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Le blog d'Alexandre Clément

Le violent, In a lonely place, Nicholas Ray, 1950

Voilà un film qui a une très grosse réputation et qui est considéré comme une œuvre majeure à l’intérieur du cycle classique du film noir. Le scénario est basé sur un ouvrage célèbre de Dorothy B. Hughes, In a lonely place. J’en profite pour souligner ici l’importance de cet auteur non seulement en tant qu’auteur de romans noirs, mais aussi parce que son œuvre est à l’origine de trois films noirs importants, l’excellent Ride the pink horses, de Robert Montgomery[1], et The fallen sparrow de Richard Wallace avec le grand John Garfield. Rivages a décidé de republier cet ouvrage dans une nouvelle traduction qui soit plus complète et plus respectueuse de son travail. Dorothy B. Hughes est comme Jim Thompson ou Charles Williams, et d’autres encore comme Chandler ou Hammett, ces très grands auteurs qui autrefois, que ce soit dans la Série Noire ou dans la collection Mystère, ont été proprement défigurés dans des traductions saturées de formules argotiques où parfois il pouvait manquer jusqu’à un tiers de la matière initiale, c’est la manière de Rivages de réhabiliter le genre, démarche qu’on ne peut qu’approuver. La version publiée dans la collection Mystère faisait 189 pages, celle publiée par Rivages 395 ! C’est dire le charcutage qu’on s’était autorisé. Malgré cela on pouvait voir que c’était un excellent ouvrage. Dorothy B. Hughes fait partie de cette petite cohorte d’écrivains féminins qui, comme Margaret Miller ou Dolores Hitchens ont renouveler radicalement le roman noir en introduisant une grande finesse psychologique. Ceci dit je trouve que le titre Tuer ma solitude était plus judicieux que celui d’Un homme dans la brume. Quant à Nicholas Ray c’est encore en 1950 un jeune réalisateur, In a lonely place est son quatrième film, et son troisième film noir. Il sera engagé sur ce projet par Humphrey Bogart lui-même, puisqu’il a produit ce film via sa firme Santana. L’acteur avait déjà tourné dans Knock on any door. Ce film avait été un succès. Cependant, ici, même si un certain nombre d’éléments ont été repris du livre de Dorothy B. Hughes, le film est très différent, non seulement dans la forme, mais aussi dans le fonds. In a lonely place est considéré par beaucoup comme un chef d’œuvre du film noir et un des meilleurs films de Nicholas Ray. Mais la question qui se pose est de savoir si c’est encore un film noir. 

Le violent, In a lonely place, Nicholas Ray, 1950 

Dixon Steel est un scénariste renommé, mais il est un peu dans une impasse. Il manque de motivation pour écrire, son agent Lippman, le pousse à adapter un roman qui semble un peu mièvre. Dans un café restaurant, chez Paul, il se bat d’abord avec le fils d’un producteur qui avait maltraité un de ses amis. Puis, il va faire la connaissance de la jeune Mildred, la fille du vestiaire, qui semble passionnée par le livre que justement il doit adapter. Il l’invite chez lui pour qu’elle lui raconte l’histoire, à la fois pour éviter d’avoir à le lire, et pour se faire une opinion de ce que le public peut attendre d’une telle adaptation. Fatigué, il donne vingt dollars à Mildred et lui demande de rentrer chez elle. Vers cinq heures du marin, il est réveillé par un policier, Brub Nicolaï, qu’il connait pour l’avoir eu sous ses ordres pendant la guerre. Mildred a été assassinée. Le supérieur de Nicolaï, Lochden, est persuadé que Dixon est coupable. Mais la voisine du scénariste, Laurel Gray, une actrice un peu ratée, va le disculper. Il va s’ensuivre une relation amoureuse entre Laurel et Dixon. Cette relation va pousser le scénariste à se remettre au travail d’arrache-pied, au grand ravissement de Lippman. Mais tout n’est pas si rose. Laurel se rend compte que Dixon a des accès de rage et de violence qu’il ne contrôle pas. Par ailleurs Lochden continue à mettre la pression sur Laurel pour qu’elle revienne sur son témoignage, et sur Dixon. Les relations entre Dixon et Laurel se dégradent, elle commence à avoir peur, d’autant qu’elle l’a vu rosser un automobiliste qui lui avait fait une queue de poisson et qu’il semblait vouloir tuer. Alors que Dixon voudrait maintenant se marier au plus vite, Laurel, esquive, ment, tente de s’échapper pour New York. Dixon devient de plus en plus violent et autoritaire. Mais la rupture est consommée. Alors même que son scénario s’annonce pour être un grand succès, la police finit par disculper définitivement Dixon. C’était le petit ami de Mildred qui, fou de jalousie avait commis le meurtre. La fin est dramatique, et c’est seulement en se faisant une grande violence que Dixon n’étranglera pas Laurel. 

