12 Août 2024
Le thème du changement de visage revient périodiquement dans le film noir. On le trouve dans le célèbre film de Delmer Daves , Dark Passage en 1947[1], puis dans Les yeux sans visage de Georges Franju en 1960[2], ou encore Face/Off de John Woo en 1997. Il y a par exemple celui ou celle qui veut volontairement échapper à son identité pour oublier le passé ou se faire oublier, ou celui ou celle qui veut renaitre à la vie. Dans tous les cas il s’agit de changer d’identité. Le médecin qui réalise l’opération est généralement un médecin marron, ou alors il a la volonté de plier la réalité à ses désirs. Le scénario de Stolen Face est dû à l’obscur Martin Berkeley qui est surtout connu dans l’histoire d’Hollywood pour être celui qui a dénoncé le plus de personnes devant l’HUAC qui l’a désigné comme « témoin amical » numéro 1. Il aurait donné près de deux cents, un stakhanoviste de la délation. Cet ancien du parti communiste américain a tellement donné de noms, très souvent fantaisistes d’ailleurs comme celui de Lauren Bacall, que les agents du FBI l’ont calmé en lui disant qu’il en faisait trop et donc qu’il allait perdre toute crédibilité. Je ne me souviens plus très bien des détails, mais il se pourrait qu’il ait aussi balancé Paul Henreid, vedette du film, qui a été banni des studios ! On pourrait voir un rapport entre la vie de Martin Berkeley et la double face de l’actrice Elizabeth Scott qui incarne une femme cultivée, élégante, et en même temps une violente criminelle qu’il est impossible d’amender en traitant avec bienveillance. Il serait d’ailleurs intéressant d’enquêter sur la manière dont ce scénario est arrivé en Angleterre pour devenir un film de la Hammer. Ce film s’est monté grâce à Lippert qui amenait les acteurs du côté américain pour utiliser les fonds bloqués en Angleterre qui devaient être réinvestis. Il est donc possible qu’il ait amené aussi le scénario. Quoi qu’il en soit c’est Terence Fisher qui le réalisera. On va voir qu’ici il est intéressé par ce médecin qui se veut une sorte de démiurge, un peu comme le docteur Frankenstein dont il illustrera plus tard le parcours dans une version gothique.
Ritter doit opérer le visage de Lily Conover qui a été défigurée dans un accident
Le docteur Ritter est un chirurgien célèbre qui répare les outrages du temps, ou les accidents qui ont défiguré ses patients. Il possède cependant une sorte d’éthique et il refusera d’opérer une femme un peu mure qui cherche à se donner l’allure de la jeunesse. Mais par contre il croit que le physique est déterminant de ce qu’est le caractère. Il va donc décider d’opérer une délinquante emprisonnée, Lily Conover, qui doit sortir bientôt, mais qui a été défigurée dans un accident. Le directeur de la prison le met en garde, pensant qu’un délinquant sera toujours un délinquant. Avant cette opération, il rencontre une grande pianiste classique, Alice Brent, dont il tombe amoureux. Il passe quelques jours avec elle. Mais elle s’enfuit. En vérité elle a promis de se marier avec David qui est aussi son impresario. Elle en prévient Ritter. Pour lui c’est une grave déconvenue. Il va se consacrer à Lily. Il prépare son opération d’une manière minutieuse. Cela réussit, mais Lily a maintenant le visage d’Alice Brent ! Très content de lui, il décide de l’épouser. Mais rapidement le couple ne partage pas les mêmes centres d’intérêt. Lily s’ennuie à l’écoute de la musique classique, elle aime bien faire la fête. Elle va retrouver ses anciens amis, semble renouer avec un ancien amant, Pete.
A l’hôtel il fait la connaissance de la pianiste célèbre Alice Brent
Mais le plus grave est qu’elle se met à voler dans les magasins de luxe. C’est d’abord une broche coûteuse, comme Ritter est une sorte de notable, la police passe l’éponge. Elle vole ensuite un manteau de fourrure, ce qui conduit Lily à accuser Ritter de l’avoir faite selon une image et de vouloir la contrôler. Cependant, David qui a compris qu’Alice en aimait un autre, grand seigneur, renonce à l’épouser. Elle termine sa tournée et tente de revoir Ritter. Celui-ci lui apprend qu’il est marié maintenant et lui raconte qu’il a reconstitué le visage de Lily à l’image de celui d’Alice. De son côté Lily qui a aperçu Alice, est très en colère quand elle apprend la vérité. Elle fait la vie à Ritter, organise des fêtes ruineuses chez lui, se met à boire. Le chirurgien doit cependant se rendre à Plymouth en chemin de fer, sa femme l’accompagne, mais Alice qui le croit en danger va le rejoindre sur la ligne. Lily qui boit de plus en plus va finalement provoquer un accident, elle tombe du train, et enfin on comprend qu’Alice et Ritter pourront se retrouver.
