile une sorte de petite frappe, un peu gigolo, est revenu d’Afrique où il avait cru pouvoir faire facilement fortune. Il est complétement fauché. Il va séduire facilement Marthe parce qu’il est l’exact inverse de François Cardinaud. Pendant ce temps Cardinaud emmène son fils à la messe, puis il s’inquiète de ne pas voir sa femme rentrer. Il se demande où elle a bien pu passer. Il va la chercher partout dans sa famille. Bientôt la rumeur de la ville indique que Cardinaud est cocu. Celui-ci continue tant bien que mal à gérer ses affaires, tout en essayant de mettre la main sur sa femme. Celle-ci revient à la maison pour apporter des bonbons à ses enfants, mais la gouvernante qui cherche à la remplacer, ne le signale pas à Cardinaud. Le père de ce dernier lui indique qu’il a été un peu négligent avec Marthe, trop occupé par sa réussite matérielle. Drouin cherche lui aussi Mimile qui a une dette envers lui. Mais Mimile et Marthe se sont planqués d’abord dans un petit hôtel puis ensuite dans l’île de Ré. Cardinaud accompagné de Drouin est cependant sur la piste des fuyards. Ce sera pour lui l’occasion de montrer à Drouin qu’il sait se faire respecter. Son but n’est pas de se venger de Mimile, mais simplement de récupérer sa femme. En fait celle-ci a abandonné Mimile à son triste sort et veut retourner à la maison, sur le bateau qui la ramène de l’Île de Ré à La Rochelle, elle va demander à Cardinaud d’abandonner son luxe et de vivre plus tranquillement une vie de famille. Ce qu’il consent bien entendu.
Mimile est revenu
Le thème général serait celui d’un homme qui pour s’extraire de la plèbe d’où il vient et qui en aurait oublié les principes fondamentaux de la vie. On pourrait dire que c’est une leçon de morale bien malvenue, si on oubliait que c’est l’histoire de Simenon dont la réussite matérielle a été aussi éclatante que le désastre de sa vie privée. Cardinaud est un personnage qui est devenu une sorte de notable sans conviction réelle, pris dans des obligations d’un côté et de l’autre, se faisant taper par ses beaux-parents, devant en permanence contrôler le bon déroulement des affaires. Le personnage de Marthe est relativement peu développé. Elle aime Cardinaud et ses enfants, mais elle se tourne vers Mimile dont elle comprend la faiblesse et à qui elle peu apporter quelque chose, alors que son mari est bien trop solide pour avoir besoin de quoi que ce soit. Son problème c’est l’ennui. Elle ne travaille pas et ses enfants sont pris en charge par les domestiques. Elle a été en quelque sorte dépouillée de ses fonctions de femme. Dans la volonté qu’elle manifeste de revenir à une vie bien plus modeste, elle citera en exemple le frère de Cardinaud, Arthur, simple travailleur qui joint des deux bouts difficilement, elle produit forcément une critique de la bourgeoisie et de la consommation. Et donc il vient que le sujet principal du film pourrait bien être la critique de l’idée même de réussite, puisque celle-ci ne peut se réaliser que dans l’écrasement de l’entourage de celui qui réussit. La maison dans laquelle la famille Cardinaud vit est écrasante et sans âme, peuplée de fantômes, comme ces deux domestiques qui semblent être ailleurs et qui pourtant son là à demeure. La vie des Cardinaud est un rituel ennuyeux, on le voit dès le début, le dimanche ce sera la messe, puis on ira acheter les gâteaux, et enfin après avoir pris l’apéritif dans une grande brasserie, peut-être ira-t-on au cinéma. Cardinaud existe en effet dans le travail et par le travail et pas du tout dans la jouissance de son résultat. Il accumule, et plus il accumule de charges, de richesses, et plus il devient étranger à lui-même et à se femme. Sa femme en le trompant avec un presque rien, va lui rappeler les saines priorités de l’existence.
Cardinaud est passé chez ses parents pour tenter de retrouver Marthe
Ce n’est donc pas un film noir, mais un drame familial sur fond de déclassement d’un prolétaire qui a pensé qu’il était simple et avantageux de changer de classe sociale en s’élevant. D’ailleurs les bourgeois sont représentés comme des gens assez horribles, hypocrites et sournois, à l’image de ce faux jeton d’Hubert Mandine qui achète misérablement les faveurs éphémères de Raymonde, la sœur de Mimile, qui se prostitue sans complexe. Le scénario qui est dû à Gille Grangier et Michel Audiard, recèle cependant un défaut fondamental, c’est l’impassibilité de Cardinaud face à son cocufiage, de même Marthe ne semble guère se soucier d’avoir couché avec Mimile quand elle re vient vers Cardinaud. Elle ne manifeste aucun remord, et Cardinaud ne montrera aucun signe de jalousie. Mais s’il n’est même pas un peu jaloux, on ne voit pas pourquoi il voudrait récupérer sa femme, juste pour souder la famille ? C’est assez peu vraisemblable. Certes son comprend bien que Cardinaud est fort, qu’il ne doute pas de ce qu’il est lui-même, mais il traite de cette fugue comme il traite des enchères de la pêche, sans passion, précisément et avec sang-froid, toujours avec le but de gagner. C’est à tel point qu’on se demande bien ce que le personnage de Drouin, le violent capitaine de cargo, vient faire dans cette salade, si ce n’est pour montrer le calme et la détermination de Cardinaud qui en lui donnant une raclée retrouve ses origines prolétariennes dans cette manière de faire la loi.
