9 Juillet 2024
Marcel Pagliero était un homme à tout faire du cinéma. Franco-italien, né à Londres, il travailla sur les scripts de Roberto Rossellini, et l’influence du néoréalisme au développement duquel il a contribué, est évidente sur ses réalisations. Néoréalisme ne veut pourtant pas dire sans charme et sans poésie, mais cette forme part de situations matérielles plus ou moins difficiles, pour aller vers la réaction des individus qui les subissent. Ce qui tend à faire émerger une culture et des normes différentes de celles de la bourgeoisie. Pagliero était aussi acteur et producteur J’ai parlé déjà avec enthousiasme de son film Un homme marche dans la ville[1]. Son père était italien et sa mère française, né à Londres, il naviguait facilement entre l’Italie et la France, mais il n’a guère tourné cependant. Autrement dit il passait de la brume du Nord au soleil du Sud. Ici il va se saisir du milieu humide et glacé des mariniers qui, à l’époque, possédait une certaine aura teintée de poésie. Jean Vigo s’en servira dans le superbe film L’Atalante pour en faire une ode à l’amour et à la liberté. Dans la culture des années cinquante, il est souvent le décor de romans noirs, par exemple chez John Amila, Motus, publié en 1953 à la Série noire. C’est un milieu considéré comme à part, un peu mystérieux. Mais bientôt les péniches vont être délaissées, reléguées au rang de symbole poétique du passé. Au fur et à mesure que le transport routier va se développer, les péniches disparaitront presque totalement. En effet le transport par péniche est peu onéreux, mais il a le désavantage d’être beaucoup plus lent. Cet aspect économique donne aux mariniers en voie de disparition un coup de nostalgie. Contrairement au film de Jean Vigo, celui-ci regarde l’envers du décor, c’est-à-dire la misère qui se cache derrière les images. Le scénario n’est pas de Pagliero, mais de Jacques Dopagne et de Robert Scipion, ce dernier ayant été par le passé militant des Croix de feu, donc se trimbalant un passé de collaborateur. Mais par la suite il virera à gauche, allant même jusqu’à signer le Manifeste des 121 qui réclamait le droit à l’insoumission au moment de la guerre d’Algérie. Ici le propos n’est pas de chanter les louanges des péniches .
Jean Michaut annonce à sa mère que les assureurs lui interdisent de naviguer
Jean Michaut et sa mère doivent subir le contrôle des assurances qui refusent de couvrir le risque de leur péniche en bois qui est en mauvais état. Mais si la péniche ne peut naviguer, Jean ne pourra pas avoir de fret et ne pourra pas avoir l’argent pour la réparer. Il se retrouve contraint de ranger sa péniche au Brasmort, un lieu sur la Seine, une sorte de cimetière de péniches. Jean ne sait pas quoi faire pour trouver une solution. De son coté, sa cousine, Monique doit se marier bientôt avec Robert Girard, le fils d’une veuve très riche qui gère le fret sur la Seine, donc qui distribue le travail aux mariniers. Monique Levers est un peu en bisbille avec son père, qui est aussi l’oncle de Jean, qui ne rêve que de voir son entreprise grandir. Il s’appuie pour cela sur les relations extra-conjugales qu’il entretient avec la veuve Girard. Celle-ci et Levers sont détestés des mariniers qui se sentent exploités par eux. Quand ils se rencontrent, Jean a une prise de bec avec Robert Girard qu’il accuse d’affamer les mariniers. Monique assiste à cette dispute qui la rend perplexe. A la bourse du fret, les meilleurs lots sont trustés par les plus riches, notamment Levers et ses amis. Jean qui traine dans le coin va tenter de s’associer avec un marinier qui peut naviguer mais qui ne trouve pas de chargement, alors qu’il a trois gosses en bas âge à nourrir et que sa femme en attend un quatrième. Nestor qui vit avec Maguy, a lui aussi des problèmes. Il doit changer d’hélice sur sa péniche. Mais il n’a pas d’argent. Il demande à la veuve Girard de lui avancer un peu de liquide, mais celle-ci, alliée à Levers, lui propose de lui racheter sa péniche, Levers lui promettant de le garder comme patron sur le bateau, s’il signe un acte de vente qu’il a préparé et que Nestor emporte avec lui sans se décider tout à fait.
