7 Septembre 2024
Jack Smight est un réalisateur peu connu qui a surtout tourné pour la télévision. Mais il est connu pour deux films importants. D’abords Harper, avec Paul Newman, réalisé en 1966, un très gros succès, adapté d’un roman de Ross McDonald[1], qu’on a considéré comme le début d’un renouveau du film noir. Et puis The Travelling Executionner¸ qui date de 1970. Ce dernier est bien un film noir, très grinçant, très original aussi. Mais avant d’intéresser Paul Newman à un personnage de détective privé un peu particulier, il avait justement tourné The Third Day, un film noir qui avait attiré l’attention sur lui. En effet ce film avait une capacité insolente à recycler des figures de style du film noir du cycle classique – la mémoire, le fauteuil à roulette, le faux coupable et encore quelques autres – qui le faisait forcément remarquer. Le second point est que ce film est basé sur un roman de Joseph Hayes, auteur de pièces de théâtre à succès sur Broadway, son heure de gloire fut The Desperate Hours, un roman qu’il adapta pour le cinéma avec William Wyler et avec Humphrey Bogart dans le rôle principal en 1955, huis clos qui voit une famille américaine ordinaire être retenue en otage par des truands en cavale, suite à un hold-up, un thème, celui de la confrontation entre une famille bourgeoise et l’univers de la pègre, qui sera repris de multiples fois par la suite. Ce film fit d’ailleurs l’objet d’un remake un peu inutile par Michael Cimino en 1990. Et puis le troisième élément qui allait présider à la production, il y avait le couple George Peppard-Elizabeth Ashley, qu’on tentait à l’époque de lancer sur le marché du glamour. Les deux acteurs étaient mariés, et ils firent plusieurs films ensemble. George Peppard qui a fait une carrière somme toute assez honorable, avait des défauts importants, d’abord son alcoolisme invétéré, puis ensuite une faible capacité dans ses choix de carrière. Il avait obtenu ses premiers succès avec l’excellent Home front the Hill de Vincente Minnelli en 1960 où il jouait le fils illégitime de Robert MItchum, puis dans un rôle plus important aux cotés d’Audrey Hepburn, Breakfast at Tiffany’s. quand il tourne The Third Day, il sort de The Carpetbaggers, une grosse production signée Edward Dmytryk, qui mettra un point final à la carrière d’Alan Ladd, mais où il joue déjà ave Elizabeth Ashley. Avec The Third Day, il commence une série de films noirs, souvent très bons, P.J. en 1968, House of Card encore en 1968, les deux sous la direction de John Guillermin qui le dirigera aussi dans l’excellent film de guerre, The Blue Max en 1966. Et puis il y aura encore Pendulum, de George Schaefer en 1969. Cela va bien avec son physique un peu démodé dans les années soixante, toujours impeccablement rasé et bien coiffé, d’une élégance qui est en train de passer à Hollywood !
Le film s’ouvre sur un homme manifestement abattu qui remonte d’un fossé où sa voiture vient d’avoir un accident. Il part sur la route, puis il arrive après un long moment dans un bar où tout le monde semble le connaitre. Il ne se souvient de rien, mais il a des papiers au nom de Steve Mallory. Un chauffeur obligeant va le ramener chez lui. Il habite une vaste et luxueuse demeure. Il découvre qu’il est riche. Il apprend qu’il est marié, et que sa femme, Alex a une tante qui l’aime bien. Il comprend qu’il est censé diriger une usine de porcelaines qui a des difficultés financières. Le cousin de sa femme, Oliver, lui explique qu’ils vont vendre l’usine et que ce sera une belle affaire financière. Dans cette immense maison habite aussi Austin Parsons, son beau-père qui est aphasique et qui fut le fondateur de l’entreprise. Mais les choses sont compliquées parce que la police a retrouvé sa voiture et que dans celle-ci il y avait une certaine Holly Mitchell, prostituée sans doute, mais aussi la maitresse de Steve. Elle a été transportée à l’hôpital où ses jours semblent comptés. Steve découvre sa femme qui semble-t-il l’aime et qui le séduit. Mais le couple avait des problèmes antérieurement. A l’hôpital il va voir Holly qui est dans le coma et là il croise le pianiste du bar où il avait ses habitudes qui lui annonce que si Holly meurt, il le tuera car c’était son épouse.