Alice n’ose pas dire à son fiancé qu’elle en aime un autre
Ce film est rarement compris, c’est-à-dire qu’on s’attarde plus au déroulement de l’histoire qui est assez invraisemblable, qu’à sa signification. Le centre de cette intrigue est la folie démiurgique de Ritter. En effet, sa passion amoureuse pour Alice Brent se trouvant contrariée, il va la recréer. C’est d’ailleurs le thème qu’on retrouvera dans Vertigo d’Hitchcock en 1958. Sauf qu’ici l’être aimé n’est pas décédé, et que la personne à modeler est différente de son modèle. Mais la folie de Ritter est la même que celle de Ferguson. Le mythe de Pygmalion est revisité comme dans Vertigo par un point de vue criminel. Certes Lily est une délinquante irréformable, mais c’est moins cet aspect qui importe que le fait que Ritter veuille absolument la reconstruire suivant l’image qu’il se fait de ce que doit être une femme. Ayant été éconduit par Alice, il se rabat sur le second choix, faire d’une voleuse et d’une marginale, une petite bourgeoise accomplie. C’est cette prétention que finalement le film met en scène. Comme la plupart des critiques se sont focalisés sur la dualité Alice-Lily, ils ont assez peu compris que ce dont il s’agissait c’est de la liberté de la femme de choisir son destin et de ne pas se conformer à des rôles plus ou moins bien écrits pour elle. Il est possible que ce sujet serait mieux compris aujourd’hui quand on voit par exemple Lily s’ennuyer aux distractions proposées par Ritter.
Ritter prend les mesures du visage de Lily
Lily est une voleuse, kleptomane. Or bien que Ritter cherche à l’amener à consulter un psychiatre pour se guérir de sa maladie, cet aspect n’est pas analysé. Dans de nombreux films noirs, par exemple Marnie d’Hitchcock[3], ce travers est analysé comme le résultat d’un traumatisme ancien et non comme un vice inhérent à la personne humaine. Or Lily est décrite comme une délinquante de profession, et non comme une traumatisée de la vie. L’erreur scénaristique principale réside dans le fait qu’elle est intrinsèquement mauvaise. C’est à peine si on s’interroge sur l’ambiguïté du projet de Ritter. Ferguson dans Vertigo était tout de même décrit comme un malade mental. Ici le docteur Ritter est seulement un homme qui se meurt de chagrin et qui cherche une solution en se forçant à transformer Lily en ce qu’elle ne sera jamais. Mais au lieu de questionner le personnage du chirurgien, le scénariste verse dans l’idée que Lily est née mauvaise. Cela aurait pu aller un peu plus loin si par exemple le film avait poursuivi cette idée selon laquelle Lily veut se débarrasser de la dette qu’elle a contractée avec Ritter. Elle le dit, mais cela est noyé, or évidemment si on approfondit la question, on comprend que la domination de Ritter sur Lily est construite sur la culpabilité de celle-ci. La paresse du scénariste le fait verser dans un manichéisme de mauvaise facture.
Les préparatifs de l’opération sont longs
Il y a cependant un autre message sous-jacent qui sera repris par Terence Fisher dans ses films gothiques : c’est celui de l’opposition entre l’artiste et la science. En effet, Ritter se croit le plus fort au point de se croire capable de transformer les âmes. C’est ce qu’il dit au directeur de prison. Or Alice est une artiste, et on ne peut pas la dupliquer dans le corps de Lily ! Cela marque les limites de la science comme projet de domination sur la vie. Ce qui manque à Ritter c’est la conscience de ce qu’il est : science sans conscience n’est que ruine de l’âme. Si à la fin c’est bien Alice qui gagne, c’est parce que les artistes sont supérieurs ou meilleurs que les scientifiques qui manquent de sensibilité, trop froids pour comprendre les âmes.