La Marie va etre remorquée jusqu’au Brasmort, un cimetière de péniches
Jean est dégouté, il dissuade Nestor de céder à ce chantage odieux et il déchire l’acte de vente. Ils vont chercher une autre solution. Jean retrouve alors Monique et se rapproche d’elle. Ils se connaissent en effet depuis l’enfance, et c’est seulement une différence de classe sociale qui les a empêchés jusqu’ici de s’aimer. Mais cette fois ils se rapprochent et finissent par coucher ensemble. Peu après Jean et Nestor vont voler une hélice sur une péniche à l’abandon sur le Brasmort. Ils la réparent laborieusement et ainsi Nestor pourra travailler. Jean sait où trouver du fret, mais il sait qu’il doit faire vite et avancer rapidement avec Nestor avant que Levers ne les rattrape et fasse saisir la péniche. De son coté, Monique a annoncé qu’elle rompt définitivement ses fiançailles avec Robert au grand dam de Levers qui la gifle. Une course s’engage et les amis de Jean vont l’aider à freiner la navigation de Levers qui possède la péniche la plus rapide. Le soir, après avoir trop bu, Nestor se retrouve au quart, et Jean reste sur la péniche avec Maguy qui lui fait du charme et à laquelle il cède. Le lendemain la course reprend, mais alors que Levers revient sur le bateau de Nestor, Monique va les aider en noyant le moteur de la péniche de son père avec de l’eau. Jean va gagner, bientôt il est rejoint par Nestor qui a été libéré. Levers ne désarme pas. Il veut maintenant faire saisir la péniche de la mère de Jean, et il arrive avec un huissier. Mais sa sœur se jette à l’eau et tente de se suicider. Elle est sauvée par Levers qui comprend qu’il a été bien trop loin et qui abandonne sa volonté de s’approprier de nouvelles péniches, comme celle d’obliger sa fille à se marier avec le fils de la riche veuve. Monique qui un moment a douté des intentions de Jean à son endroit retourne vers lui.
Robert est venu chercher Monique sur la péniche de Levers
C’est donc l’histoire d’une lutte entre les riches et les pauvres. D’un coté Levers et la veuve Girard qui ne rêvent que de s’agrandir sans limite et de dominer le bassin, et de l’autre les mariniers qui cherchent seulement à continuer à travailler pour faire bouillir la marmite. Là-dessus va se greffer une histoire d’amour entre une jeune fille riche et de bonne famille, mais révoltée contre son père et ses manigances, et un jeune homme pauvre à qui rien ne semble réussir. Contrairement à ce qu’on peut lire ici et là, ce film parle bien de la lutte des classes, même si ce n’est pas à la manière des militants, et il se range bien sûr du côté de Jean et des mariniers. C’est le sens de l’histoire ! La classe des riches représentée par la veuve Girard et par Levers qui est un transfuge de classe et que sa femme méprise, n’a qu’un seul objectif, devenir maitre de la Seine et des mariniers pour accroitre encore ses profits en accumulant des péniches. Derrière cette opposition, il y en a une autre, celle de deux modes de vie différents, d’un côté les mariniers qui se contentent de peu, la famille, le bistrot, les amis, de travailler, et de l’autre des ambitions. C’est donc une critique de l’ambition dont il s’agit au premier abord. C’est Monique qui le souligne en abandonnant l’idée de vivre dans une grande et belle maison entourée de domestiques, dès lors qu’elle comprend qu’elle est attirée par Jean. L’idéal est ailleurs. Si son père tente de franchir la ligne qui sépare les pauvres des riches en accumulant des biens et des péniches, Monique franchit la ligne dans l’autre sens, trouvant que la vie bourgeoise est bien fade.
Jean se prend de bec avec Robert Girard
C’est donc à ça que sert la poésie de la vie nomade sur une péniche : à défaire au fil de l’eau les ambitions matérialistes des classes hautes. Les péniches justement n’existent que grâce à l’eau. Elles suivent une pente naturelle et paresseuse loin de l’agitation des villes et de l’industrie, même si les mariniers vivent du fret qui est généré par l’activité industrielle. Ils vivent en fait dans les marges de la vie moderne, presqu’en autarcie. Ils forment une communauté presqu’incestueuse, et bien sûr il y a une ambiguïté dans la description des relations amoureuses entre Jean et Monique qui sont cousins, mais cette ambigüité se retrouve aussi dans les relations entre la veuve Girard et Levers, ou encore entre Jean et Maguy. Tout le monde couche avec tout le monde, tout en restant dans le même milieu. Et c’est d’ailleurs cela le plus étonnant qu’on montre cette dissolution des mœurs en 1951, presque de l’inceste, alors que nous sommes encore à une époque de redressement moral consécutivement à la Libération. L’eau est l’élément dissolvant, et bien entendu, c’est elle qui va détruire les vieilles péniches laissées à l’abandon. Le Brasmort est un cimetière, à l’écart de la vie qui semble s’écouler tranquillement dans le fleuve, c’est là une eau croupissante qui représente la fin de toute chose et la vanité de l’agitation.