Les enchères sur la pêche du jour sont une étape incontournable
Comme on le comprend, ce n’est pas le déroulé de l’intrigue qui retiendra l’attention, pas plus que la timide tentative de la gouvernante de prendre la place de l’épouse de Cardinaud et qui se fera remettre à sa place sèchement. C’est un film matérialiste au sens marxiste du terme, à savoir que le comportement dépend des origines de classes et des contraintes économiques qu’elles engendrent. En passant d’une classe à l’autre, Cardinaud passe du statut d’exploité à celui d’exploiteur, Titine le soulignera quand elle dénoncera la puissance de Cardinaud qui empêche les pauvres comme elle de gagner leur vie tranquillement. C’est tellement vrai que son fils tourne voyou, et que sa fille se prostitue. Le cocufiage de Cardinaud est pour elle comme une revanche sociale. Cette approche va se traduire, et à mon avis c’est ça qui est intéressant dans ce film, par une très grande attention de Gilles Grangier au monde du travail, à la vie du port de La Rochelle. Il y a une grande tendresse dans sa manière de filmer aussi bien les hommes que les lieux. Il utilise toujours à bon escient les équipements portuaires, comme dans La vierge du Rhin[1], et comme il le fera encore dans Echec au porteur avec le port de Gennevilliers. La scène de la vente de la pêche aux enchères est particulièrement réussie, sans doute tournée avec la complicité de personnages réels du port de La Rochelle. D’ailleurs toutes ces scènes qui mettent en valeur le travail sont parfaites et montrent à quel point notre monde a changé en un peu plus d’un demi-siècle. Grangier choisit toujours très bien ses décors – ici il a été aidé par Jacques Deray qui était son assistant[2] – il aime filmer les grues et les engins qui déplacent les objets dans un bruit de fureur, comme il aime filmer les bateaux qui rentrent ou qui sortent du port pour découvrir de nouveaux espaces ou pour en rapporter des souvenirs plus ou moins bons. Parmi ceux-ci il y aura le cargo de Drouin qui ramène le maléfique Mimile. Dans cet univers marqué d’hyperactivité, Cardinaud apparaît parfois comme déplacé avec ses beaux costumes et son large manteau de tweet. Certes il en impose au populo, mais n’empêche pas celui-ci de se moquer de lui, dans son dos. A l’opposé de ce décor familier d’un travail difficile, il y a la maison des Cardinaud, comme frappée de non-vie, elle est trop vaste et trop vide. On le comprend très bien quand Grangier filme les escaliers en contre-plongée pour signifier cette absence maintenant que Marthe est partie. Grangier est aussi toujours très bon dans les scènes d’action, on l’oublie un peu trop souvent. Drouin déclenche deux bagarres qui sont promptement filmées avec un grand réalisme. L’ensemble est bien rythmé, malgré le côté un peu statique de l’intrigue, on ne s’ennuie pas.
Cardinaud demande chez lui s’il y a du nouveau
L’interprétation se réduit à Jean Gabin qui pour le coup s’est encore teint les cheveux, pratique qu’il va abandonner dans ses films suivants. Il est égal à lui-même personnifiant comme toujours le gars solide et déterminé, celui qui ne doute et qui se trouve d’abord là pour remettre les pendules à l’heure. Il occupe l’écran de bout en bout, il est vrai qu’en face il n’y a pas grand-monde pour contrebalancer son poids, non pas que les seconds rôles soient mauvais, mais plutôt parce qu’ils sont écrits sans trop de profondeur. Le personnage de Marthe est très pâlichon, et il est vrai que Monique Melinand dans le rôle n’est pas très charismatique. Elle a un peu l’air de s’en foutre d’avoir mis son mari dans la merde. José Quaglio dans le rôle de Mimile n’est guère plus convaincant, acteur italien doté d’un physique à coucher dehors, il est transparent. Les autres seconds rôles sont meilleurs, à commencer par l’inévitable Paul Frankeur, un habitué de la cinématographie de Gilles Grangier. Ici il est le bouillant Drouin. Passons sur l’apparition de Renée Faure dans le rôle de la gouvernante, on a du mal à savoir à quoi il sert en dehors de faire un peu de remplissage. Il y a aussi l’excellente Claude Sylvain dans le petit rôle de Raymonde, la prostituée, et puis Georgette Anys dans celui de Titine, la mère affublée de deux enfants qui ont mal tourné. Elle est excellente. Pour les cinéphiles au regard averti, ils reconnaîtront Jacques Deray dans le petit rôle du chauffeur de bus à qui Cardinaud demande des nouvelles de sa femme.
Hubert Mandine est un habitué de la sœur de Mimile qui se prostitue
Si l’intrigue manque clairement d’intérêt, et même si les personnages, en dehors de celui de Cardinaud, manquent d’épaisseur, le film reste très attachant à cause de cette implication de Gilles Grangier dans la description de la vie des petites gens, des ordinaires. On se délectera des scènes qui se passent dans les cafés, cette foule grouillante et enfumée, dont la manière sera reprise et approfondie plus tard par Claude Sautet. Grangier est bien aidé par la très bonne photo d’André Thomas. On retiendra la scène qui se passe à l’église au tout début du film, tandis que le drame couve, mais aussi la très curieuse scène finale, quand les Cardinaud réconciliés débarquent du ferry, ils sont suivis par une foule qui les fait ressembler à une manifestation syndicale dont ils seraient les leaders ! C’est étonnant, je me demande si ce n’est pas l’inconscient de Grangier qui parle. Le film fut bien accueilli, sans qu’il n’atteigne cependant des sommets.
Cardinaud donne la leçon à Drouin
Les Cardinaud reviennent à la maison