Le violent, In a lonely place, Nicholas Ray, 1950 

Pour défendre son ami Charlie, Dixon n’hésite pas à jouer des poings 

Certains critiques ont cru déceler dans ce film une critique du milieu hollywoodien, un peu à manière de Sunset boulevard[2] ou de All about Eve.  C’est une erreur, la description de cette société qui vit en vase clos est très sommaire et ne sert que de toile de fond à un tout autre projet. Derrière le thème du faux coupable, car contre toute apparence Dixon n’est pas un meurtrier, il y a une étude de la paranoïa. Celle-ci se manifeste dans la fragilité de Laurel qui n’arrive pas à supporter la pression qui lui indique qu’elle doit quitter Dixon, car c’est un homme dangereux. La police contribue à cette paranoïa, mais également l’entourage immédiat de Laurel, y compris Martha sa masseuse. Il y a donc une formation sociale d’une image qui va coller à la peau de Dixon et qui détruira sa relation avec Laurel. C’est l’idée de la rumeur. Cette pression, pour la supporter, induit la jeune femme à se bourrer de cachets au risque d’en mourir. Elle se trouve dans une position ambivalente, manifestement elle aime Dixon, mais elle surdimensionne les excès de rage de celui-ci au point de ne voir plus que cette colère. Chaque petit incident prend des proportions dramatiques, et ce d’autant plus que Dixon est d’une susceptibilité maladive. A côté de cet aspect dominant, il y a le portrait d’un homme qui tente d’échapper à la solitude et à sa propre violence. Dès qu’il est amoureux, vraiment, il change de position et devient doux comme un agneau. C’est cette dualité qui inquiète Laurel d’ailleurs. 

Le violent, In a lonely place, Nicholas Ray, 1950 

Dixon a invité chez lui la jeune Mildred pour lui raconter un livre 

Ce n’est donc pas à proprement parler un film noir, parce que le cœur de l’histoire c’est la relation entre Laurel et Dixon. Ce sont toutes les chausse-trappes et les mensonges d’une relation amoureuse qui sont ici passées au scalpel. On sait très bien que Dixon n’est pas coupable, et donc que de ce côté-là il n’y aura pas de suspense. C’est un point de vue qui fait radicalement s’éloigner le livre du film. Dans l’ouvrage de Dorothy B. Hughes, il s’agit d’un sérial killer, et non d’un homme accusé à tort, à moins de se lancer dans une approche tortueuse du personnage de Dixon qui, même s’il n’a rien fait, serait coupable parce qu’au fond de lui-même il attend l’occasion de passer à l’acte. Mais si la police le croit coupable, principalement le buté Lochden, c’est à cause du caractère de Dixon. Il le trouve un peu trop indifférent quand il voit les photos du meurtre de Mildred, il ne joue pas le jeu de la compassion. C’est un emprunt évident à L’étranger d’Albert Camus. Autrement dit ayant le caractère d’un coupable, Lochden voudrait que la réalité cadre avec cette approche, il est près à tout pour cela. Même ses excuses finales sonneront faux. On voit donc à travers cet affrontement entre Dixon et Lochden que ce qui est important c’est l’opposition de la société à des individus qui sortent de la norme sociale et qu’on ne comprend pas. Même le couple Nicolaï, pourtant bien disposé à l’endroit de Dixon, ne le comprend pas. 

Le violent, In a lonely place, Nicholas Ray, 1950

C’est Laurel Gray, sa voisine, qui fournit un alibi à Dixon

Le dernier thème important est celui de la création. Tout individualiste qu’il soit, Dixon a aussi besoin des autres, et il ne peut créer véritablement que quand par ailleurs il s’est donné à une femme qui l’aime. Là aussi Dixon doit résister aux pressions du petit milieu dans lequel il se trouve. Il y a une relation évidente entre l’amour, et plus précisément la sexualité et la créativité d’un artiste. C’est Laurel qui libère le potentiel de Dixon. Alors même que le producteur exige une adaptation fidèle au roman, il s’en émancipera et tout le monde trouvera ça finalement très bon. On peut juger que cet aspect du film est une sorte de pied de nez à Dorothy B. Hughes elle-même dont le roman a disparu à travers son adaptation. Le message est clair un scénariste a tous les droits. Cet aspect sur la liberté de création revendiquée est tout de même assez lourd. 

Le violent, In a lonely place, Nicholas Ray, 1950 

Sa relation avec Laurel encourage Dixon à écrire 

Nicholas Ray est un cinéaste très admiré, considéré comme un grand styliste. Il fait partie de cette longue liste de cinéastes incritiquables qui comprend aussi bien Hitchcock que Tarantino ou encore Truffaut et qui met sur un pied d’égalité tout ce qu’ils ont pu faire. Je ne partage pas cette idée. Certes il a bien un style personnel, mais ce style est assez ampoulé, chichiteux, démonstratif. Ce n’est pas un, hasard s’il finira sa carrière avec des grosses daubes comme King of Kings, ou 55 days at Peking. C’est toujours très démonstratif, c’est le style qui se pense en tant que style. C’est pourquoi les réussites de Nicholas Ray sont assez rares. Mais il en eut, par exemple le très bon On dangerous ground, le flamboyant Johnny Guitar qui absorbe bien par son propos grandiloquent le côté très kitsch du style de Ray, ou même encore Rebel without cause. Ici le manque de sobriété est évident, il va multiplier les angles bizarres, filmer à travers des ferronneries tarabiscotées. Manifestement il ne possède pas la grammaire du film noir, ça se voit notamment dans les scènes d’interrogatoire qu’il ne sait pas comment filmer. Il s’en tire par des plans rapprochés qui sont sensés ajouter du mystère au comportement de Dixon. Les oppositions, de Dixon et de Laurel, comme celles qui illustrent les interrogatoires, sont banalement filmées champ contre-champ, avec très peu de mouvements de caméra. La photo de Burnett Guffey est très bonne et rattrape quelque peu les imprécisions de la mise en scène. 