Les chargements se décident à la bourse au fret
La plupart des critiques ont abordé ce film uniquement à partir de son aspect presque documentaire. C’est une erreur de lecture, le décor est juste un prétexte à la démonstration, mais ce décor est important, non pas à cause de son caractère un peu insolite – même pour l’époque – mais parce qu’il permet mieux de comprendre les rapports de l’homme au travail et les hiérarchies sociales. Le film a été tourné in situ, à Conflans-Sainte-Honorine. La description de la vie des mariniers est minutieuse, et c’est cela qui donne du corps à l’idée du travail, cette nécessité de gagner sa vie. Tourné en décors naturels, le film met en avant des oppositions sur le plan visuel. D’abord bien sûr l’opposition entre les riches, leur belle maison, leur automobile et les pauvres, leurs habits de mauvaise qualité, les logements étroits à bord des péniches, la fréquentation des bistrots enfumés. Ensuite il y a l’opposition entre les territoires industriels très bruyants et agités où on va charger ou décharger le fret, et le fleuve où on retrouve un calme relatif, un temps qui s’écoule plus lentement que sur la terre ferme, une sorte d’éloignement méditatif. Et puis il y a encore le cimetière des péniches qui est la destinée finale de la vie fluviale.
Jean va s’associer avec un marinier qui a besoin de travail
Les décors, les costumes donnent un parfum d’authenticité. Ce n’est pas pour autant une suite de scènes de genre. C’est bien au-delà du documentaire, on touche à la dureté de la condition humaine à travers la vie des mariniers. La scène qui se passe dans la bourse de fret est saisissante, tant elle montre l’angoisse des mariniers qui sont suspendus à un hypothétique chargement pour assurer leur matérielle. Cette scène, accompagnée des magouilles du rusé Levers, a sans doute servi de modèle à la scène un peu similaire qu’on trouve dans le roman de José Giovanni, Le Haut-Fer[2] qui a été porté à l’écran par Robert Enrico en 1965 où l’affrontement entre d’un côté Laurent et Hector, et de l’autre le riche Therraz mènera à une issue dramatique. Dans l’histoire de José Giovanni c’était une enchère pour les coupes de bois, mais la logique restait la même.
Levers propose à Nestor de lui racheter son bateau
L’ambiance est prolétaire et fait penser à ce qu’on pouvait lire dans les ouvrages de la littérature prolétarienne qui mettent toujours en avant l’amour du métier comme possibilité de souder le peuple contre les puissants qui l’exploite. La péniche et son entretien sont la vie des mariniers. Et quand la péniche de Jean est mise au rencart, c’est la vie de sa mère qui fout le camp. Vouée au chômage, en sus de la pauvreté, elle dépérit, se laisse mourir et quand elle se jette à l’eau c’est une fin logique, le refus d’être totalement dépossédée de ce qui fut sa vie. Ces mariniers ne sont pas mobiles. Ils n’envisagent pas de faire autre chose que ce qu’ils ont toujours fait, entretenant ainsi une tradition très particulière qui est soudée à l’amour du métier.