Steve Mallory vient d’achapper à un accident de voiture
Steve va se consacrer à son épouse et à l’usine dont il devait être nommé PDG. Il apprend par sa tante qu’il avait concocté un plan de redressement et de modernisation de l’affaire avec certains cadres de l’entreprise. Oliver lui rappelle qu’il avait promis de soutenir le plan de liquidation qui aurait laissé plus de 2000 employés sur le carreau. Il arrive cependant à communiquer avec le vieil Austin Parsons qui indirectement l’assure de son soutien pour ne pas vendre l’entreprise. Le lendemain à la réunion des actionnaires, Steve présente son plan, les actionnaires, contre l’avis d’Oliver, veulent bien le suivre à condition qu’il prouve qu’Austin peut communiquer avec lui. Ce qu’il va faire. L’entreprise ne sera pas vendue. Mais entre-temps Holly, dont maintenant il se souvient par intermittence, est décédée. Ça déclenche un scandale et l’attorney general veut le poursuivre pour homicide. De son côté, le pianiste a décidé de se venger sur la femme de Steve. Il va l’enlever. Pendant ce temps la tante de Steve, la mère d’Oliver donc, découvre que son fils a soudoyé le pianiste pour espionner Steve et qu’il est donc le témoin de l’accident. L’attorney general veut incarcérer Steve, mais apprenant que sa femme a été enlevée, Steve va prendre la fuite au volant d’une voiture de police. Le pianiste sous la menace de son arme veut violer Alex pour se venger. Mais Steve arrive à temps, bien que blessé il sauvera Alex.
Il va visiter l’usine dont il est le dirigeant
Une fois de plus c’est donc le thème de l’amnésie qui est convoqué. Peu importe si le scénario est crédible, il ne l’est pas, mais aucun des films d’Hitchcock n’est plus crédible. En effet Steve Mallory a perdu la mémoire, mais il s’adapte à une vitesse incroyable à son statut d’homme riche et à ce qui va avec, sa femme, la tante de sa femme et le pouvoir dont il jouit dans l’entreprise. Donc à partir de cette perte de mémoire le film va s’interroger sur ce qui fait notre identité. Mallory en fait profite de cette perte de mémoire pour ne se souvenir que de ce dont il veut bien se souvenir. Il nie le passé récent qui lui montrerait par trop qu’il s’est très mal comporté envers tout le monde. Son passé immédiat n’est pas très glorieux, et par appât du gain, il avait même décider de participer à la braderie de l’usine. La perte de la mémoire est une occasion pour Mallory de renaitre en réglant ses comptes aussi bien avec son passé qu’avec les membres de son entourage. On verra qu’à son propre étonnement, il avait fréquenté une société de gens aussi bains que riches. Ce sera exposé lorsqu’avec sa femme ils se doivent de se rendre à une femme ridicule où l’hypocrisie le dispute à la bêtise, notamment dans le divertissement dont fait partie aussi les couches diverses et variées de cette classe vaniteuse.
Steve médite sous le portrait d’Austin Parsons
Il y a sous-jacente une analyse de classes dont Mallory va s’apercevoir quand il se fait agresser dans un bar par des employés de son usine. Ceux-ci croient qu’ils vont être vendus comme des meubles et qu’ils iront à la casse pour satisfaire la cupidité des actionnaires. Il a du mal à faire face à cette menace parce qu’il ne souvient plus ni qu’il avait promis à Oliver de brader l’usine, ni qu’il avait envisagé aussi un plan de redressement pour sauver cette usine qui est une des rares entreprises dans cette petite ville. Cette agression va d’ailleurs l’encourager à reprendre le dossier et à développer un plan pour convaincre les actionnaires de refuser de vendre leurs parts. Retrouvant peu à peu la mémoire, il va se rendre compte de l’ambiguïté des gens qui l’entourent. Sa femme qui n’est pas exempte de reproches dans la déconfiture de son couple et qui l’a presque poussé par son comportement capricieux à la boisson comme à la fréquentation d’une semi-prostituée. Mais il découvre aussi ses propres failles, notamment dans le fait qu’il a voulu s’imposer face à Oliver afin de régner en maitre sur l’usine.