Le violent, In a lonely place, Nicholas Ray, 1950 

Dixon se rend compte que Laurel abuse de somnifères 

Mais l’ensemble est sauvé par l’interprétation. Bogart est toujours égale à lui-même, il a une présence physique forte, alors qu’il était plutôt petit de taille et un peu maigrelet. Il est à son sommet. C’est lui qui avait choisi de produire ce film pour casser un peu son image et montrer quelque chose de plus compliqué. Il s’est pleinement investi dans le rôle de Dixon.  Cependant, bien que j’aime toujours beaucoup Humphrey Bogart, c’est bien Gloria Grahame dans le rôle de Laurel qui est la vraie révélation du film. Cette actrice extravagante, icone du film noir, était à l’époque l’épouse de Nicholas Ray – on dit que c’est pour ça que Lauren Bacall n’a pas eu le rôle, mais je doute un peu de ça dans la mesure où c’était Bogart le producteur – cependant elle était en train de le quitter pour le fils de celui-ci, mais entre temps elle avait réussi le tour de force de se marier avec Cy Howard. Mais peu importe ces turpitudes hollywoodiennes[3]. Elle est excellente et montre toute la variété de son jeu, passant de la jeune femme délurée, à la femme angoissée puis déçue avec une déconcertante facilité. Rien que pour Gloria Grahame il faut voir ce film. Elle allie son élégance naturelle à un jeu d’une grande sureté. Il est dommage que son déclin s’amorce si vite au milieu des années cinquante, il nous semble qu’elle avait encore beaucoup à donner. Si au début de sa carrière elle avait un physique assez quelconque, elle en changera et se fabriquera un look vraiment à elle en utilisant la chirurgie esthétique. Les acteurs de complément sont aussi très bons. Le film ayant un gros budget, on n’a pas lésiné à engager de très bons acteurs même pour les petits rôles. On retrouve le toujours très bon Art Smith dans le rôle de l’agent de Dixon, un peu à la remorque, il a besoin de Dixon pour manger, il essaie tant bien que mal de protéger le scénariste de ses démons. Il y a ensuite Frank Lovejoy dans le rôle du policier compatissant, Nicolaï. Il est très solide dans sa quête de la vérité. Il admire Dixon, comme sans doute Lovejoy admirait Bogart. C’est un bon acteur, mais son physique le cantonnait un peu trop facilement dans les rôles de « bon américain ». Sa femme est incarnée par Jeff Donnell au physique un peu larmoyant, mais elle n’est pas mal dans ce rôle d’une femme ordinaire fasciné par les actrices et les gloires d’Hollywood. Martha Stewart dans le rôle de Mildred, la jeune femme assassinée fait une jolie performance en résumant avec passion un livre parfaitement sans intérêt. Carl Benton Reid interprète le policier borné Lochen, sans beaucoup de grâce, mais sans démériter non plus. Le curieux Stephen Geray dont on avait parlé à propos du film de Joseph H. Lewis[4], a le petit rôle – mais vraiment petit – de Paul le propriétaire du bar qui en a vu d’autres ! 

Le violent, In a lonely place, Nicholas Ray, 1950

Laurel donne le scénario terminé à Lippman 

Le film a été un grand succès critique et le public a suivi. Il bénéficie toujours d’une grosse cote. Je suis plus réservé, même si cependant je considère que pour les deux acteurs principaux il est très intéressant de voir ce film. La fin a été changée par rapport au script, Dixon y étranglait Laurel, et Martha la masseuse y découvrait le corps, alors que Dixon continuait à écrire. A mon sens une telle fin aurait été décalée car elle aurait mis en lumière le fait que Laurel et la police avaient bien eu raison de considérer Dixon comme coupable. L’ambigüité aurait été moins forte. Ce film est aujourd’hui évidemment en Blu ray et cela permet de le revoir dans des conditions excellentes.

 Le violent, In a lonely place, Nicholas Ray, 1950 

Tardivement Laurel apprend que Dixon est blanchi par la police 

Le violent, In a lonely place, Nicholas Ray, 1950 

 



[3] Pour mieux la connaitre on peut lire l’excellent ouvrage de Robert J. Lentz, Gloria Grahame, bad girl of film noir, complete career, McFarland & Co Inc, 2011. Elle a laissé une marque dans l’imaginaire américain, alors qu’en France elle est mal considérée, comme une simple blonde.

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