Jean va se rapprocher de Monique
La manière de filmer met en valeur tout cela : on verra les grues impressionnâtes qui travaillent dans les ports dans un bruit de fer, enfermées dans une sorte de brume malsaine, filmées de loin dans des plans d’ensemble elles dessinent un paysage tout à fait inquiétant. Il y a aussi les longues prises de vue sur les chemins de hallage qui mettent en évidence la puissance des éléments naturels contre lesquels il faut lutter avec patience. La caméra est mobile et utilise la profondeur de champ pour donner toute l’ampleur au décor. Les détails sont cependant soulignés avec des plans rapprochés sur les chemins jonchés de décombres d’objets pourrissants. On admirera la précision dans les gestes des mariniers qui travaillent en marchant en équilibre sur les bords des péniches, ou même quand Nestor et Jean travaillent à réparer l’hélice et remettre en route la péniche
Jean aide Nestor à réparer l’hélice
A l’inverse les lieux de rencontre sont filmés avec des plans très resserrés. C’est aussi bien cas des bistrots enfumés que des cabines de conduite dans les péniches. L’être humain prend ainsi le pas sur la nature et le poids des objets. Les scènes d’intimité sont à peine esquissées, mais elles sont explicites, pas seulement en ce qui concerne le désir sexuel d’ailleurs, mais aussi dans ce qu’elles parlent d’amitié, de solidarité et d’amour. On verra ainsi les mariniers combiner contre Levers, sous la lampe, resserrés autour d’un verre. C’est une des particularités de cette histoire, les plus pauvres ne peuvent exister que dans la solidarité et l’amitié, tandis que les riches comme Levers et la veuve Girard sont protégés par la loi, les huissiers et l’argent. On a droit également à des belles séquences brumeuses où on sent le froid humide vous pénétrer.
Jean incite ses amis à ralentir la péniche de Levers
La distribution est excellente et la direction d’acteurs très maitrisée. En tète nous avons Frank Villard, pour une fois sans moustache, dans le rôle de Jean. Je ne me souviens pas de l’avoir vu meilleur. Il est vrai qu’il est resté très longtemps prisonniers de seconds rôles dans des films assez, peu convaincants. Il est très bon et nous fait regretter qu’il n’ait pas pu faire une meilleure carrière. Ensuite il y a Nicole Courcel dans le rôle de la cousine Monique. Elle est excellente elle aussi, entêtée, opposée à son père, sonnant la révolte contre la famille. Et puis il y a Robert Dalban qui était déjà de la distribution d’Un homme marche dans la ville. Il a un des rares rôles de méchant qu’il aura tenu dans sa très longue carrière. Figure légendaire des seconds rôles du cinéma français, il est ici très présent, ambigu, fourbe, écrasant tous ceux qui se dressent contre lui et ses ambitions. Sans doute un de ses meilleurs rôles avec celui de Laurent dans Un homme marche dans la ville.
Levers n’est pas content, il doit faire la queue à l’écluse
Derrière les seconds rôles sont aussi de grande qualité. Henri Génès interprète aves sa bonhommie habituelle l’ami Nestor qui est affublé d’une femme adultérine. Si Philippe Nicaud n’apporte rien de particulier au rôle de Robert Girard, Mona Goya dans celui de la veuve Girard âpre au gain est tout à fait étonnante, sa diction qui s’explique par sa formation théâtrale ajoute même ce parfum de désinvolture de la haute bourgeoisie. Jacky Flint est Maguy la compagne de Nestor qui aime à séduire les hommes ? et elle aussi, malgré un physique un peu chiffonné est à sa place. Line Noro et Margot Lion respectivement dans les rôles de la femme de Levers et de la mère de Jean, complètent très bien la distribution. Parmi les figurants, il y aura de nombreux emprunts à de réels mariniers pris sur le lieu de tournage de Conflans-Sainte-Honorine.
Jean qui a passé la nuit avec Maguy veut distancer Levers
C’est vraiment un très bon film, peut-être un peu moins prenant qu’Un homme marche dans la ville, car il évite le drame. La photo de Roger Hubert est excellente aussi, avec un noir et blanc très contrasté. La musique de Georges Auric est cependant un peut trop grandiloquente à mon gout, avec parfois des relents d’accordéon bienvenus toutefois. Le film est très original et vaut un peu plus que le déplacement. Le monde des mariniers et la culture qui va avec, c’est un peu de la vieille France coincée entre tradition et désir de modernité.
Monique ne veut plus de Robert comme fiancé, au grand dam de Levers
Coin de mire cinéma qui aime le cinéma à l’ancienne, a eu l’excellente idée de ressortir ce film en Blu ray, dans une version restaurée de grande qualité. Le Blu ray est accompagné de nombreux suppléments, dont des petits films sur les mariniers, avec bande annonce, journal d’actualité d’époque, etc.
Les amis de Jean veulent cacher la péniche sur le Brasmort pour empêcher la saisie
La mère de Jean s’est jetée à l’eau