Enfin il peut montrer à Lily le résultat de l’opération
L’histoire est aussi évidemment celle d’un trio. Ou plutôt d’un double trio. D’un côté Alice-Ritter-Lily. Et de l’autre Ritter-Alice-David. Lily est la victime des fausses promesses de Ritter, David est celle des fausses promesses d’Alice. La première réagit violemment, elle perd les pédales et s’en prend à Ritter. Le second est un gentleman qui admet sa défaite et qui ne veut pas forcer les choses. Cette asymétrie est une asymétrie de classe. Ritter, Alice ou David sont des représentants des classes supérieures, ils ont les moyens de leur chagrin ! Ritter est protéger par son statut de grand chirurgien, on le voit quand, à cause de Lily, il est confronté à la police. Tout est fait pour qu’il n’ait pas d’ennui. Lily au contraire risque tout dès qu’elle fait un écart. Lily est donc la pièce rapportée, elle est d’un autre monde. On le voit à ses amis, à la musique qu’elle écoute et qui déplait à Ritter. Tout cela n’est ni très charitable, ni très moral du point de vue de la morale ordinaire. Le titre est Stolen Face, soit le visage volé. Un titre qui en dit plus sur le fond de l’histoire, et le voleur c’est bien le docteur Ritter. Il vole aussi bien le visage d’Alice qu’il vole l’âme de Lily.
La police vient voir Ritter pour le vol d’une broche
Sans être extraordinaire, la réalisation est plutôt bonne. Certes c’est un film sans trop de moyens, et donc il y a une multiplication des gros plans. Mais dès qu’il le peut, Fisher revient vers des plans d’ensemble, aussi bien quand Alice enflamme l’auberge où elle est descendue en jouant du piano, que quand Lily entraine Ritter dans un cabaret où on peut danser sur une musique de jazz. L’arrestation de Lily qui vient de voler un manteau de fourrure est filmée en extérieur avec une belle profondeur de champ. La poursuite du train par Alice est aussi bien rythmée, et la mort de Lily qui tombe du train est parfaitement angoissante. La photographie donne du relief à l’ensemble, les contrastes du noir et blanc sont bien maitrisés.
L’inspecteur des magasins arrête Lily qui a volé un manteau de fourrure
Paul Henreid est le pivot d’une distribution assez discutable, il est de bout en bout à l’écran. Dans le rôle de Ritter il reste cependant un peu triste, et c’est vrai qu’il a beaucoup vieilli depuis Casablanca. Assez peu séducteur, on se demande comment la belle Alice peut tomber amoureuse de lui ! Il est assez mou, peu réactif face à Lily qui le provoque en permanence. Lizabeth Scott tient les deux rôles, Alice et Lily, mais on ne voit pas trop de différence entre les deux ! Elle a l’air assez indifférente, manifestant très peu d’émotion, même quand elle est danger. Comme Henreid, elle se trouvait en disgrâce à Hollywood. Mais enfin elle a de la présence. Le trio est complété par le toujours très bon André Morell dans le rôle de David, celui qui’ s’efface avec élégance de la vie d’Alice.
Alice revient voir Ritter après sa tournée
Le reste de la distribution est typiquement britannique. Mary Mackenzie qui interprète Lily avant son opération est tout à fait intéressante, même si par nature son rôle est assez bref. Et puis nous avons dans un rôle assez secondaire John Wood qui incarne l’assistant dévoué du professeur Ritter. Il est assez compassé, mais c’est ce qui convient tout à fait à un personnage qui passe son temps à mettre en garde le professeur contre ses tocades, lui demandant de s’abriter derrière un conformisme de classe. Le film est un peu court, à peine un heure quatorze, on aurait aimé que le milieu d’origine de Lily, notamment le fameux Pete avec qui elle semble avoir une liaison extra-conjugale, soit un peu plus développé.
Lily a donné une fête chez Ritter
Le film a été un succès commercial, mais très critiqué par la presse spécialisée. Ce film doit être réhabilité. Essentiellement parce qu’à l’époque on s’est attardé seulement au message immédiat et explicite, oubliant trop souvent ce que les images donnaient à voir au-delà de la leçon de morale ordinaire. Il est d’autant plus intéressant qu’il annonce l’orientation future de Terence Fisher vers le film gothique qui remettra en question les apports de la science et de son arrogance.
Lily a compris que son mari s’est inspiré d’Alice pour refaire son visage
Lily complètement ivre tombe du train
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/les-passagers-de-la-nuit-dark-passage-delmer-daves-1947-a125685028
[2] http://alexandreclement.eklablog.com/les-yeux-sans-visage-georges-franju-1960-a128163102
[3] http://alexandreclement.eklablog.com/pas-de-printemps-pour-marnie-marnie-alfred-hitchcock-1964-a125901776