Steve découvre qu’il a une tante et une épouse séduisante
Ce qui donne un aspect criminel à cette histoire, c’est le personnage de Lester Aldrich, un pauvre petit pianiste qui est marié avec une femme volage, cette Holly qui se prostitue allégrement dans le bar et devant ses yeux où lui-même joue du piano. Celui-ci n’a pas supporté de voir sa femme le tromper avec un homme riche, élégant et désinvolte, alors que lui est pratiquement un raté, même sur le plan physique. A la pauvreté, il ajoute son caractère malingre et mal portant. En voulant se venger contre Steve de la mort de sa femme, il va chercher à se venger de toutes les avanies qu’il a subies tout au long de sa vie. Vouloir violer la femme de Steve, c’est tenter de se mettre sur le même pied que lui. Son caractère est tracé de telle sorte qu’il apparait comme une victime.
Le pianiste annonce à Steve que si Holly décède il le tuera
Mais il n’est pas le seul à vouloir du mal à Steve Mallory. Il y a bien sur la jalousie d’Oliver qui non seulement regrette de n’avoir pas pu épouser sa belle cousine, mais encore il comprend que sa propre mère lui préfère Steve ! Et puis il y a le personnage de l’attorney general qui manifestement veut lui aussi la peau de Steve. Ici c’est moins à Steve qu’il s’attaque qu’à un système de caste sociale qui protège ses membres. L’ensemble de ces haines recuites trace le portrait d’une petite ville de province qui, à la moindre difficulté économique va se déchirer. Les actionnaires de l’entreprise sont dans une situation de passivité étonnante, préférant parler de leurs bénéfices plutôt que de la survie d’une entreprise importante pour l’équilibre de la communauté, ils s’en remettent en permanence aux avis qu’ils croient plus ou moins fondés.
Dans un bar il se heurte à des employés qui craignent la vente de l’usine
Le fait que Steve Mallory soit amnésique autorise l’usage de plusieurs flash-backs, au fur et à mesure qu’il retrouve la mémoire. Ces flash-backs sont d’autant plus longs que sa mémoire se fait de plus en plus précise. C’est un élément de suspense supplémentaire pour le spectateur qui essaie de découvrir ce qui s’est réellement passé, puisque par définition on ne veut pas croire à la culpabilité de Steve. L’absence de linéarité de l’histoire renforce ainsi la subjectivité de Steve, d’autant que le scénario sème de nombreux indices pour nous dresser le portrait d’un homme qui n’est pas exempt de défauts. Dans le déroulement de la seconde partie du film, il y a trois histoires qui s’emboitent avant de se rejoindre, d’abord de l’affrontement entre l’attorney general et Steve qui va partir à la chasse du pianiste, ensuite celle de l’affrontement entre Oliver et sa mère, et enfin, la bataille entre le pianiste et la femme de Steve.
Steve va présenter un plan de redressement de l’usine
Cet aspect social n’est pas appuyé dans le film, c’est volontaire, il est suggéré par des oppositions visuelles, par exemple entre l’usine et les travailleurs qui agressent Steve d’un côté, et la riche demeure de la famille Parsons qui n’est jamais menacée dans son existence et dans ses revenus. Quoi qu’il arrive, elle est et sera toujours à l’abri du besoin. Jack Smight va s’attarder à la description de cette demeure luxueuse, avec de très longs travellings au fur et à mesure que Steve va réintégrer et redécouvrir sa demeure. Dans cette demeure d’ailleurs toute la famille semble y habiter, le patriarche hémiplégique, jusqu’au cousin fourbe et jaloux, en passant par la tante ! Filmer les escaliers en contreplongée donne de la chair à la domination des rapports entre les membres de cette famille manifestement disloquée. C’est une figure classique du film noir, s’y ajoutera une autre figure récurrente du film noir, la méditation de Steve devant le portrait d’Austin Parsons. Est-il là ? Encore de ce monde ? A-t-il encore des capacités de réflexions.
Steve veut faire la preuve qu’il peut communiquer avec Austin
Jack Smight utilise une autre figure du film noir de l’âge classique, le fauteuil à roulette. Celui-ci est le plus souvent utilisé pour démontrer la méchanceté et la prise de conscience d’un potentat local qui, par un revers de fortune, ou à cause de l’évolution de la vie même, se trouvé forcé de méditer sur son bilan. Toute cette grammaire cinématographique est travaillée d’un point de vue assez nouveau, grâce à une excellente photo de Robert Surtrees, un vétéran qui photographiera l’année suivante The Chase d’Arthur Penn, un des meilleurs films de ce réalisateur[2]. Il vient donc que ce film esquisse les prémisses du film néo-noir aux Etats-Unis. Et c’est sans doute cela qui va décider Paul Newman à travailler sur Harper. Mais il y a encore de nombreuses autres qualités cinématographiques dans ce film. Par exemple la scène d’ouverture qui voit Steve remonter du lieu de l’accident puis s’en aller complètement hagard par la route sans trop savoir où il va arriver. Le grand écran rénove complétement la perspective habituelle de ce genre de film, par exemple la maison devient de plus en plus écrasante. Tourné pour l’essentiel à Washington D.C. l’utilisation des décors extérieurs est excellente, y compris ce bar planté on ne sait trop pourquoi sur le bord de la route.
Le procureur veut poursuivre Steve pour la mort d’Holly
La distribution est centrée sur George Peppard qui est à l’écran du début à la fin. Il est excellent dans le rôle de Steve Mallory, très crédible quand il doit simuler les ivrognes, il était d’ailleurs un alcoolique notoire. Il prolongera ce type de roles dans les films noirs ultérieurs dans lesquels il tournera. Elizabeth Ashley joue Alex, sa femme. Ils étaient déjà ensemble à cette époque bien qu’ils ne se marieront que l’année suivante. Cela donne une certaine vérité dans les scènes où ils doivent simuler l’amour ! Elle aussi était une très bonne actrice, mais sans qu’on sache pourquoi, peut-être n’était elle pas assez glamour, elle sera obligée de se tourner plus souvent vers la télévision.
Le pianiste vient parler à Alex pour l’entrainer dehors
Les autres acteurs sont aussi excellents. D’abord Mon Washbourne dans le rôle de la vieille tante malicieuse et caustique, ensuite Roddy McDowall dans celui d’Oliver le jaloux, un brin colérique. Si Sally Kellerman ne brille pas particulièrement dans le rôle de Holly Mitchell, Robert Webber dans celui de l’attorney revanchard est bref, mais brillant, utilisant parfaitement le côté lisse de son physique typiquement américain.
Sa mère a compris qu’Oliver avait joué un mauvais tour à Steve
Ce film a été un succès aux Etats-Unis où il repassa très souvent à la télévision. Et relança la carrière de Jack Smight qui était trop jusque-là cantonné à travailler pour la télévision. La critique n’a pas été mauvaise. Tout cela annoncera le triomphe de son film suivant Harper. Il est assez malheureux que ce film soit tombé dans l’oubli. Il est temps de le redécouvrir. Ce qui n’est pas très facile puisqu’il n’existe pas sur le marché français de copie numérisée. Aux Etats-Unis il existe seulement en DVD, et bien sûr sans sous-titres !
Le pianiste menace Alex et veut la violer
Alex retrouve enfin Steve